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LA
SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN HAITI
CHAPITRE
V:
LE RETOUR DU REGIME DEMOCRATIQUE EN HAITI 1.
Réinstallation du régime démocratique 240.
Le 15 octobre, après un exil de trois ans, le Président Jean
Bertrand Aristride est revenu en Haïti pour reprendre le pouvoir.
A son arrivée, au Palais national, il a prononcé, en présence
d'une population qui l'acclamait dans la joie, un discours dans lequel il
remerciait de leur collaboration les forces étrangères et demandait de
mettre fin à tout type de violence. « Vengeance,
non; Violence, non; Réconciliation, oui », dit-il. 241.
Le même jour, le Conseil de sécurité des Nations Unies a confirmé
la Résolution 944/94 du 29 septembre qui levait l'embargo économique
et les autres mesures coercitives qu'il avait été imposée.
De même, l'OEA a levé les sanctions qu'elle appliquait depuis le 11 octobre. 242.
Quelques jours après la réinstallation du Président Aristide, des
mesures importantes furent prises pour la reconstruction du pays.
Le Sénat haïtien a approuvé un projet de loi sur le démantèlement
des groupes paramilitaires, qui interdisait l'existence et le fonctionnement
d'organisations armées, à l'exception de celles prévues par la
Constitution. 243.
Le 24 octobre, le Président Aristide a nommé Premier Ministre
M. Smarck Michel, homme d'affaires et l'un de ses proches
collaborateurs, qui avait été Ministre du commerce et de l'industrie
durant le Gouvernement Aristide, en 1991.
Dans sa déclaration de politique générale devant le Parlement haïtien,
M. Michel affirma que les trois principes de son Gouvernement serait:
«la démocratie, la justice et la tolérance». 244.
Dans le cadre de son programme politique, le Président Aristide a
rencontré les dirigeants de tous les partis politiques du pays afin de
fixer le calendrier des élections législatives de décembre.
Bien que, au début, le Président Aristide ait favorisé la création
d'un Conseil électoral provisoire, la majorité des dirigeants qui participèrent
à la rencontre convinrent de constituer un Conseil électoral permanent, ce
qui sous-entendait le renvoi des élections afin de remplir les conditions
constitutionnelles qu'exigeait l'approbation de diverses lois.
Enfin, pour essayer d'aboutir à un compromis, il fut convenu de
nommer un Conseil électoral provisoire qui se chargerait d'organiser les élections
législatives de 1995. 245.
Le Conseil électoral provisoire constitué le 20 décembre
comptait neuf membres, dont trois choisis par l'Exécutif, trois par le
Tribunal de cassation et trois par le Parlement. 246.
A la fin décembre, le Secrétaire général de l'OEA, le Dr. César
Gaviria, a soumis au Gouvenement d'Haïti une proposition de l'OEA visant à
apporter une aide immédiate à ce gouvernement et comportant des mesures précises
de coopération, aussi bien immédiates qu'à cours et moyen termes, visant
à apporter une aide dans les domaines suivants:
gouvernance, droits de l'homme, élections, développement de la
capacité institutionnelle et renforcement de la démocratie. 2. La situation des droits de
l'homme sous le régime du Président Aristide 247.
Le retour du Président Jean-Bertrand Aristide a marqué une série
de changements fondamentaux en Haïti, surtout à propos de la situation des
droits de l'homme. Neuf jours
après la réinstallation du Gouvernement démocratique, la Commission a
effectué une visite d'observation dans le pays, où elle a pu constater un
changement particulièrement perceptible qui faisait contraste avec la
situation qu'elle avait observée durant sa visite précédente, en mai 1994.
Le départ du régime dictatorial a mis fin au climat général de
terreur et de violations qui existait en Haïti.
A Port-au-Prince et dans quelques zones urbaines importantes, la
population jouit désormais de toute liberté pour exprimer son appui au régime
constitutionnel. Elle a retrouvé
les libertés d'expression, de presse et d'association.
La Commission a également observé une reprise de l'activité
politique dans beaucoup de régions du pays. 248.
Malgré les progrès importants enregistrés durant la visite de la
Commission, du 24 au 27 octobre 1994, il persiste de graves problèmes
hérités de la dictature militaire. Une
des tâches les plus difficiles de la transition vers une société civile
à culture constitutionnelle est le désarmement des groupes paramilitaires.
La dictature militaire avait armé des groupes paramilitaires qui
furent responsables de nombreuses violations des droits de l'homme.
Durant les semaines qui ont précédé l'arrivée de la force
multinationale, la dictature militaire avait publiquement déclaré qu'elle
se proposait de distribuer des armes aux forces irrégulières.
Jusqu'à maintenant, la force multinationale a réquisitionné ce qui
semble être un volume relativement réduit d'armes; on parle d'armes
occultes qui n'auraient pas été encore trouvées. 249.
Selon les informations fournies à la Commission, la force
multinationale a détruit l'armement lourd de l'armée haïtienne qui avait
servi au coup d'état de 1991. Néanmoins,
les armes et l'appareil de la dictature restent des éléments critiques
dans certaines régions du pays où la force multinationale n'a pas encore
pu établir sa présence. Durant
sa dernière visite, en octobre 1994, la Commission a obtenu des
preuves de la persistance de l'état d'insécurité dans les régions de
l'Artibonite, de Jacmel, de Petit-Goâve et de Desdunes, pour ne donner que
quelques exemples. L'une des manifestations de l'insécurité est le « marronage »
ainsi que la persistance du déplacement de personnes.
Dans certains Départements, les chefs de section continuent à opérer,
bien qu'ils aient participé à des violations des droits de l'homme. 250.
Les personnes qui ont été entendues par la Commission durant sa
visite in loco et qui représentent une vaste gamme de positions et
d'opinions ont déclaré que le désarmement des groupes paramilitaires est
une mesure essentielle et le préalable du rétablissement d'une société
civile fondée sur la primauté du droit. 251.
Deux des problèmes les plus graves d'Haïti sont l'absence d'une
police légitime et un système judiciaire adéquat et efficace.
La Commission a déclaré à ce propos que:
«L'ordre public repose sur la présence de la Force multinationale. Bien que la modération et l'esprit de civisme dont le peuple
haïtien a fait preuve aient été jusqu'ici exemplaires, la force
multinationale s'est vue parfois contrainte de jouer un rôle politique en
présence de situations graves et urgentes.
Il s'est également créé une situation anormale du fait que des «attachés»
et «macoutes» bien connus ont été arrêtés par la force multilatérale
et remis à la police haïtienne, qui les a ensuite relâchés.
En conséquence, le système n'a pas encore pu fonctionner de manière
à permettre la détention de ceux qui avaient participé à des délits
internationaux et à des crimes contre l'humanité». 252.
Durant son séjour en Haïti, la Commission a appris avec
satisfaction qu'on avait l'intention de créer une Académie de police pour
former les cadres professionnels. Néanmoins,
elle a remarqué qu'on avait immédiatement besoin d'une police et d'un système
judiciaire indépendant et efficace. Il
était en effet essentiel que, outre les engagements de construire des
institutions permanentes et de créer une police neutre, on puisse déployer
immédiatement une force provisoire. Celle-ci
devrait posséder la légitimité et répondre aux besoins de la population
en matière d'ordre public. De
même, la Commission a indiqué que le Gouvernement haïtien devrait
appliquer les critères les plus rigoureux à propos du choix du personnel
de la police. Il reste
sous-entendu que, dans un système constitutionnel, la police doit être
subordonnée à l'autorité civile. 253.
A la fin décembre, les forces de la sécurité publique intérimaire
qui ont été formées par le Programme d'assistance en matière de
formation internationale pour les enquêtes criminelles (ICITAP), dans le
cadre d'un accord bilatéral entre Haïti et les Etats-Unis, ont choisi
environ 3.000 hommes. 254.
Ce personnel a été choisi parmi les FADH par un Comité haïtien
composé de quatre colonels, sous la présidence du nouveau Commandant en
chef des forces armées, le Général Bernardin Poisson.
Les modalités de classification ont été mises en doute par
certaines organisations populaires, telles que « Justice et Paix »,
à Gonaïves, qui demandaient que l'on n'accepte pas les personnes qui
avaient violé les droits de l'homme. Par
ailleurs, on a également élevé des critiques du fait qu'on ne donnait pas
aux militaires refusés la possibilité de se défendre. 255.
Le Président Aristide a placé les Forces de sécurité publique
provisoires sous le commandement d'une Commission de trois membres dirigée
par le Major Dany Toussaint, qui relève du Ministre de la justice.
Les Forces intérimaires ont été déployées dans 10 villes en
sus de Port-au-Prince et se sont rendues dans plus de 120 localités. Néanmoins, dans certaines zones du Nord et du Sud-Est, elles
n'ont pas encore été déployées. Par
la suite, la loi portant création de la police civile a été promulguée
le 23 décembre 1994. 256.
De même, malgré le fait que l'on ait commencé à appliquer des
plans de restructuration du pouvoir judiciaire, il était urgent d'avoir des
programmes de formation pour mettre en place un système judiciaire
provisoire. De cette façon, on
pouvait donner la priorité aux droits de l'homme, à l'intégrité des
personnes et au respect du Gouvernement constitutionnel et de la justice. 257.
La Commission a indiqué qu'il était indispensable de savoir
exactement ce qui s'était passé durant la dictature militaire et, en
particulier, de disposer des détails au sujet des violations des droits de
l'homme qui avaient été commises contre le peuple haïtien, de façon que
Haïti puisse reconstruire sa société et son gouvernement.
La Commission interaméricaine des droits de l'homme et la Cour
interaméricaine des droits de l'homme ont affirmé que, dans les cas de
violations des droits de l'homme, le Gouvernement a pour obligation d'enquêter,
de définir les responsabilités et de publier ses conclusions.
L'absence de procédures juridiques permettant d'exécuter cette tâche
constitue non seulement une violation de la Convention américaine, mais
représente également un grave obstacle empêchant que se cicatrisent les
blessures de la société grâce à la vérité et à la réconciliation.
Il existe beaucoup de modèles, aussi bien nationaux
qu'internationaux permettant de satisfaire cette obligation, mais la
Commission n'en propose aucun en particulier.
La Commission a néanmoins rappelé que les enquêtes sur les
violations de droits de l'homme étaient une responsabilité à laquelle on
ne peut renoncer. 258.
La Commission a indiqué qu'elle espérait que le Gouvernement haïtien
se hâterait de constituer par la loi un Comité national de compensation
composé d'éminents juristes haïtiens pour recevoir les plaintes des Haïtiens
dont les droits avaient été violés.
Des dénonciations affirmeront que certains sujets ont été étroitement
liés à l'armée et se sont appropriés illégalement des biens de propriété
privée, droit que protège également la Convention américaine.
C'est pourquoi, il convient d'entendre dès que possible les dénonciations
et de fixer les compensations auxquelles elles donnent lieu.
La Commission a observé que tout comité nouveau, ainsi que le système
judiciaire qui sera mis en place, devaient employer le créole comme langue
de travail. 259.
Le 22 novembre 1994, la Mission civile de l'OEA/ONU a publié un
communiqué annonçant qu'elle avait repris ses activités le 26 octobre
et faisant savoir qu'en moins d'un mois, 800 personnes s'étaient présentées
devant elle pour porter témoignage au sujet de violations des droits de
l'homme ou demander une aide médicale ou juridique.
La Mission a fait observer que les informations recueillies
montraient que la situation des droits de l'homme s'était considérablement
améliorée et que de nombreux déplacés internes, qui s'étaient vus
contraints par la répression et le climat d'insécurité à abandonner leur
foyer, y revenaient petit à petit. Les
secteurs qui avaient pâti du coup d'état réclamaient la mise en jugement
des auteurs des violations des droits de l'homme. 260.
La mission civile a également indiqué que, malgré la présence de
la force multinationale, une certaine violence politique avait persisté
jusqu'à la fin octobre 1994. Sans
avoir disparu complètement, les incidents violents ont diminué depuis
lors. La Mission a également
recueilli des témoignages concernant des actes de violence commis par les
partisans du Président de la République contre des members des forces armées
d'Haïti, de la FRAPH et des « attachés », en particulier
durant la semaine qui a suivi le retour du Président.
La Mission a également eu connaissance de cas d'incendie, de pillage
et de destruction de maisons et de magasins.
Les autorités constitutionnelles ont réagi rapidement à ces actes,
les ont dénoncés, ont pris les mesures imposées par les circonstances et
ont recommandé la réconciliation. 261.
La CIDH a été informée de récentes violations des droits de
l'homme, en particulier l'assassinat de quatre personnes à Carrefour
Rocher, Chenot, section communale de Marchand Dessalines, le 9 octobre 1994.
Des groupements des droits de l'homme ont fait savoir que le chef de
section, Paul Onondieu avait ouvert le feu contre des manifestants en faveur
d'Aristide, blessant diverses personnes qui ont été achevées ensuite à
coups de machette. La
Commission a été également informée de la mort ultérieure d'un attaché
pour se venger de ces événements. 262.
Plus tard, trois civils et deux soldats haïtiens sont morts durant
une confrontation qui eut lieu le 12 octobre à Montagne Terrible,
section communale de Saut d'Eau. La
Commission a été informée que les deux soldats, originaires de Saut
d'Eau, Sémélis Louisant et Jean-Colin Anténor, avaient arrêté divers
sympathisants d'Aristide quand ils se sont trouvés en présence d'une foule
hostile. Les soldats furent
assassinés par la foule après avoir tiré des coups de feu qui avaient
blessé deux personnes connues sous le nom de Ti Bien et San Fanmi. 263.
A Anse d'Hainault, le 15 octobre, des soldats haïtiens sous les
ordres du Lieutenant Lom ont ouvert le feu contre des manifestants en faveur
d'Aristide, tuant Brunache Klarenase, un jeune de 15 ans.
De même, le lieutenant Pierre Joseph Mesadieu, commandant du poste
de l'armée de Cabaret, a ouvert le feu le même jour contre une foule de
manifestants en faveur d'Aristide, tuant Jean Smith, 22 ans et blessant un
jeune de 15 ans. 264.
Le deuxième député maire de Mirebalais, Cadet Damzal, fut assassiné
durant la nuit du 4 novembre. Son
cadavre décapité fut découvert le lendemain dans un ruisseau des
alentours du village. Jusqu'ici, malgré les enquêtes effectuées par la Force
multinationale, il n'a pas été possible de trouver les responsables.
Cadet Damzal représentait la FNCD, coalition électorale d'Aristide
et avait récemment aidé les victimes des abus à entamer des démarches
pour obtenir compensation. 265.
Des informations récentes indiquent qu'il se commet à
Port-au-Prince presqu'un assassinat par jour.
Des groupes non identifiés obtiennent par extorsion des biens et de
l'argent de commerçants locaux tandis que d'autres groupes criminels érigent
des barricades sur les routes pour arrêter les véhicules et dépouiller
les passagers. 266.
Dans l'intérieur du pays, il y a en moyenne une ou deux victimes de
la violence par jour. Dans
certains Départements, la Commission a été informée d'abus persistants
de la part des chefs de section et de l'existence de bandes composées
d'anciens « attachés » ou membres du FRAPH particulièrement
actives dans la région de l'Artibonite.
De vieux conflits de terre sont également cause de violence. 267.
Jusqu'à l'incident du 12 janvier 1995, dans lequel deux
membres des forces spéciales des Etats-Unis ont été attaqués sur une
barricade aux Gonaïves et l'un d'entre eux a trouvé la mort, tout comme
l'un des agresseurs, il n'y avait pratiquement pas eu d'incidents contre le
personnel international depuis le 24 septembre 1994, date de la
confrontation entre la Force multinationale et la FADH au Cap-Haïtien. 268.
Le rapport du Secrétaire général de l'ONU, M. Boutros Ghali,
en date du 17 janvier 1995, déclare que «la sécurité relative
dont jouit actuellement le peuple haïtien est très fragile»; à propos
des actes de violence qui sont commis en Haïti il déclare ce qui suit:
«Bien que rien ne prouve que ces actes criminels aient la moindre
motivation politique, ils sont souvent commis par des groupes munis d'armes
de gros calibre, y compris des armes automatiques, qui révèlent un lien
probable avec les anciens réseaux paramilitaires.
Quelles que soient les motivations, ces actes de violence affectent
la sécurité et pourraient exercer un effet déstabilisateur s'ils ne sont
pas maîtrisés»[1]. 269.
L'un des problèmes les plus graves hérités de la dictature
militaire par le Gouvernement constitutionnel d'Haïti concerne le système
judiciaire. L'incapacité et le
manque d'efficacité chronique de l'administration de la justice se sont
aggravés durant les trois années du gouvernement illégal des militaires
qui ont renversé le Président Jean-Bertrand Aristide en 1991, qui ont été
caractérisés par une répression systématique et par la main-mise sur les
institutions judiciaires. 270.
Parmi les objectifs prioritaires du Gouvernement démocratique, appuyé
par la communauté internationale, figure le rétablissement de la paix
sociale et de l'ordre public; afin de protéger véritablement les droits
des citoyens, il est nécessaire de réaliser le plus rapidement possible
une réforme substantielle du système judiciaire qui assure que tous les
coupables d'actes criminels soient traduits en justice. 271.
La Commission a observé de façon permanente la situation des droits
de l'homme en Haïti et a constaté que, parmi les droits violés dans ce
pays, le droit à la justice et le droit aux formes et garanties de procédures
revêtent une importance fondamentale, étant donné que les victimes des
violations dont il a été question au chapitre précédent n'ont pas trouvé
d'instance judiciaire qui leur permette de revendiquer ces garanties.
De cette façon, les militaires et leurs auxiliaires ont pu
exercer en toute impunité une répression violente sur la population. 272.
S'il est vrai que la Constitution haïtienne et certains textes légaux
établissent le respect des garanties individuelles, la pratique a été
bien différente. Divers
obstacles d'ordre économique ou politique ont empêché le système
judiciaire de fonctionner de façon juste et égalitaire.
Le manque d'indépendance du pouvoir judiciaire et le contrôle exercé
par des militaires sur les juges, leur présence dans les tribunaux et leur
intervention permanente dans les procédures judiciaires ont exercé une
pression constante qui empêchait toute initiative de jugement contre les
membres des forces armées, les groupes paramilitaires ou simplement les
partisans du régime illégal de facto. 273.
A maintes reprises, les juges ont refusé d'instruire des procédures
judiciaires par crainte de représailles des militaires, qui les menaçaient
de mort, eux ou leurs amis ou les faisaient démissionner.
A plusieurs occasions, certains juges furent assassinés, d'autres
arrêtés ou battus, ce qui encourageait le « marronage » parmi
les membres du pouvoir judiciaire. Dans
les rares cas où les juges ordonnaient une enquête ou détenaient le
coupable présumé, les militaires ou les policiers n'ont tout simplement
pas effectué les démarches; bien au contraire, ils terrorisaient la
famille de la victime pour qu'elle cesse de vouloir recourir à la justice. 274.
En fait, le problème de l'absence d'un système judiciaire efficace
est étroitement lié à l'absence d'une institution de police indépendante
qui puisse donner confiance à la population et faire exécuter les décisions
judiciaires. A partir du coup
d'état de 1991, le système judiciaire a été dirigé par les militaires
qui ont installé la majorité des juges de paix et des fonctionnaires de la
justice, y compris le personnel administratif et quasi judiciaire composé
des chefs de section. En
particulier, les chefs de section qui opéraient au niveau des communautés
en milieu rural (où vit 75 % de la population haïtienne) se sont
attribués des pouvoirs qui vont bien au-delà des limites de leur mandat et
ont pratiquement créé leur propre système de gouvernement local en
remplissant des fonctions de police, de ministère public et de juge et en
instituant des pratiques de collecte illégale d'impôts auprès de la
population. 275.
Le problème économique est un autre facteur qui s'ajoute au mauvais
fonctionnement de la justice. Le
manque de moyens matériels et financiers a aidé à faire obstacle à
l'exercice de la justice: la majorité des tribunaux ne disposent pas du matériel de
base leur permettant d'effectuer leur travail, par exemple de textes de
lois, de papier pour constituer un dossier, de téléphone, etc. Par ailleurs, les bas salaires des juges et fonctionnaires de
la justice expliquent l'ampleur du problème de la corruption qui existe
dans le système judiciaire. 276.
Un autre problème du pouvoir judiciaire est l'absence de juridicité
dans la façon dont s'administre la justice.
Ceci est dû au fait que la majorité des juges et fonctionnaires de
la justice n'ont pas reçu une véritable formation juridique et que leur
nomination répond à des facteurs politiques ou à leur position dans la
société. C'est ce qui
explique pourquoi le système judiciaire haïtien se compare à un marché où
tout est à vendre et tout est à acheter; il faut payer pour éviter d'être
mis en prison ou pour en sortir; ou pour envoyer quelqu'un en prison et
s'assurer qu'il y reste indéfiniment. 277.
L'absence de professionnalisme dans le choix et la formation des
membres du pouvoir judiciaire, conjuguée à la corruption qui y règne, a
pour résultat non seulement la mauvaise application des lois, mais aussi
une application contraire à la Constitution haïtienne.
Les juges peu nombreux qui respectent encore une morale
professionnelle le font au risque des conséquences qui en découlent. 278.
Dans l'état actuel des choses, il n'existe pas d'instance judiciaire
qui donne à la population haïtienne confiance pour résoudre ses différends,
qu'ils soient d'ordre civil ou pénal.
Le manque de crédibilité du pouvoir judiciaire a conduit parfois
les haïtiens à prendre la justice dans leurs mains; néanmoins, ces
actions furent violemment réprimées par les Forces armées. 279.
Avec le retour du Gouvernement démocratique, on a mis en place des
plans et programmes pour restructurer le pouvoir judiciaire; néanmoins, il
est urgent de disposer de programmes de formation permettant de mettre en
place un système judiciaire provisoire qui puisse faire front aux problèmes
actuels de la population tandis que s'exécute la réforme du pouvoir
judiciaire et qu'on crée une nouvelle police au service de la loi. 280.
La Commission interaméricaine des droits de l'homme estime que, pour
exécuter une véritable réforme du système judiciaire, il est
indispensable de mettre l'accent sur la capacité juridique et morale des
membres du système, leur attachement aux
droits de l'homme et leur appui au régime démocratique.
Le soutien financier de la communauté internationale est absolument
essentiel pour réaliser cette tâche importante; certains pays, comme les
Etats-Unis, la France et le Canada, aux côtés de l'ONU et de l'OEA, ont déclaré
s'intéresser à aider à la reconstruction des instructions juridiques d'Haïti. 281.
Dans le cadre des activités de défense et de promotion des droits
de l'homme que réalise la Commission figure l'observation de ces droits
dans les centres pénitenciers. Chaque
fois que la Commission a effectué une visite en Haïti, après le coup d'état,
elle a inspecté la situation des prisons et examiné le statut juridique
des prisonniers, sauf en mai 1994, quand les militaires ne l'ont pas
autorisée à pénétrer dans un centre de détention quelconque. 282.
Durant ces visites, la Commission a observé que les procédures et
les conditions de détention violaient les normes prévues par le droit
interne et international. Bien
qu'il existe 15 prisons en Haïti, beaucoup passaient tout leur
emprisonnement dans des casernes, des postes militaires.
Dans son rapport portant sur l'année 1993, la Commission a déclaré: «De nombreuses personnes sont détenues illégalement et
emprisonnées pendant longtemps, parfois jusqu'à deux ans.
Les conditions de détention dans les prisons administrées par les
Forces armées d'Haïti restent extrêmement mauvaises.
Les membres de la CIDH qui se sont rendus dans certaines prisons ont
observé l'entassement des prisonniers, qui portaient des symptômes de
malnutrition. Ils ont également
constaté que les gardes les soumettaient à des mauvais traitements et à
des sévices»[2]. 283.
Durant sa visite in loco place d'octobre 1994, la
Commission s'est rendue au Centre pénitencier national de Port-au-Prince et
dans les prisons des villes de Saint-Marc et des Gonaïves, où elle a
rencontré les fonctionnaires responsables de ces centres de détention et
s'est entretenue en privé avec les prisonniers.
Elle a recueilli directement des informations sur la situation
juridique et les conditions d'hygiène et de nutrition des personnes
emprisonnées et aussi sur les conditions carcérales en général. 284.
Dans les trois centres de détention où elle s'est rendue le 25 octobre 1994,
la Commission a observé que la Force multinationale exerçait son contrôle
sur les prisons, mais que c'était des members de l'armée haïtienne qui étaient
responsables des prisonniers. A)
Centre pénitencier national 285.
La délégation de la CIDH qui a visité le Centre national pénitencier
de Port-au-Prince s'est entretenue avec le Major Serge Justafort,
responsable de cette prison, qui lui a dit qu'il y avait alors 186 prisonniers
dont 28 % seulement avaient été condamnés.
Il a fait savoir que le 15 octobre, avec l'arrivée du Président
Aristide, 300 prisonniers s'étaient enfuis.
Justafort a déclaré que la majorité des inculpés étaient envoyés
par l'Antigang (Service d'enquêtes) et que le responsable des prisons était
le « Grand quartier général ». 286.
La Commission a pu constater qu'il n'y avait aucune séparation entre
les condamnés et les prisonniers en prison préventive.
Quant aux prisonniers mineurs, le Major Justafort a déclaré que
ceux-ci étaient recueillis par le système social.
Néanmoins, durant sa visite, la Commission a vu un enfant qui disait
avoir 14 ans et être en prison depuis l'âge de 12 ans. 287.
Le Major Justafort a indiqué qu'il n'y avait pas de budget suffisant
pour nourrir les prisonniers, ni pour couvrir les dépenses de santé,
raison pour laquelle les prisonniers ne recevaient pas de soins médicaux.
Il a ajouté que le personnel responsable de la prison changeait
constamment, ce qui entraînait l'instabilité de l'administration. 288.
La Commission a demandé quelles étaient les mesures disciplinaires
appliquées dans la prison; on lui a répondu que la mesure le plus souvent
employée consistait à garder les prisonniers dans leurs cellules pendant
toute la journée et à suspendre les visites.
Dans des cas extrêmes, on les mettait dans un cachot. 289.
La Commission s'est entretenue avec trois groupes de prisonniers:
les femmes, les militaires et les condamnés ordinaires.
Les trois groupes étaient logés dans un vieux bâtiment, dans des
sections différentes aux conditions insalubres.
Les inculpés des trois groupes ont tous dénoncé les éléments
suivants: manque de nourriture,
puisqu'ils ne recevaient des aliments qu'une fois par jour et que fréquemment,
les gardes volaient ce que les familles leur apportaient; 2) le manque
d'hygiène, puisque la seule source d'eau était un réservoir situé dans
la cour qui servait à boire, à se laver et à laver le linge; 3) l'absence
de soins médicaux fit également l'objet d'une plainte générale et 4) enfin,
tous se sont plaints du fait de ne pas pouvoir voir les membres de leurs
familles car, à la suite de l'évasion du 15 octobre 1994, les
visites avaient été suspendues. 290.
Près de 90 % des prisonniers ont déclaré ne pas avoir été
condamnés. Une grande partie d'entre eux avaient été arrêtés six
mois auparavant et certains avaient fait jusqu'à 22 mois de prison
sans avoir fait l'objet d'une décision judiciaire.
Les prisonniers militaires ont déclaré avoir été accusés de désertion,
d'indiscipline ou de crime politique et demandaient pour tous un pardon présidentiel. B)
Prisons des Gonaïves et de Saint Marc 291.
A propos des prisons des Gonaïves et de Saint Marc, la Commission a
constaté que les prisonniers étaient entassés dans des cellules
insalubres, mal aérées, avec une absence totale de services d'hygiène.
Les prisonniers étaient âgés de 16 à 63 ans et se trouvaient
la plupart du temps à raison de 20 par cellule de dimension limitée. 292.
La Commission a été avisée par les inculpés eux-mêmes que
ceux-ci ne recevaient aucune nourriture des autorités carcérales.
Certains se sont plaints de ne pas avoir mangé depuis plusieurs
jours. D'autres ont montré leurs corps décharnés tandis que
d'autres encore affirmaient que leurs familles leur apportaient de la
nourriture qu'ils partageaient parfois avec d'autres qui n'avaient rien à
manger. L'eau potable était
rare. 293.
Les prisonniers ne disposaient d'aucun service médical.
La Commission s'est entretenue avec un jeune qui lui a montré sa
main infectée et avec deux autres qui étaient couchés à même le sol et
disaient être malades depuis trois jours sans avoir reçu le moindre
traitement médical. Le Président
de la CIDH a demandé au Commandant de la prison de faire examiner les
malades et de les conduire à l'hôpital.
Il a présenté une demande analogue à propos du manque
d'alimentation des prisonniers. 294.
Par ailleurs, la Commission a observé que les visites familiales étaient
permises et que rien ne prouvait que les femmes et les hommes étaient
emprisonnés ensemble. 295.
A son arrivée en Haïti, la Commission a été informée que
diverses prisons du pays avaient été ouvertes et que les prisonniers s'étaient
évadés une semaine avant le rétablissement du régime démocratique.
Lorsqu'elle a visité les centres de détention, la Commission a
constaté que les prisonniers avaient été arrêtés entre le 15 et le 25 octobre
pour délits de droit commun. A
cette date, ils n'avaient pas encore été présentés à un juge. C.
Prisonniers détenus par la Force multinationale 296.
Durant sa visite in loco du mois d'octobre, la Commission a été
informée de l'existence de nombreux prisonniers détenus par la Force
multinationale durant les jours qui ont précédé l'occupation militaire
d'Haïti. La Commission s'est
entretenue avec des responsables militaires de cette institution qui lui ont
fait savoir que, en principe, ils avaient détenu 150 personnes, dont
beaucoup avaient été libérées après enquête et d'autres remises aux
autorités locales. Au moment
de l'entretien, il n'y avait que 37 prisonniers dans un centre de détention proche de
l'aéroport. 297.
La Commission a appris que la Force multinationale avait pour
politique de ne pas se substituer à la police dans les affaires d'internes
d'Haïti, sauf dans les cas qui constituaient une menace contre la Force
multinationale ou lorsqu'il y avait eu délit grave selon les lois haïtiennes.
A ce propos, les règles d'engagement en temps de paix (ROE) qui sont
entrées en vigueur le 21 septembre 1994, durant l'opération
civile-militaire en Haïti, stipulent en particulier ce qui suit:
- Utiliser toute la force nécessaire, jusqu'à et y compris une
force mortelle, pour défendre les Forces et les ressortissants des
Etats-Unis ou les ressortissants étrangers désignés, contre une attaque
ou une menace d'attaque imminente. Lorsque
la force mortelle est employée, atteindre les objectifs avec un tir observé,
en visant de façon délibérée.
- Les civils peuvent être arrêtés s'ils semblent constituer une
menace pour les Forces des Etats-Unis, les personnes protégées, les
installations clés ou les biens désignés comme essentiels à la mission
par la CJTF180. S'il est déterminé
qu'il y a menace, ils seront arrêtés, sinon ils seront libérés.
- Les personnes en train de commettre de graves actes criminels
seront détenues en utilisant un minimum de force jusqu'à et y compris une
force mortelle. Les actes
criminels graves comportent l'homicide, les coups et blessures, le viol,
l'incendie et le vol. Une force
non mortelle est autorisée pour détenir les personnes en train de
commettre un cambriolage ou un vol. Remettre
dès que possible les personnes soupçonnées d'actes criminels graves aux
représentants haïtiens de la police ou à d'autres autorités appropriées
(Traduction non officielle)[3]. 298.
Quant aux conditions des détenus, les avocats de la Force
multinationale ont fait savoir à la Commission qu'en pareil cas, ils
appliquaient les principes internationaux du droit humanitaire que
renferment les Conventions de Genève. Les visites de la famille et des avocats sont permises, tout
comme les visites du Comité international de la Croix rouge.
Ceci fut corroboré par des sources diverses, y compris les familles
de certains détenus. 299.
Enfin la Commission a appris que les détenus seraient mis à la
disposition des autorités judiciaires haïtiennes lorsque le système de
justice pourrait agir de façon adéquate et efficace.
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[3]
Peacetime Rules of Engagement (ROE) in effect during Civil
Military Operations in Haïti.
- Use all necessary force, up to and including deadly force, to
defend US forces, US citizens, or designated foreign nationals against
an attack or threat of imminent attack.
When deadly force is employed, engage targets with observed,
deliberately aimed fire.
- Civilians may be stopped if they appear to be a threat to US
forces, protected persons, key facilities, or property designated
mission-essential by CJTF 180. If
determined to be a threat, they may be further detained, if not, they
will be released.
- Persons observed commiting serious criminal acts will be
detained using minimal force necessary up to and including deadly force.
Serious criminal acts include homicide, aggravated assault, rape,
arson and robbery. Non-lethal
force is authorized to detain persons observed commiting burglary or
larceny. Release persons
suspected of serious criminal acts to haitian law enforcement
officials/other appropriate authorities as soon as possible.
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