LA SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN HAITI
1995

CHAPITRE IV:            LA SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN HAITI

1.       Introduction

99.     Le Chapitre IV expose la situation des droits de l'homme en Haïti du mois de janvier à la fin août 1994.  L'analyse de la situation se fonde principalement sur les informations recueillies durant les visites sur place en Haïti en mai et octobre 1994, sur des témoignages directs et la documentation fournis par des groupements non gouvernementaux, sur des plaintes individuelles et la documentation qui est parvenue au siège de la Commission, et sur les informations fournies par la Mission civile internationale OEA/ONU.

100.    Le présent chapitre brosse un tableau général de la situation des droits de l'homme en Haïti durant la période qui va de janvier à août; il présente des exemples de cas qui montrent le genre de violations que la Commission a observées le plus fréquemment et indique les nouvelles méthodes de répression utilisées par les militaires ou les groupements paramilitaires: massacres des populations rurales; apparition dans les rues de Port-au-Prince de cadavres mutilés et défigurés; violences exercées contre les femmes et viols; et violations des droits des enfants.  La majorité des violations dénoncées à la Commission et décrites dans le présent chapitre concernent des événements qui ont eu lieu sous le régime de la dictature.

2.       La répression

101.    La majorité des violations enregistrées par la Commission concernent des faits commis entre les mois de janvier et septembre 1994 par des agents des forces armées, des groupes paramilitaires et des membres de l'Organisation appellée «Front révolutionnaire pour l'avancement et le progrès d'Haïti» (FRAPH), dont les interventions sont coordonnées avec l'armée et la police.  Malgré les condamnations de la communauté internationale, les rapports critiques sur Haïti présentés par les organismes qui s'occupent de façon permanente des droits de l'homme au sein de l'OEA et de l'ONU, ainsi que les rapports de la Mission civile internationale et l'élargissement des sanctions imposées par l'intermédiaire de l'embargo, les autorités militaires n'ont pas tenu les engagements qu'elles avaient pris au sujet des droits de l'homme.  Bien au contraire, chaque fois qu'il y avait une indication d'expression politique, les militaires ont intensifié la répression contre la population haïtienne.

102.    On estime que 3.000 personnes ont été assassinées depuis le coup d'état du 29 septembre 1991.  En 1993, après la signature de l'Accord de Governors Island, la répression a atteint à des niveaux alarmants quand, encouragée par cet accord, la population a exprimé publiquement son appui au Président Aristide.  Les cas d'arrestations arbitraires, de sévices, de violations illégales de domicile, de confiscation de biens, d'incendies, de disparitions forcées et de tortures se sont multipliés, obligeant les victimes et leur famille à abandonner leur foyer pour vivre dans la clandestinité.  Au milieu de l'année 1994, le Président Aristide a déclaré que le nombre de morts était passé à 5.000.

103.    La répression exercée de façon systématique par les militaires a essayé de détruire tout genre d'organisation, de supprimer le droit d'expression et de mettre un terme à toute activité qui appuyait le régime démocratique.  A partir de janvier 1994, le régime de facto a utilisé des méthodes nouvelles, particulièrement efficaces pour semer la terreur au sein de la population, y compris des pratiques telles que les viols des épouses ou membres de la famille des militants en faveur du retour d'Aristide qui, lorsque les militaires, attachés ou membres du FRAPH ne les trouvaient pas chez eux, abusaient leurs femmes et leurs filles qui se trouvaient au foyer.  De cette façon, les abus sexuels sont devenus un instrument de répression et de persécution politique.  Durant la visite de la CIDH en Haïti, en mai 1994, bien que les victimes hésitaient à dénoncer ces crimes, la Commission a reçu 21 dénonciations de viols et d'abus sexuels et s'est entretenue directement avec des victimes de cette horrible pratique.  La Commission a déclaré en cette occasion que la communauté internationale avait rappelé maintes fois le caractère universel des droits de la femme, ainsi que le fait que ces violations représentaient l'un des plus grands crimes contre ses droits.

104.    Une autre méthode permettant de terroriser la population a consisté à laisser dans les rues de Port-au-Prince les cadavres de victimes sévèrement mutilés qui,  devant l'inaction des autorités au pouvoir, étaient alors dévorés par des animaux.  Ces actes répudiables avaient pour double fin d'empêcher que la victime soit identifiée par sa famille, faisant ainsi obstacle à sa présentation devant la justice et par ailleurs de créer un climat de répression préventive contre toute manifestation populaire.

105.    On a vu également augmenter le nombre et la brutalité des violations des droits de l'homme dans l'intérieur du pays.  La Commission a recueilli des témoignages qui établissaient de façon patente la responsabilité de l'armée à propos des massacres de populations sans défense à Raboteau, près des Gonaïves, dans le Département de l'Artibonite, le 22 mars 1994.  Dans cette localité, 15 à 20 personnes ont été exécutées sans la moindre justification.  De même, l'armée a attaqué les populations dans le Département du Centre (Saut d'Eau) et du Nord (Borgne).  La Commission a reçu des informations au sujet de la campagne de répression entreprise à Borgne, où des incendies prémédités ont fait partie d'une stratégie de terreur.

106.    Ces attaques présentaient des caractéristiques analogues:  c'était de véritables campagnes militaires, où des unités de l'armée et du FRAPH et d'autres groupes paramilitaires entouraient des villages et y faisaient irruption sous prétexte de combattre des groupes subversifs et de trouver des armes illégales en frappant sans discrimination les habitants et en procédant à des incendies, à la destruction des cultures et à des vols, suivis d'arrestations arbitraires.  Au cours de ces rafles, les agriculteurs se voyaient obligés de payer des «rançons» pour ne pas être victmes d'abus.

107.    Durant sa visite de mai 1994, la Commission a observé en outre que la majorité des violations suivaient un schéma systématique de répression révélant ainsi un plan politique d'intimidation et de terreur contre la population haïtienne et notamment contre les secteurs qui appuyaient le Président Aristide ou qui s'étaient déclarés en faveur de la démocratie en Haïti.  C'est ainsi que, dans les quartiers marginaux de Port-au-Prince, comme Cité Soleil, Sarthe, Carrefour et Fonds Tamara, des groupes paramilitaires armés ont fait des incursions au milieu de la nuit et ont assassiné et volé les habitants.  Dans d'autres occasions, selon les informations reçues, les victimes furent arrêtés, contraintes de monter dans des véhicules et conduites les yeux bandés dans des centres de détention clandestins où on les a interrogées et torturées.  Certaines victimes étaient libérées quelques jours après, d'autres succombaient aux coups qu'elles avaient reçus.  Durant son séjour en Haïti, la Commission a reçu des informations concernant 133 cas d'exécutions extrajudiciaires commises entre février et mai 1994.

108.    A propos du droit de réunion, la Commission a constaté que l'exercice de ce droit n'existait pas pour ceux qui appuyaient le retour de la démocratie.  Quand des groupes de personnes essayaient de l'exercer, elles étaient arrêtées et frappées brutalement par des militaires et des agents de police qui les accusaient d'être des terroristes.  On peut citer comme exemple de tels actes l'arrestation d'un groupe de 20 personnes à Hinche, dans le Département du Centre, le 29 avril 1994.

109.    On a retrouvé la même situation à propos de l'exercice du droit d'expression.  Les informations reçues par la Commission lui ont permis de confirmer les limitations auxquelles se heurtaient les représentants de la presse et de la radio haïtiennes qui furent l'objet d'actes d'intimidation et de répression, les conduisant à l'autocensure des moyens d'information.  La majorité des stations de radio se bornaient à diffuser des programmes musicaux par crainte d'être détruites; les nouvelles concernant la situation politique du pays étaient diffusées par des journalistes étrangers qui le faisaient aussi malgré de graves restrictions et à leur propre risque.

110.    Des actes de répression et d'intimidation ont également été exercés sur les membres de la Mission civile internationale qui, à diverses reprises, ont été harcelés par les autorités haïtiennes.  Le 23 mars 1994, des membres de la Mission de la région de Hinche (Plateau Central) ont été agressés par de nombreux manifestants dirigés par des membres du FRAPH alors que les autorités militaires du lieu assistaient passivement à ces actes et ont ainsi montré ouvertement leur complicité avec les membres de ce groupe.

111.    A la fin de sa visite en Haïti, en mai 1994, la Commission a conclu que la grave dégradation de la situation des droits de l'homme correspondait à un plan d'intimidation et de terreur contre un peuple sans défense; elle a rendu responsables de ces violations les autorités qui détenaient le pouvoir en Haïti et dont la conduite permettait de les accuser de crimes internationaux entrainant ainsi des responsabilités individuelles.

3.       Répercussions de la répression

a)  Le phénomène du «marronage»

112.    Depuis le coup d'état de 1991, le climat de crainte et d'insécurité qui régnait en Haïti a conduit une grande partie de la population à se déplacer pour chercher refuge à l'intérieur du pays ou quitter les zones rurales pour venir dans la capitale, les obligeant ainsi à abandonner ses foyers et à se cacher de façon permanente.  Dans son rapport de 1991 sur Haïti, la Commission a indiqué qu'il y avait environ 300.000 personnes qui ont été touchées par ce déplacement massif[17].  Durant la visite in loco que la Commission a effectuée en mai 1994, elle s'est inquiétée du nombre d'haïtiens déplacés qui devaient vivre comme fugitifs dans leur propre pays et qui continuaient d'augmenter de façon alarmante.

113.    Le phénomène du déplacement massif à la suite de la répression est appelé en Haïti le «marronage»; il est devenu une stratégie utilisée par les militaires pour éliminer tout genre d'opposition au régime de facto.  La fuite constante d'une grande partie de la population a ébranlé sa capacité d'organisation et a étouffé ainsi les structures politiques, sociales et économiques qui pouvaient constituer une menace contre le régime illégal mis en place par les militaires.

114.    Le marronage a affecté des personnes et des organisations de niveaux différents:  depuis les hommes politiques, les journalistes et les religieux, jusqu'aux membres de groupes de droits de l'homme, de groupes populaires de base, de syndicats et un grand nombre d'habitants des quartiers populaires.  Un pourcentage élevé des cas de marronage concernait des personnes qui appuyaient ouvertement le régime démocratique.  Il s'agit, dans la majorité des cas, d'hommes, mais il existe aussi de nombreux cas où des femmes ou des familles entières ont dû prendre le chemin de la clandestinité.  De nombreux fonctionnaires du Gouvernement légitime se sont vus contraints de se cacher; il faut citer en particulier ici le cas du Maire de Port-au-Prince, Evans Paul, dont la réinstallation sous le Premier Ministre Malval fut violemment interrompu par des hommes armés.  Egalement, de nombreuses organisations de base telles que des coopératives paysannes, des associations de développement, des groupements éducatifs et des associations civiques ont dû entrer dans la clandestinité en essayant de maintenir le contact et d'aider leurs membres tandis que d'autres se désintégraient purement et simplement durant leur fuite.

115.    Le phénomène du marronage avait pour dénominateur commun la crainte qu'éprouvaient ces personnes, qui les obligeait à dormir en dehors de leur foyer en changeant chaque nuit de lieu pour ne pas être trouvé ou à déménager dans un autre village pour fuir la répression.  Malheureusement, la personne déplacée ne trouvait pas toujours un endroit où rester de façon permanente, ce qui l'obligeait à abandonner sa vie familiale; pour beaucoup, il était devenu impossible de se retrouver avec les membres de leur famille.  C'est ainsi qu'on a assisté à la désintégration virtuelle du noyau familial; et il y a eu très souvent des cas où la personne déplacée restait sans nouvelles de sa femme ou de ses enfants.  En raison de cette fuite constante, il fallait abandonner son travail et ses activités politiques et sociales ou disparaître.

116.    Si le régime illégal de facto a pu contraindre les gens à se déplacer dans le pays lui-même, c'est que les forces de répression jouissaient d'une impunité absolue.  Par exemple, dans quelques cas, les autorités locales donnaient l'ordre aux prisonniers d'abandonner la région à leur libération sous peine de se faire arrêter de nouveau.  Certaines personnes qui ont osé rentrer chez elles ont été arrêtées et parfois assassinées.

117.    Comme on l'a déjà dit, le phénomène du marronage est apparu après le coup d'état de 1991; cependant, il a atteint des chiffres dramatiques après la signature de l'accord de Governors Island, à la suite de la recrudescence de la répression par des militaires.  A partir de 1993, quand le FRAPH s'est mis à intervenir avec la complicité des militaires, il y a eu de véritables attaques systématiques contre la population.  Une de ses attaques fut l'incendie d'une section de Cité Soleil qui a laissé des dizaines de morts, des centaines de maisons détruites et des milliers de personnes déplacées.  Un autre exemple de déplacements collectifs à la suite de ces attaques est celui des massacres de Raboteau et des incendies de Borgne[18].

118.    Une autre conséquence du marronage est le problème économique; en effet, la personne qui a été obligée de fuir et qui apportait un soutien économique à sa famille l'a laissée soudainement sans subsistance.  Dans les zones rurales, le déplacement a signifié que les champs étaient abandonnés et les récoltes perdues.  Dans certains cas, les chefs de section se sont emparés des terres et des biens des familles qui avaient fui.

B)       Violence contre les femmes et abus sexuels

119.    Comme on l'a déjà dit, après le coup d'état contre le Président Jean-Bertrand Aristide, le régime illégal de facto a commis d'innombrables abus des droits de l'homme contre la population civile, notamment depuis le milieu de l'année 1993 après l'échec de l'Accord de Governors Island.  La destruction des mouvements démocratiques en Haïti a créé un climat de terreur dont les victimes ont été les femmes.  Les principaux instruments de répression utilisés contre les femmes et les jeunes filles d'Haïti ont été le viol et d'autres types de violence et d'abus commis par les membres de l'armée et de la police, leurs auxiliaires civils armés, les «attachés», des groupements paramilitaires et des membres du FRAPH, qui agissaient tous en toute impunité.

120.    Des femmes d'âges différents et de situations différentes et, depuis des femmes enceintes jusqu'à des petites filles de cinq ans, figurent parmi les victimes de la violence sexuelle.  Les femmes qui ont joué un rôle important dans la formation d'institutions démocratiques en Haïti ont été identifiées à cause de ces activités politiques.  Un grand nombre d'organisations de femmes haïtiennes ont été attaquées; d'autres ont été détruites.  A cause de leurs associations personnelles et de leurs relations familiales, d'autres femmes ont fait l'objet de représailles sous prétexte des idées et des activités politiques d'un époux, d'un fils, d'un père, d'un fiancé ou d'un autre homme membre de leurs familles.  Certaines femmes ont été visées à cause de leur situation personnelle et du rôle qu'elles avaient joué pour aider la société civile.  Le fait d'appartenir à une organisation populaire ou de participer à une activité ayant pour objet d'améliorer la collectivité locale fut considéré comme l'expression d'une opinion politique en faveur du Président Aristide.  De nombreuses femmes ont été victimes d'abus à cause du simple fait qu'elles vivaient dans un quartier qui appuyait le Président Aristide (Cité Soleil); beaucoup d'entre elles, qui devaient rester seules pour s'occuper de leurs enfants parce que le mari avait dû fuir ou avait été assassiné, présentaient une cible facile et sans défense.

121.    La Mission civile OEA/ONU a déclaré à ce propos:  «C'est toujours la même chose:  des hommes armés, souvent des militaires ou des membres du FRAPH, font irruption dans la maison d'un militant politique pour l'arrêter.  Quand il n'est pas là et quand sa famille ne peut pas dire où il se trouve, les intrus se retournent contre sa femme, sa soeur, sa fille ou sa cousine»[19].

122.    Les abus sexuels contre les haïtiennes ont pris diverses formes, mais ont toujours eu un seul but:  créer un climat de terreur parmi la population qui appuyait Aristide.  D'ordinaire, les femmes étaient violées par plusieurs hommes.  Les femmes enceintes et celles qui venaient de donner naissance n'ont pas échappé à ces crimes.  Souvent, le viol avait lieu au foyer de la victime en présence d'enfants et d'autres membres de la famille, créant ainsi la terreur non seulement chez la femme, mais aussi dans sa famille toute entière.  Dans plusieurs cas, la femme fût contrainte d'être témoin du viol ou de l'assassinat de sa fille ou d'autres membres de sa famille avant d'être violée à son tour.  Dans un cas qui a été signalé à la CIDH, un garçon de 15 ans a été contraint de violer sa propre mère.

123.    D'autres formes de tortures sexuelles étaient des coups sur la poitrine et le ventre, infligés souvent à des femmes enceintes avec l'intention de les faire avorter ou de compromettre leur capacité d'infanter.  Beaucoup de femmes furent assassinées brutalement par des soldats ou des «attachés», qui les ont criblées de balles ou leur ont poignardé le vagin.  Outre les abus sexuels, des femmes ont été arrêtées illégalement et soumises à d'autres formes de torture qui entraînaient la mutilation.

124.    Les femmes haïtiennes ont rarement dénoncé un viol, en partie par crainte de représailles puisque, dans de nombreux cas, les auteurs du viol et les représentants du Ministère public étaient les mêmes personnes.  En Haïti, la police a toujours fait partie de l'armée, et ce sont essentiellement des soldats qui exécutaient des fonctions policières.  Dans les rares cas où les femmes ont essayé de dénoncer les viols commis par l'armée et leurs auxiliaires, les autorités les ont menacées de représailles ou n'ont tout simplement pas enquêté à propos de leurs plaintes.  La corruption et le manque d'efficacité du système judiciaire se conjuguent au fait que, malgré la Constitution de 1987 (Articles 42 et 43), c'est l'armée et non pas les autorités civiles qui effectuent les enquêtes en pareil cas.  Par ailleurs, la honte que la société impose à la femme violée ne l'encourage pas non plus à dénoncer l'agression.  On voit donc combien il est important de reconnaître clairement la violence sexuelle en tant que violation grave des droits de l'homme.

125.    Les blessures infligées aux femmes qui furent victimes d'abus sexuels étaient à la fois physiques et psychologiques; beaucoup d'entre elles avaient honte et qui plus est, ne sont pas rentrées dans leurs villages par crainte d'être repoussées.  Dans de nombreux cas, leur vie privée et leurs relations familiales se sont dégradées.  Dans d'autres cas, l'analyse médicale de certaines femmes a révélé qu'elles étaient séropositives, tandis que d'autres sont mortes à la suite d'abus sexuels.

126.    Durant la visite qu'elle a effectuée en Haïti en mai 1994, la Commission interaméricaine des droits de l'homme a eu connaissance de 21 cas de viols.  Les victimes qui ont porté témoignage devant la Délégation de la CIDH ont refusé de donner leur nom par crainte de représailles.  La Commission présente deux cas qui concrétisent les éléments et les caractéristiques des 21 cas de viol.

«La victime, âgée de 42 ans, était membre du Front national pour le changement et la démocratie (FNCD).  Son mari fut assassiné et elle fut poursuivie par des membres du FRAPH et des «macoutes».  En octobre 1993, vers 7 ou 8 heures du soir, des membres de ces groupements se sont rendus chez sa fille pour savoir où elle se trouvait dans l'intention de la tuer.  Trois hommes ont pénétré dans la maison; le reste est resté à l'extérieur.  Les hommes portaient un treillis de couleur vert olive et étaient munis d'Uzis.  Ils l'ont menacée:  «Tu es en faveur d'Aristide, tu es une «Lavalas».  Nous allons tuer tous ceux que nous trouvons dans la maison».  Deux d'entre eux l'ont violée et ont pris tout ce qu'elle possédait, y compris de l'argent.  La victime a affirmé avoir un certificat médical.  Après ces événements, la victime s'est cachée pendant quelques jours chez des amis, qui ont fini par lui demander de partir parce qu'ils avaient peur.  La victime et ses cinq enfants n'avaient aucun endroit où vivre.  En mai 1994, la victime a reçu de nouvelles menaces et fut frappée de coups par deux civils».

«La victime avait 46 ans.  Vers minuit, le 29 novembre 1993, alors qu'elle dormait, trois hommes ont pénétré dans sa maison.  Ils portaient un uniforme de couleur vert olive et étaient munis d'Uzis et de révolvers.  Certains étaient encapuchonnés.  Plusieurs d'entre eux l'ont abusée sexuellement; ils l'ont frappée de coups et ont détruit ses biens.  Ils l'ont également menacée en lui disant que, si on parlait le lendemain de l'incident à la radio, ils reviendraient pour la tuer.  Ils lui ont dit qu'elle était considérée comme «Aristidiste».  Si les voisins ont entendu des bruits, aucun d'entre eux n'est sorti pour l'aider par crainte d'être tué».

127.    Cette campagne de viols a redoublé d'intensité au début de 1994.  La Mission civile OEA/ONU a indiqué que, entre les mois de février et de juillet 1994, elle a reçu 77 dénonciations de viols, dont 55 contre des militantes ou des proches membres de la famille des militants.  Certains groupes de droits de l'homme qui s'occupaient tout particulièrement des questions féminines ont dit avoir compté jusqu'à 18 viols en un seul jour; dans beaucoup de cas,il s'agissait clairement de représailles pour activités politiques.  Ce recours à la violence sexuelle a été documenté dans les rapports de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, de la Mission civile internationale OEA/ONU, d'organisations non gouvernementales telles que Human Rights Watch et la National Coalition for Haitian Refugees, ainsi que par diverses haïtiennes qui ont fui leur pays et ont pris refuge aux Etats-Unis.

128.    Les informations exhaustives et détaillées présentées à la CIDH par des représentants d'organisations non gouvernementales, telles que le Haitian Women's Advocacy Network, International Women's Human Rights CUNY Law School, Human Rights Program, Immigration & Refugee Program Harvard Law School, Women Refugees Project, Center for Human Rights Legal Action, Center for Constitutional Rights, MADRE et le Cabinet Morrison & Foerster, ont mis en exergue les viols et autres types de violence contre les haïtiennes en tant que formes de représailles, d'intimidation, de terreur et de dégradation de la femme.

129.    Dans la grande majorité des cas, il est prouvé que les abus sexuels ont été commis par des agents de l'armée et de la police et par leurs auxiliaires civils armés, avec l'autorisation du régime illégal ou sous bénéfice de sa tolérance.  Il s'agit d'une violation de l'Article 5 de la Convention interaméricaine des droits de l'homme, qui traite du droit à l'intégrité de la personne, et de l'Article 11 relatif à la protection de l'honneur et de la dignité de la personne.

130.    Ces abus contre les haïtiennes constituent également des violations d'autres dispositions de la Convention et de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme, ainsi que d'autres traités internationaux que Haïti a ratifié et a l'obligation d'observer:  la Convention interaméricaine sur la prévention et la sanction de la torture et la Convention sur l'élimination de toute forme de discrimination contre la femme.  Il convient également de noter la pertinence de la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l'éradication de la violence contre la femme, qui a été approuvé récemment lors de la réunion de l'Assemblée générale de l'OEA, en juin 1994 à Belém do Para, au Brésil.

131.    Dans le passé, la Commission a examiné un certain nombre de cas de viols et autres abus de femmes et a condamné les violations de droits de l'homme que prévoient la Convention et la Déclaration américaine.

132.    Dans le cas de Haïti, les viols ont été le résultat d'une répression à fins politiques; en effet, les responsables ont voulu détruire tout mouvement démocratique grâce à la terreur suscitée par cette série de crimes sexuels.

133.    La Commission estime que le viol est non seulement un traitement inhumain qui porte atteinte à l'intégrité physique, psychique et morale, selon l'Article 5 de la Convention, mais constitue aussi une forme de torture selon l'Article 5 (2) de cet instrument.

134.    Selon les définitions contenues dans la Convention interaméricaine pour empêcher et punir la torture[20], dont Haïti est signataire, et la Convention des Nations Unies contre la torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants[21], la Commission estime que le viol et autres abus sexuels infligés aux femmes haïtiennes causent des souffrances et des douleurs physiques et mentales.  Ces crimes sexuels ont été commis afin de punir les femmes pour leur attitude militante et/ou pour leur association avec des membres de leur famille qui étaient des militants et de les intimider ou détruire leurs possibilités de s'opposer au régime et d'appuyer les communautés pauvres.  Le viol et la tentative de viol dont font l'objet des femmes peuvent également être considérés comme torture puisqu'ils représentent une expression brutale de discrimination contre elles en tant que femmes.  Il ressort des témoignages et des avis d'experts contenus dans la documentation présentée à la Commission que, selon l'expérience des victimes de tortures, le viol et les abus sexuels sont des formes de torture qui produisent quelques-un des effets traumatisants les plus graves et de plus longue durée.

135.    Les faits dénoncés devant la Commission montrent que le viol ne fut pas le produit du hasard, ni un événement occasionel, mais bien un crime commis de façon routinière et maintes fois.  Bien que ces faits aient eu lieu sous la direction ou avec l'acquiescement du régime illégal de facto, la Commission estime que le recours au viol comme arme de terreur constitue un crime contre l'humanité selon le droit international coutumier.

136.    La Commission a observé qu'on a reconnu ces dernières années la gravité du viol en droit international des droits de l'homme et que la Conférence mondiale des droits de l'homme a mis l'accent sur la gravité de la violence contre la femme en général et, en particulier, sur la gravité des «viols systématiques» mises au grand jour par les atrocités commises dans l'ex-Yougoslavie[22]; l'Assemblée générale a adopté la Déclaration concernant l'élimination de la violence contre la femme[23] et, plus ponctuellement, les rapports du Rapporteur spécial sur la torture adressés à la Commission des droits de l'homme, qui décrivent le viol durant la détention comme une forme de torture[24].  La Commission a également observé que, dans le domaine du Droit International Humanitaire, la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies ainsi que le Comité International de la Croix Rouge, ont considéré la torture comme une "grave violation" des Conventions de Genève[25].  Le statut du Tribunal criminel international pour l'ex-Yougoslavie fait du viol une «grave violation» des Conventions de Genève (Article 2) et une violation des lois et coutumes de guerre (Article 3) et mentionne de façon explicite le viol en tant que crime contre l'humanité (article 5(g)[26].

C)       Violation des droits des enfants

137.    Les enfants ont également subi des violations des droits de l'homme en raison de la répression exercée par les militaires.  Ils ont été victimes d'exécutions sommaires, d'attentats contre l'intégrité de leur personne et d'autres traitements inhumains et dégradants.  A la suite de la vague de répression contre la population haïtienne, des familles et des enfants ont été touchés; par exemple, le phénomène du «marronage» dont il a déjà été question a conduit les enfants à fuir en même temps que leur famille et à subir les mêmes dangers auxquels étaient exposés les adultes, interrompant ainsi de façon abrupte leur vie enfantine et leur routine scolaire.  Dans certains cas, les mineurs sont restés complètement à la dérive après l'assassinat de leurs parents.

138.    Dans son rapport de juillet 1994, la Mission civile OEA/ONU a déclaré avoir  reçu 51 cas de violation des droits de l'homme contre des enfants entre le 1er février et le 31 mai.  L'âge des victimes allait de cinq mois à 17 ans.  La moitié des incidents se sont produits dans un quartier de Port-au-Prince, Cité Soleil.  Bien que les auteurs des violations aient été vêtus en civil, ils furent identifiés dans certains cas par les habitants du lieu comme étant des membres des forces armées ou du FRAPH.  De même, la Mission a indiqué avoir reçu 23 cas d'exécution extrajudiciaires, morts dans des circonstances douteuses et morts à la suite de tortures ou de traitements cruels contre des enfants [27].

139.    Par sa Résolution 630, le Conseil permanent de l'OEA a exprimé les inquiétudes que suscitait pour lui ce genre de violations et a demandé à la CIDH d'enquêter en priorité sur la séquestration d'enfants.  Pendant sa visite de mai 1994, la CIDH a reçu le témoignage des membres de la famille d'un enfant de quatre ans qui avait été séquestré en mars 1994.  Selon cette déclaration, trois hommes armés se sont présentés en disant qu'il recherchait le père de l'enfant, membre d'une organisation politique de jeunesse de Cité Soleil.  N'ayant pas trouvé l'homme, ils ont violé son épouse et ont emmené l'enfant.  Celui-ci fut retrouvé sain et sauf quatre jours plus tard dans une station de radio.

140.    Egalement durant cette visite, la Commission a reçu des informations selon lesquelles les mères de famille étaient violées en présence de leurs enfants.  Dans certains cas, les victimes des viols étaient des fillettes de 10 et 12 ans.  Dans les cas d'arrestations arbitraires, les pères étaient emprisonnés en même temps que leurs enfants.

4.       Cas de violations des droits de l'homme

A)       Droit à la vie

141.    Durant les visites en Haïti qu'elle a effectuées durant les mois de mai et d'octobre 1994, la CIDH a pu constater une augmentation sans précédent du nombre d'exécutions extrajudiciaires.  Grâce aux informations fournies par des organismes locaux de défense des droits de l'homme et aux témoignages présentés par les familles des victimes, la Commission a pu établir un grand nombre de violations du droit à la vie qui fait l'objet de l'Article 5 de la Convention américaine sur les droits de l'homme.

142.    Selon les données obtenues par la Commission interaméricaine des droits de l'homme à l'occasion de la visite in loco qu'elle a effectuée au mois de mai, on a enregistré du 31 janvier au 31 mai 1994 210 cas d'exécutions extrajudiciaires.  La Mission civile internationale OEA/ONU a eu connaissance de 340 cas qui ont été dénoncés depuis le mois de février jusqu'au mois de juin 1994.

143.    Les causes de ces exécutions découlent de la situation politique en Haïti; la paralysie du système judiciaire et la complicité de la police et de la justice ont fait obstacle à toute tentative d'enquête et d'identification officielle des victimes; la police n'a pris aucune mesure pour identifier et arrêter les auteurs de ces violations.  Les registres officiels de la morgue ne sont pas établis régulièrement; les familles des victimes n'ont pris en général aucune disposition pour s'adresser à la justice ou à la police, par crainte de représailles, et elles n'étaient pas non plus informées, dans la majorité des cas, quand on avait identifié le cadavre de leur parent.  Par ailleurs, l'impossibilité d'identifier des cadavres qui, dans la plupart des cas, étaient sévèrement mutilés ou dévorés par des animaux a rendu difficile de les présenter à la justice.

144.    Néanmoins, les informations recueillies par la CIDH révèlent un but systématique à ces exécutions, qui visent surtout les groupes de la société civile qu'unissent des convictions politiques ou qui appartiennent simplement à des secteurs de la société jugés hostiles au pouvoir de facto:  prêtres, paysans, étudiants et classes plus pauvres de la société en milieu urbain.  Bien que ces exécutions aient été généralement attribuées à des civils armés, les informations reçues prouvent l'association qui existe entre ces derniers et les membres des forces armées, ce qui permet de conclure qu'il s'agit de groupes paramilitaires, qui interviennent à la manière des escadrons de la mort.  Dans d'autres cas, les témoignages présentés ont prouvé la participation directe de membres des forces armées d'Haïti et de membres ou sympathisants du Front révolutionaire pour l'avancement et le progrès haïtien (FRAPH).

145.    Nous indiquons ci-après quelques dénonciations reçues par la Commission durant ses visites sur place en 1994:

          Wilner Elie

146.    Fut assassiné à l'arme blanche le 18 février 1994.  Elie était un membre actif du Mouvement paysan Papaye.  Il fut exécuté dans sa maison par un groupe de 15 à 18 hommes masqués, en présence de ses douze enfants dont les assassins avaient auparavant liés les mains.

          Oman Desanges

147.    Fut assassiné le 26 janvier 1994.  On trouva son cadavre dans les rues de Port-au-Prince, deux jours après qu'il ait été arrêté, avec une corde au cou, les mains liées, les yeux enfoncés, l'oreille droite arrachée, la langue coupée et des traces de balles et de coups de machette sur tout son corps.

          Agé de 27 ans, Oman Desanges était président de l'Association des jeunes progressistes de Martissant, fondée en 1990.  Depuis septembre 1991, il avait dû vivre dans la clandestinité pour échapper aux militaires qui le recherchaient.  En essayant de rentrer chez lui, en décembre 1993, il fut emprisonné pendant cinq jours, durant lesquels il fut sauvagement frappé de coups.  Par la suite, sa mère put obtenir sa libération contre paiement de 300 gourdes (25 dollars).

          Mitchel et Bernard Casimir et Louis Jeanty

148.    Durant la nuit du 26 au 27 avril 1994, un commando de civils fortement armés a semé la terreur pendant plusieurs heures dans la zone de Papo, à Croix-des-Missions (au nord de Port-au-Prince) et a tué trois personnes, violé une jeune fille et maltraité les habitants, dont un garçon de huit ans.

          Il semble que les assaillants aient pénétré dans les maisons en petits groupes.  Dans l'une d'entre elles, les hommes armés ont exécuté chez eux les frères Mitchel (27 ans) et Bernard Casimir (20 ans).  Auparavant, les agresseurs avaient attaché le père des victimes et l'avait frappé avec la crosse de leurs armes en accusant la famille d'être responsable de l'embargo.

          Dans un autre domicile, les assaillants ont tiré des coups de feu contre Louis Jeanty qui essayait de s'échapper au moment où ils arrivaient.  Jeanty fut atteint d'une balle et tomba sur terre avant d'être foudroyé de plusieurs balles.

          Durant toute cette opération, qui a duré plusieurs heures, les habitants sont restés dans la détresse la plus complète puisque la police n'est intervenue à aucun moment.

          Emmanuel Joseph, Merci Dieu Bontemps, St. Louis et Serge Joseph

149.    Le 23 mai 1994, on a trouvé le corps de ces quatre militants politiques dans le quartier de Cité Soleil.  Ils avaient tous été assassinés à coups de feu.

          Emmanuel Joseph, âgé de 38 ans et membre de l'Association «Tèt Ansam Cité Soleil», fut abattu par deux individus armés qui ont pénétré dans sa maison et l'ont contraint à se jeter par terre pour le tuer ensuite d'une rafale d'armes automatiques.

          M. Merci Dieu Bontemps, âgé de 43 ans et M. St. Louis, âgé de 26 ans, tous deux membres de l'Association des jeunes de Cité Soleil, furent exécutés par une balle à la tempe.

          Le corps de Serge Joseph, âgé de 19 ans et membre de l'Alliance des démocrates patriotes révolutionnaires, fut trouvé le même jour après avoir été assassiné de la même façon par balles.

          Les informations reçues sur place permettent de conclure que le même groupe d'individus est responsable des quatre morts; il s'agit de civils fortement armés dont on n'a pas pu déterminer le nombre exact.

          Marie Auxiliatrice Decossa

150.    Le 15 juin 1994, à Port-au-Prince, trois « attachés » et deux soldats en uniforme ont pénétré dans la maison de Marie Auxiliatrice Decossa, militante de l'Organisation «Sendika Nasyonal ti Machann-yo».  Après lui avoir reproché ses activités au sein de ce syndicat de travailleurs, elle fut frappée en présence de ses trois enfants et emmenée à l'extérieur, où elle a essayé de résister à l'un des soldats; celui-ci, furieux, lui a tiré une balle dans l'estomac.  A la suite de ses blessures, Mme Decossa est morte le lendemain.

          Jean Marie Vincent

151.    Le 28 août 1994, durant la nuit, le Père Jean Marie Vincent fut assassiné par un groupe d'hommes fortement armés qui l'attendaient à l'entrée de la résidence des Pères Montfortains, à Port-au-Prince.  Le Père Vincent avait échappé à deux attentats en août 1986 et en août 1987.  A cette dernière occasion, il fut gravement blessé alors qu'il intervenait pour sauver la vie d'un groupe de religieux lors d'un attentat contre Aristide dans la localité de Fraiscineau, après la célébration d'une messe à la mémoire des paysans assassinés durant le massacre de Jean-Rabel.

          Jean Marie Vincent avait consacré sa vie à la promotion des droits de l'homme et des libertés fondamentales en Haïti.  Fondateur du mouvement paysan «Tet Ansam» de Jean-Rabel, il était également membre des fondations Caritas et Fonades pour le développement économique d'Haïti.

          Cas de séquestrations et de disparitions forcées :

152.    Durant sa visite in loco en mai 1994, la CIDH a reçu de nombreuses informations concernant des cas de disparitions forcées et de séquestrations.  Les témoignages présentés à la Commission indiquent que la procédure la plus courante pour réaliser les séquestres était la suivante:

153.    Les victimes étaient arrêtées à leur domicile ou dans la rue par des civils armés qui opéraient à partir de véhicules.  Dans certains cas, on a établi que les responsables portaient des uniformes de l'armée ou de la police.  Dans la majorité des cas, les victimes furent rouées de coups au moment de leur arrestation, reçurent des menottes, eurent les yeux bandés et furent conduites dans des lieux de détention clandestins, où elles étaient interrogées sur leurs activités politiques ou syndicales.  Les interrogatoires s'accompagnaient de bâtonnades, de mauvais traitements, de tortures et de privation d'eau et d'aliments.

154.    Dans certains cas, on a trouvé les cadavres des personnes arrêtées qui portaient des signes graves de tortures.  Cette situation est devenue encore plus préoccupante durant les mois d'avril et de mai 1994, quand de nombreux cadavres non identifiés et sévèrement mutilés furent découverts régulièrement dans les rues de Port-au-Prince.

          Massacre de Raboteau

155.    Diverses villes du Département du Nord furent victimes d'une répression militaire systématique après le coup d'état de 1991.  Leur sympathie notoire pour le Président Aristide et la présence connue de militants au sein de la population ont exacerbée la haine des militaires qui ont violé des domiciles et commis des actes de violence durant toute cette période.  Ces interventions se sont soldées par des assassinats, des détentions arbitraires, des tortures, des incendies qui ont détruit des centaines de maisons, ainsi que la destruction de cultures et de bétail.

156.    Raboteau est un village pauvre situé au bord de la mer, au Nord-Est des Gonaïves.  La répression contre ses habitants, dont la majorité étaient des sympathisants d'Aristide, fut systématique.  Les militants politiques et membres des organisations populaires de ce village ont pris l'habitude de dormir à côté de leurs barques pour échapper aux fréquentes incursions de l'armée et du FRAPH.

157.    Le 18 avril 1994, deux militaires accompagnés d'un dirigeant local du FRAPH se sont présentés à Raboteau à la recherche d'Amio Métayer, surnommé  «le Cubain», que l'armée soupçonnait d'être le dirigeant d'un groupe armé qui réclamait le retour d'Aristide.  La recherche s'est soldée par le pillage de diverses maisons, par des coups et bâtonnades infligés aux habitants qui tentaient de fuir et par de nombreuses détentions.

158.    Quatre jours plus tard, un plus grand nombre de soldats accompagnés de membres du FRAPH ont pris le contrôle de Raboteau à l'aube.  Ils ont attaqué et pillé une dizaine de maisons et frappé leurs habitants avant d'exécuter sommairement au bord de l'eau ou dans des barques de nombreuses personnes qui essayaient de fuir par la mer.

159.    Les observateurs internationaux qui sont venus in loco les 27 et 28 avril 1994 n'ont pas été en mesure d'établir avec certitude le nombre de victimes, car beaucoup d'entre elles furent enterrées précipitamment par les prisonniers sous les ordres de l'armée, le lendemain du massacre.

160.    La mission civile internationale OEA/ONU a indiqué qu'au moins 12 personnes avaient été exécutées par des soldats qui portaient l'uniforme de l'unité technique.  D'autres sources dignes de foi ont indiqué qu'au moins 28 personnes avaient été assassinées.

161.    De nombreux témoins ont identifié comme responsables de ce massacre les militaires de la caserne Toussaint Louverture, qui agissaient sous les ordres de Roland Depton, Délégué départemental de l'Artibonite et de Jean Tatoune, ancien militant politique et collaborateur des militaires.

162.    Durant l'année 1994, la volonté du pouvoir politique de faire taire la voix de tout opposant s'est traduite par un nombre impressionnant d'exécutions extrajudiciaires.  Malgré les chiffres recueillis par la Commission interaméricaine des droits de l'homme, en collaboration avec les missions d'observation internationale et les organismes de droits de l'homme en Haïti, il est impossible de donner le chiffre exact de ces exécutions.

163.    La Commission présente une liste non exhaustive des exécutions extrajudiciaires constatées depuis janvier jusqu'en juin 1994.  Les chiffres contenus dans cette liste ont été recueillis par des groupes de droits de l'homme qui travaillent en Haïti.  La liste n'est pas exhaustive, étant donné qu'on y a consigné uniquement les noms des personnes dont le cadavre a pu être identifié et dont les groupes de droits de l'homme avaient eu connaissance.

Mois de janvier et février

A Cité Soleil, Port-auPrince

          - le 15 janvier, une femme nommée Jeanne, 35 ans.
         
- Le 28 janvier 1994, le journaliste MICHELET Dominique, 30 ans.
         
- Le 28 janvier 1994, un homme appelé TIZO, 30 ans.
         
- Le 2 février 1994, CHEVALIER Pasca, 38 ans, employé du Service
          
  d'immigration.
         
- Le 3 février 1994, Charles Alexandre, 24 ans, étudiant.
         
- Le 3 février 1994, un jeune de 25 ans dénommé MIGUEL.
         
- Le 10 février 1994, THERMIDOR Josué, 28 ans.
         
- Le 10 février 1994, THEODORE Ernst, 26 ans.
         
- Le 12 février 1994, TY BLANC, 34 ans.
         
- Le 20 février 1994, CESAVOIRE Jean Vernet.

Dans l'intérieur du pays

          A Solino

          - Le 10 janvier 1994, TEYA Thérèse, membre du MOJEP
         
- Le 10 janvier 1994, ELUKNER Elie, dirigeant du Mouvement paysan
          
  Papaye.

          A Belair

          -Le 10 janvier 1994, ROZIUS François.

          A  Martissant

          - Le 22 janvier 1994, ROBERT Jean.

          A Laboule

          -Le 31 janvier 1994, DELANCE Augustin, ingénieur.

          A Morne Cabrit

          - Le 22 février 1994, BEAUVAIS Léonard Félix.

Mois de mars et avril

          A Cité Soleil, Port-au-Prince

          - Le 6 mars 1994, VALMEL Cassamajor.
         
- Le 10 mars 1994, un jeune de 26 ans dénommé LAMBERT.
         
- Le 11 mars 1994, M. PIERRE.
         
- Le 17 mars 1994, DIETNER Auguste, 34 ans.
         
- Le 25 mars 1994, un homme dénommé JOREKS, 27 ans.
         
- Le 4 avril 1994, KESNER Bruno, 19 ans.
         
- Le 7 avril 1994, Mme PETION, 46 ans.
         
- Le 14 avril 1994, MARIE Louis.
         
- Le 16 avril 1994, M. AVRIL.

A Port-au-Prince

          - Le 5 mars 1994, MASSADIEU Massillia, élève d'école primaire.
         
- Le 15 mars 1994, LUKNER Auguste, 40 ans.
         
- Le 20 mars 1994, PAUL Lamante, 28 ans.
         
- Le 21 mars 1994, DARGIL Théodore.
         
- Le 9 avril 1994, FILS AIME Jasmin, 32 ans.
         
- Le 19 avril 1994, LAFOND Harold.

A St. Michel de l'Attalaye

          - Le 10 avril 1994, MYRLANDE Francius, 18 ans.

A Seguin

          - Le 23 avril 1994, PIERRE Philippe.

Mois de mai et juin 1994

A Port-au-Prince

          - Le 23 juin 1994, FLORESTAL Sheila et Florius.
         
- Le 1er juillet 1994, PAUL Pierre, 40 ans.

Dans l'Artibonite

          - Le 9 juin 1994, FRIDNER Jean.

A Martissant

          -Le 31 juillet 1994, un homme de 35 ans dénommé ALFRED.

B)       Droit à la liberté personnelle et à l'intégrité de la personne

164.    Pendant la période qui va de janvier à septembre 1994, la population haïtienne a continué à subir de multiples violations des droits de l'homme, notamment en ce qui concerne la liberté personnelle et l'intégrité de la personne, droits que consacrent, respectivement, les Articles 7 et 5 de la Convention américaine.  Comme l'a exposé le rapport spécial précédent consacré à la situation des droits de l'homme en Haïti, depuis le renversement du Gouvernement constitutionnel du Président Aristide, les arrestations arbitraires, les disparitions, les mauvais traitements et les tortures sont devenus un élément courant de la vie quotidienne.

165.    Les violations de ces droits ont été intimement liées à la répression exercée par les forces armées, étant donné que, dans la totalité des cas de privation de liberté, elles étaient accompagnées de sévices et autres abus physiques commis contre les détenus.  Un bon nombre de détentions furent effectuées en dehors des heures que prescrit, pour les arrestations, la Constitution haïtienne.  Ces détentions eurent lieu sans autorisation judiciaire quelconque et, en aucun cas, les personnes privées de liberté n'ont pu comparaître devant un juge.

166.    De manière systématique, les militaires ont voulu réprimer tout l'appui sur lequel pouvait compter le gouvernement démocratique en persécutant ses sympathisants et en supprimant toute tentative d'organisation populaire, qu'elle soit à des fins politiques ou autres; de manière générale, les privations de liberté se sont accompagnées de coups, de tortures, de menaces de mort et d'autres traitements inhumains et dégradants.

167.    Parfois aussi, il n'y a pas eu privation de liberté de la victime mais, dans le cadre de la politique poursuivie par le régime pour terroriser la population, on a recherché les personnes dans leurs propres domiciles ou même dans la rue pour les battre sauvagement.

168.    Une pratique fréquente a consisté à arrêter un membre de la famille proche de la personne qu'on recherchait, quand celle-ci ne se trouvait pas à son domicile.  Dans de nombreux cas dénoncés à la Commission, les membres de la famille qui avaient été arrêtés n'ont plus donné de leurs nouvelles et ont donc été considérés comme disparus.

169.    Par ailleurs, les détentions arbitraires ont représenté une source fréquente d'enrichissement pour les militaires ou agents de police; elles constituaient une sorte de marché sur lequel les membres de la famille des victimes se voyaient contraints de payer de grosses sommes pour obtenir la liberté du détenu ou au moins garantir l'arrêt des mauvais traitements.

170.    Durant les deux visites que la Commission a effectuées en 1994, elle a reçu un grand nombre de dénonciations concernant des violations du droit à l'intégrité de la personne et à la liberté personnelle.  Nous donnons ci-après, à titre d'exemple quelques-uns de ces cas:

            Gala Jean Rhoud

171.    Le 20 juin 1993, à Léogâne, Gala Jean Rhoud fut arrêté par le chef de la police de la zone et détenu pendant deux jours.  Il a subi des tortures de la part du chef de la police et de ses adjoints durant l'interrogatoire qu'ils ont effectué.  Gala Jean Rhoud fut libéré après que sa famille ait versé 3.000 gourdes.

            Jean Wichenieu

172.    Fut illégalement arrêté par les militaires le 14 septembre 1993, a passé sept jours en prison et a dû payer 700 gourdes pour être libéré le 21 septembre 1993.  Deux jours plus tard, après avoir entendu des rumeurs de sa nouvelle arrestation, il a dû fuir dans la clandestinité avec son épouse et ses enfants, à Borgne.  Le 28 octobre de la même année, le chef de section du Borgne, accompagné de militaires, a fait incendier 300 maisons; de nombreuses personnes furent battues et beaucoup d'animaux massacrés.

            Sony Lefort

173.    Proche du Président Aristide, il fut arrêté le 30 septembre 1993 et amené à Fort Dimanche où il est resté 15 jours durant lesquels il fut sévèrement battu; on a essayé de l'asphyxier en lui mettant un sac en plastique sur la tête.

          Le 28 avril 1994, il fut de nouveau arrêté sur la route de Bon Repos (Cul‑de‑ Sac, Port-au-Prince) par les militaires de la zone et conduit au poste militaire.  Le lendemain, il fut transféré au poste de la Croix-des-Bouquets; Sony Lefort portait des marques sur son corps prouvant qu'il avait été frappé sévèrement, ce qui fut confirmé par d'autres sources.  Son épouse Bertha Romélus, accompagnée d'autres personnes, s'est présentée au poste de la Croix-des-Bouquets pour lui apporter de la nourriture et des vêtements.  Elle a trouvé le détenu assis dans la salle de garde, le visage enflammé.  Après avoir demandé ce qui était arrivé, on lui a répondu que le capitaine Mondésir avait donné l'ordre de l'arrêter, mais qu'on ignorait le motif.  L'épouse de la victime s'est adressée alors à l'un des militaires de la salle de garde pour lui demander si on pouvait donner des aliments et des vêtements au détenu; après une longue discussion avec le capitaine, celui-ci a finalement accepté qu'on remette de la nourriture et des vêtements au détenu, mais il a indiqué que Lefort devait continuer à être détenu puisqu'on n'en n'avait pas terminé avec lui.  Depuis lors, on n'a pas permis à la famille de communiquer avec Sony Lefort.

            Alerte Bélance

174.    Avec son époux, sympathisante du Président Aristide.  Le 16 octobre 1993, des civils armés, membres du FRAPH ont arrêté Alerte Bélance dans sa maison, où ils n'ont pas trouvé son époux, qui avait pu sortir par une fenêtre.  Bélance fut conduite à Titanyen, lieu connu pour être la fosse commune des exécutions extrajudiciaires, où elle fut brutalement torturée et mutilée à coups de machette sur la poitrine, au cou et aux extrémités et laissée pour morte.  Malgré les graves blessures qu'elle avait reçues, Mme Bélance a pu se traîner dans la rue, demander de l'aide et sauver sa vie grâce au traitement médical qu'elle a reçu.

            Saurel Avril

175.    Membre d'un comité de quartier de Grand-Goâve; au début du mois de mai 1994, vers 10 heures du soir, sa maison fut lapidée pendant une demi-heure.  Le 4 mai, trois hommes, un militaire en uniforme vert olive et deux hommes en civil se sont rendus à son domicile pour l'arrêter; Saurel fut conduit à la Caserne de Grand‑Goâve où, sans être interrogé, il reçut 100 coups de bâton sur les fesses.  On lui a ensuite appliqué le « Kalot marassa » méthode selon laquelle on frappe la victime de coups des deux côtés de la tête en provoquant souvent de graves lésions de l'ouïe, y compris la perforation du tympan, des infections et la perte de l'audition.  Après avoir été accusé d'incendier la caserne de Grand-Goâve, le 30 septembre 1991, il fut envoyé en prison.

          Le lendemain, un sergent du nom de Daniel est allé le chercher dans sa cellule pour le conduire dans la salle de garde, où il a reçu plus de 300 coups de bâton.  Le sergent lui a montré un papier où étaient écrits les noms de toutes les organisations populaires de Grand-Goâve et lui a donné l'ordre de donner les adresses des membres de ces organisations, après quoi, il fut ramené en prison.  Le 6 mai, vers 3 heures du matin, le commandant de la caserne a décidé de le libérer en lui disant qu'il devait quitter la ville car, sans cela, il serait sans aucun doute tué la prochaine fois.

            Jean Kroutchev Célestin

176.    Membre de la Coordination des comités de quartiers (COCOQ), le 14 mai 1994 vers 8 heures du soir, fut arrêté par quatre civils armés à bord d'une jeep Rocky qui lui ont jeté sur les yeux du gaz paralysant.  Une fois à bord de la jeep, les hommes lui ont demandé les noms des membres de Plateforme de Carrefour Feuilles, à quoi M. Célestin a dit qu'il ne les connaissait pas.  Arrivé à destination, on lui a bandé les yeux et on l'a mis en position de «djak[28]» avec une corde pour le placer dans une cave.  Le lendemain, après lui avoir retiré la corde et le bandeau, il fut conduit dans une salle où il fut interrogé au sujet des activités de son organisation et du financement des organisations «Lavalas».  Durant cette interrogatoire, M. Celestin fut sauvagement frappé à la tête et à l'épaule.

          M. Célestin a passé sept jours dans ce lieu et a reçu des coups chaque jour durant les interrogatoires.  Ensuite, on lui a offert de faire partie du groupe; comme il n'a pas accepté, on l'a de nouveau attaché et fait monter dans un véhicule.  M. Célestin est parvenu à sauter de l'auto et à échapper aux balles que tiraient ses agresseurs.

          Evénements du Borgne

177.    Les localités du Borgne ont été l'objet de nombreuses incursions militaires depuis 1991.  La répression n'a cessé de s'intensifier durant cette période et a laissé des dizaines de victimes et des centaines de personnes sans foyer.

178.    Les nombreuses incursions qui ont eu lieu entre 1991 et 1994 se sont soldées par la destruction par le feu de plus de 250 maisons, par l'abattage de bétail et la destruction de cultures.

179.    De nombreux paysans ont été maltraités et ont été victimes d'extorsion.  Des témoignages concordant émanant de sources dignes de foi assurent qu'il y a eu des exécutions sommaires de personnes recherchées par les forces armées du régime de facto, tout comme des viols de femmes qui refusaient de dire où se trouvaient ces personnes.

180.    A partir du 7 avril 1994, les forces armées d'Haïti ont maintenu l'état de siège dans cette zone, dont ils ont interdit l'accès à la Mission civile et aux journalistes.

181.    Des témoignages alarmants de sources diverses, ainsi que la visite qu'a pu finalement effectuer la Mission civile, du 27 au 30 avril, ont permis d'établir la nature des crimes qui ont été commis.

182.    Le 8 avril 1994, une opération militaire de grande envergure a été lancée dans la zone du Peti-Bourg-du-Borgne, de Port-Margot et de Ravine-Trompette, avec l'arrivée de groupes armées en provenance de Cap-Haïtien et de Limbé et d'un convoi d'ambulances en direction de cette zone.  Le 9 avril 1994, un commando d'environ 300 hommes fortement armés, dont le Capitaine du district de Limbé, divers chefs de section, «attachés» et membres du FRAPH du Borgne, ont pris d'assaut Bassin Caïman dans la section de Boucau Michel en Borgne et dans les localités voisines.

183.    L'attaque a débuté à 10 heures matin avec l'incendie de six maisons à Petit Rivière et à Tripot.  Sur la route de retour, à Collette et à Bassin Caïman, on a incendié 35 maisons appartenant à de nombreuses familles, détruit 50 plantations et tué ou volé plus de 150 têtes de bétail.

184.    Durant ces opérations, de nombreuses femmes et filles ont été violées.  Plus de 200 paysans ont dû payer des sommes comprises entre 50 et 2.000 gourdes.  Il y a eu diverses détentions illégales et arbitraires dont en particulier, celles du Maire du Borgne Bélizaire Fils-Aimé qui fut gardé au secret.

C)       Droit à la liberté d'expression et droit de réunion

185.    Le droit à la liberté d'expression et le droit de réunion sont consacrés dans les Articles 13 et 15, respectivement de la Convention américaine et ont été considérés comme étant intimement liés par la répression exercée par le régime de facto en Haïti, lequel a voulu poursuivre toute forme d'organisation politique et les groupes populaires de base et imposer un strict contrôle sur les moyens de communication.

186.    Les militaires qui ont pris le pouvoir après le renversement du régime démocratique ont imposé une censure énergique aux moyens de communication et ont annulé toute possibilité d'organiser des réunions de tous ordres.

187.    La CIDH et la Mission civile internationale OEA/ONU ont eu connaissance de nombreuses atteintes contre le droit d'expression et le droit de réunion pacifique.  Les membres des organisations populaires ont été les premières victimes de ces violations.  La répression a été si systématique et a atteint un tel niveau de brutalité que, dans de nombreux cas, les sympathisants du Président Aristide et tous ceux qui désiraient le retour de l'ordre démocratique semblait avoir renoncé à exercer leurs droits par crainte de représailles.

188.    La répression de la liberté de la presse mérite d'être particulièrement notée:  divers journalistes haïtiens ont été assassinés pendant et après le coup d'état; d'autres ont disparu et sont présumés morts; six stations de radio ont été réduites au silence et au moins 30 journalistes ont fui le pays au mois d'août 1994.  En outre, en ce qui concerne les journalistes étrangers, ceux-ci ont été expulsés de façon routinière du pays dès le moindre geste que les militaires jugeaient être gênant.

189.    Par décret du 2 août 1994, le Gouvernement illégal de facto a avisé les moyens de communication que les autorités militaires prendraient des mesures s'il y avait diffusion de nouvelles «alarmistes et tendancieuses», notamment en provenance des ambassades (et tout particulièrement de celle des Etats-Unis) et ont saisi l'occasion pour rappeler l'avertissement qu'ils avaient lancé au mois de mai au sujet de la déportation que risqueraient les journalistes étrangers si on les trouvait dans un rayon de 3 km des aéroports, casernes, postes-frontières, stations de police et autres lieux stratégiques.

190.    Un groupe paramilitaire appelé Ligue de résistance haïtienne, étroitement lié aux forces de sécurité haïtienne, a lancé un avertissement aux responsables des moyens de communication au sujet de la diffusion de déclarations de groupes anti-militaires.  Les équipes de télévision haïtienne et les interprètes qui travaillaient sous contrat avec des journalistes étrangers ont été avisés par le Gouvernement qu'ils pourraient être accusés de collaboration avec l'ennemi.

191.    Selon la Commission, le contrôle que le Gouvernement militaire de facto essayait d'exercer sur la population a conduit à une forte vague de répression.  Les principales victimes de la répression furent les membres d'organisations populaires qui essayaient d'exercer leurs droits fondamentaux; les journalistes, et les moyens de communication en général.  Exercer des travaux normaux du journalisme arrivait à signifier un danger imminent de représailles sous la forme d'arrestations et de sévices, mort comprise.  Le seul soupçon d'appartenir à une organisation considérée comme sympathisante du Président Aristide et d'y être affilié suffisait aussi comme cause de détention.

192.    Nous présentons ci-après quelques cas qui ont été portés à la connaissance de la Commission durant ses visites in loco, en mai et octobre 1994, au sujet du droit d'expression et de réunion:

          Adner D'Haïti

193.    Le 5 septembre 1993, a signé un communiqué de presse présenté par la Plateforme St.Claû, demandant au Général Cédras et aux membres du Sénat de respecter l'Accord de Governors Island; ce communiqué fut diffusé par diverses stations de radiodiffusions d'Haïti.

          Aussitôt après, des civils armés se sont mis à le rechercher en divers endroits de Port-au-Prince.  Enfin, le 7 septembre, il fut arrêté par trois «attachés» au moment où il rentrait chez lui; il est resté en prison une journée entière durant laquelle il fut sévèrement battu.  Le 11 février 1994, après quelques déclarations à la radio, Adner D'Haïti fut de nouveau arrêté et frappé par les «attachés».

          Thibault Jm. Mozart

195.    Chargé de presse du Président Aristide avant son renversement et actuellement membre de la Fondation Belle-Anse.  Avait été désigné par la Fondation pour recueillir des informations au sujet des violations des droits de l'homme dans le District de Belle-Anse.  Fut arrêté le 13 mai 1994 par un militaire, Abessis Noel, et conduit à la caserne.  Plus tard, il fut reçu par le Commandant du District militaire de Fliotte, Oreste Seripahen, qui l'a interrogé au sujet de l'appui que recevait Aristide.  Come Thibault J. Mozart refusait de parler, le Commandant a donné l'ordre de lui donner des coups sur les oreilles.  A la suite des mauvais traitements qu'il a souffert, M. Thibault a des problèmes d'audition.

          Ernst Océan

195.    Journaliste de 27 ans qui fut déclaré disparu le 4 août 1994 par Radio Tropic FM, la station où il travaillait.  Sa famille et ses collègues l'ont vu pour la dernière fois le 31 juillet; sa dernière émission eut lieu durant une cérémonie organisée par les autorités militaires.  Océan avait été arrêté en 1993 par des soldats, sous l'accusation de distribuer des tracts en faveur du Président déposé Aristide.

          Marcelin Clotaire

196.    Délégué du «Mouvement paysan Savane pour le développement social (MPSDS)», se trouvait le 15 juillet 1993 dans une réunion d'une cinquantaine de personnes dans le quartier de Pandiason, Hinche; cette réunion fut interrompue par une bande de civils armés qui ont arrêté la moitié des participants.  Le 20 août, alors qu'il participait à une autre réunion, il fut de nouveau arrêté par des civils armés.

          Le 15 septembre 1993, durant une réunion de son association durant laquelle était organisé le retour d'Aristide, le chef de section est venu interrompre les débats et divers participants furent battus.  Le 27 décembre 1993, durant les représailles exercées par le FRAPH à Cité Soleil pour venger la mort d'Issa Paul, Marcelin Clotaire fut arrêté et conduit à la Brigade antigang, où il fut roué de coups.

          Franze Lamisère et Gérald Duverger

197.    La persécution des membres d'une organisation écologique, l'Unité nationale des progressistes pour le reboisement et l'environnement (UNPREN), dont est membre Mme Lamisère, a commencé le 25 juillet 1993 avec la violente interruption d'une de ses réunions sur ordre du chef de section Vancol Adam.

          Le 26 octobre de cette année, lorsque Mme Lamisère se trouvait dans une autre réunion, celle-ci fut interrompue par des civils armés qui ont poursuivi les participants jusque dans leur foyer et les ont agressé, en même temps que des membres de leur famille, et ont pillé les lieux.  Le délégué Gérald Duverger, qui se trouvait également à cette réunion, fut sévèrement battu et conduit à un lieu où on l'a laissé pour mort.  Ayant été menacés de mort, tous les dirigeants de l'organisation ont dû passer au marronage.

          M. Destaul et Natacha Destaul

198.    Membres de l'organisation «Mouvement des jeunes paysans Côtes de Fer (OMJPC)».  Le 30 octobre 1993, durant une réunion de l'OMJPC, dont M. Destaul assurait la présidence, divers militaires et civils armés ont fait irruption dans l'église où se tenait la réunion et où se trouvait aussi son épouse.  M. Destaul fut attaqué et conduit à la caserne de Côtes de Fer où il est resté trois jours avant d'être libéré le 1er novembre 1993.  Alors qu'il était en prison, il fut informé qu'il n'avait pas le droit d'organiser ce jour-là une réunion.  Bien que M. Destaul ait pu faire soigner ses blessures après sa libération, il garde encore des cicatrices profondes qui sont dues aux mauvais traitements et aux coups qu'il a subis.

          Le 2 novembre, il fut accusé arbitrairement par un commandant militaire d'avoir incendié sa maison, incident durant lequel le militaire a perdu un fils.  A titre de représailles, divers militaires et civils armés ont alors incendié les bureaux de l'OMJPC et le domicile de M. et Mme Destaul.  Depuis lors, M. Destaul a décidé d'entrer dans la clandestinité ou le marronage.

          En février 1994, sept militaires et civils armés se sont présentés chez Mme Destaul et ont demandé à voir son mari.  Comme il n'était pas là, ils l'ont battu, bien qu'elle soit enceinte de sept mois, à la suite de quoi, elle perdit connaissance.

          Elisias Arnaud

199.    En qualité de membre de la FJPJ (Fédération de jeunes patriotes de Jn. Denis), du KODET et de KONAKOM, a fait l'objet de persécutions constantes de la part des militaires.

          Elisias Arnaud a toujours défendu les paysans et a organisé des réunions et manifestations populaires.  Il a également distribué sur la voie publique des tracts en faveur d'Aristide.  Il a constamment défendu les paysans face aux abus des autorités locales, ce qui lui a valu l'interdiction de séjour dans la région de Jn. Denis, Petite-Rivière de l'Artibonite, Première section de BacCousin.

          M. Arnaud a subi l'assassinat de son fils, tandis que sa femme et sa soeur ont été violées à deux reprises.  Depuis le coup d'état de septembre 1991, il a dû rester dans la clandestinité.  Le dernier fait dont la Commission ait été informée est qu'il a vu incendier sa maison et assassiner son frère, dénommé Olden Elisias, par des militaires alors qu'il essayait de l'empêcher d'y rentrer.

D)       Droit à la propriété privée

200.    La répression exercée par le régime illégal de facto ne s'est pas bornée à poursuivre physiquement les citoyens et à attenter brutalement contre l'intégrité de la personne de ceux qui s'opposaient au régime; elle a également cherché à détruire les quelques biens qu'ils pouvaient posséder.

201.    Le droit de propriété est consacré par l'article 21 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, qui déclare:  «Nul ne peut être privé de ses biens, sauf sur paiement d'une juste indemnité pour raisons d'intérêt public ou d'intérêt social et dans les cas et selon les formes prévus par la loi».

202.    Les nombreux cas dont la Commission a été saisie prouvent que, souvent, dans le cadre de leur politique de terreur, les auteurs de la répression, militaires ou civils armés agissant sous les ordres de l'armée, détruisaient les maisons des personnes qu'ils recherchaient et qui étaient d'ordinaire des partisans du Président Aristide.  Cette pratique se soldait par une situation désolante dans laquelle le père devait fuir dans la clandestinité et abandonner sa famille, laquelle restait dans le dénuement le plus complet, sans logement pour s'abriter.

203.    La Commission a observé que la pratique employée par les militaires ou les paramilitaires consistait à piller les habitations des victimes avant de les incendier.  En parallèle à ces infractions au droit de propriété, la Commission a eu connaissance de cas où les chefs de section se sont appropriés les terres et les récoltes des victimes qui devaient fuir et rester dans la clandestinité ou le marronage.

204.    Les autorités du gouvernement illégal de facto et les civils armés du FRAPH ont donc eu souvent recours à la destruction des foyers des opposants au régime à titre de mesure de répression.

205.    Nous présentons ci-après quelques-uns des cas dont la Commission a été saisie.

            Gabriel Edrasse

206.    Le 10 juin 1992, des civils armées l'ont attaqué en l'accusant d'être « lavalassien » alors qu'il se trouvait dans un centre sportif en compagnie d'autres personnes.  Après l'avoir sauvagement battu et le croyant mort, ses agresseurs ont essayé de cacher son corps.

          Le 30 octobre 1993, il fut détenu arbitrairement et fut laissé trois jours sans nourriture.  On l'accusait d'être membre de l'AJPS (Association des Jeunes Progressistes Sous Dalles), groupe qui travaillait pour le retour d'Aristide.  Sa maison fut incendiée et il dût abandonner sa femme et ses enfants pour se cacher et rechercher un abri dans les églises jusqu'à sa nouvelle arrestation, le 23 mars 1994, pour avoir distribué des photos d'Aristide.

            Leroy Charles Vigne

207.    Après le renversement du Président Aristide, de nombreux membres du Mouvement des paysans Papaye (MPP) ont été détenus, battus et assassinés.  M. Leroy Charles Vigne, membre de cette organisation, parvint néanmoins à s'échapper durant la nuit du 1er juillet 1993 alors que des militaires venaient l'arrêter.  En représailles pour sa fuite, sa maison fut pillée et détruite.  Depuis lors, Mme Leroy Charles Vigne qui n'a plus de foyer craint pour sa vie et celle de ses cinq enfants à cause des représailles éventuelles des militaires.

            Ryfelle d'Haïti

208.    Le 27 décembre 1993, Issa Paul, qui était trésorier du FRAPH, fut assassiné à Cité Soleil.  Les membres du FRAPH ont alors accusé Ryfelle d'Haïti d'en être responsable parce qu'il était membre d'une organisation populaire qui avait publié un communiqué critiquant l'armée.  Il fut arrêté et battu, de même que son épouse.  Grâce à l'intervention d'un sergent, ils furent libérés.  Néanmoins, tous leurs biens furent brûlés tandis que plus de 200 habitations furent également incendiées dans le quartier de Cité Soleil durant les actes de représailles qui furent commis par des membres du FRAPH.

5.       Les réfugiés de la mer

209.    Depuis le 29 septembre 1991, date à laquelle les forces armées ont renversé le Président Jean-Bertrand Aristide, la Commission observe la situation des droits de l'homme des réfugiés haïtiens.  Dans les rapports spéciaux qu'elle a consacrés à Haïti et qui couvrent les périodes allant de 1992 à 1993, la Commission a consacré dans chacun d'eux un chapitre spécial à cette question[29].

210.    La répression contre la population haïtienne a commencé aussitôt après le coup d'état et s'est manifestée par des assassinats, disparitions, tortures et arrestations politiques.  Les violations systématiques des droits de l'homme commises par les militaires ont provoqué un exode massif d'haïtiens, notamment de ceux qui appartenaient aux secteurs qui appuyaient le Président Aristide.  Des milliers d'haïtiens ont fui leur pays pour échapper à la sévère répression en traversant la frontière pour se rendre en République Dominicaine ou à bord de petites embarcations dangereuses se dirigeant vers les Etats-Unis.  D'autres navires ont pris la mer à destination des Bahamas, de Bélize, de Cuba, du Honduras, de la Jamaïque, de Trinité‑et-Tobago et du Venezuela, où leurs passagers en demandaient asile.  Un grand nombre de ces bâtiments ont été interceptés par le Service des gardes-côtes des Etats-Unis alors qu'un nombre incalculable coulait, noyant leurs passagers.

211.    Dans son dernier rapport, la Commission a indiqué que le nombre d'haïtiens qui avaient été interceptés dépassait 41.000 personnes[30], dont 30.000 ont été refoulés à Haïti.  La pratique de l'interdiction et du rapatriement forcé appliquée par les Etats-Unis a fait l'objet d'attaques continues de la part d'organisations non gouvernementales de défense des droits de l'homme.  Elles ont soutenu que cette pratique viole le Droit international, et notamment les dispositions de l'Article 1 (A) du Protocole des Nations Unies relatif à la situation des réfugiés, auquel les Etats-Unis sont partie et qui définit le réfugié comme :

          Toute personne qui, pour des raisons de race, religion, nationalité, appartenance à un groupe social ou à une opinion politique, se trouve en dehors du pays de sa nationalité et ne peut obtenir la protection de ce pays ou ... n'est pas disposée à le faire...

et finalement l'Article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, qui déclare:

          Aucun Etat contractant ne pourra expulser ou refouler de manière quelconque un réfugié vers un territoire dans les frontières duquel sa vie ou sa liberté peuvent courir un danger en vertu de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou à une opinion politique.

212.    Les groupements des droits de l'homme qui se font les avocats des droits des réfugiés ont affirmé que la pratique viole également la législation des Etats-Unis, laquelle interdit le refoulement par la force de ceux qui ont véritablement fui la persécution dans leur pays d'origine.

213.    Le 21 juin 1993, la Cour Suprême des Etats-Unis a statué que les pouvoirs dévolus au Président, lui permettant de rapatrier des étrangers dépourvus de documents qui étaient interceptés en haute mer, ne pouvaient faire l'objet d'aucune restriction et que le droit à ne pas faire l'objet d'un refoulement ne s'appliquait qu'aux étrangers qui étaient physiquement présents dans le pays d'accueil.  Sur ce point, certains groupements des droits de l'homme ont affirmé que ceux qui étaient interceptés dans les eaux internationales ne disposaient d'aucun remède juridique et que, à moins que la législation en vigueur ne soit modifiée par le Congrès, les haïtiens continueraient à être rapatriés sans qu'on leur accorde une audience leur permettant d'exposer leurs arguments en faveur de leur demande d'asile.

214.    Au début de février 1994, le Président Jean-Bertrand Aristide a annoncé qu'il dénonçait l'accord permettant aux Etats-Unis de rapatrier sommairement les réfugiés  haïtiens interceptés en haute mer, invoquant à cet effet la clause qui permettait de dénoncer avec un préavis de six mois l'accord entre les deux pays.  Le communiqué du Président Aristide a été publié après qu'on ait trouvé sur les plages de Floride quatre cadavres de réfugiés haïtiens, dont deux d'enfants.

215.    Les critiques contre la politique du Président William Clinton qui interceptait et refoulait les « boat people » vers Haïti se sont intensifiées au début de 1994 dans certains milieux des Etats-Unis.  En mars, un groupe de membres du Congrès, en particulier le Groupe Black Caucus, des artistes et des dirigeants du mouvement noir des Etats-Unis ont lancé une campagne pour faire modifier la politique du Gouvernement de ce pays.  Ce groupe a qualifié de raciste la politique du Président Clinton et a demandé le renvoi de Lawrence Pezzullo, chargé de la crise haïtienne au Département d'Etat.

216.    Le 11 avril, le Directeur exécutif du groupe TransAfrica, Randall Robinson, a commencé une grève de la faim pour manifester son opposition à la politique de rapatriement sommaire des réfugiés.  De même, au mois d'avril, le Président Aristide a poursuivi ses critiques et a accusé le Gouvernement des Etats-Unis de mener une politique raciste pour refouler dans leur pays d'origine les haïtiens interceptés en haute mer sans leur donner la possibilité de demander l'asile politique.

217.    Durant la visite qu'elle a effectuée en mai 1994 en Haïti, la Commission interaméricaine des droits de l'homme a reçu les plaintes de diverses personnes qui avaient été victimes de violations des droits de l'homme, y compris d'exécution extrajudiciaires, après avoir été refoulées en Haïti à partir de Guantánamo.  Amnesty international a noté quelques cas, dont le suivant:

218.     Oman Desanges, fondateur et président du comité de quartier Association des jeunes progressistes de Martissant.  Les soldats ont essayé de l'arrêter quelques jours après le coup d'état de septembre 1991; en février 1992, il a pris la fuite en bateau avec sa famille.  Les gardes-côtes des Etats-Unis l'ont intercepté et ont conduit divers haïtiens à Guantánamo, où certains d'entre eux furent choisis pour être amenés aux Etats-Unis afin d'acheminer leur demande d'asile.

          Malgré cela et, semble-t-il, à la suite d'une erreur, Oman Desanges et divers membres de sa famille ont été refoulés en Haïti en mai 1992.  Le 26 janvier 1994, on a trouvé le corps d'Oman Desanges près de l'aéroport international de Port-au-Prince.  Il avait les bras liés, une corde au cou et autour du bras un panneau rouge portant la mention «Président de l'armée rouge» et «indigent Lavalassien».  On lui avait arraché les yeux, coupé une oreille et ouvert l'estomac.  Deux jours auparavant, un groupe de soldats et d'attachés l'avait arrêté dans sa maison de Martissant, à Port-au-Prince.  Il semble que, durant sa détention, on lui a bandé les yeux, puis on l'a frappé et poignardé, après quoi on l'a tué à coups de balles[31].

219.    A la fin avril, un changement s'est produit dans la politique du Président Clinton, qui admit sur le territoire nordaméricain 411 réfugiés interceptés à quatre milles de la côte de Floride.  Néanmoins, il fallut attendre le 8 mai pour que le Président Clinton annonce que les Etats-Unis ne refouleraient pas de façon systématique tous les réfugiés interceptés en mer et mettaient en place un système d'audience à bord des navires de la Marine nordaméricaine pour établir si les haïtiens, avaient, conformément au droit international, qualité pour obtenir le statut de réfugié politique.  Les audiences devaient être réalisées par des représentants du Service d'immigration et de naturalisation des Etats-Unis, aidés et encadrés par des représentants du Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies.  Les personnes qui ne remplissaient pas les conditions requises devaient être refoulées en Haïti.  En même temps, le Gouvernement nordaméricain a continué à demander aux haïtiens qu'ils présentent leur demande d'asile politique en Haïti.

220.    Dans le cadre du changement de politique du Gouvernement des Etats-Unis, William Gray, ancien membre démocrate du Congrès, fut nommé Conseiller spécial et Secrétaire d'Etat pour les affaires haïtiennes, en remplacement de Lawrence Pezzullo.

221.    Par ailleurs, le Gouvernement des Etats-Unis a entrepris une campagne pour demander à d'autres pays qu'ils accueillent les réfugiés haïtiens ou qu'ils permettent que les audiences se fassent sur leur territoire.  Les membres du groupe «d'amis d'Haïti», composé de l'Argentine, du Canada, des Etats-Unis, de la France et du Venezuela, ainsi que des pays des Caraïbes et de l'Amérique centrale, furent sollicités à cet effet.  Les Iles Turques et Caïques ont annoncé qu'elles recevraient quelques haïtiens. Le Gouvernement des Etats-Unis a fait savoir qu'il prendrait à sa charge les dépenses que cet accueil entraînerait pour les gouvernements qui accepteraient de collaborer.

222.    Le nouveau système d'instruction des demandes des réfugiés fut instauré le 16 juin 1994 à bord du «Confort», navire des Etats-Unis, dans la Baie de Kingston, en Jamaïque.  Le système adopté a augmenté la possibilité d'acceptation des réfugiés haïtiens en nombre beaucoup plus grand que prévu.  A l'origine, l'administration des Etats-Unis avait pensé qu'environ 5 % des personnes interceptées seraient envoyées aux Etats-Unis; or le chiffre véritable a atteint près de 30 %.  De même, la procédure d'instruction à bord du « Confort » fut beaucoup plus longue qu'on ne le pensait et les haïtiens interceptés qui ne remplissaient pas les conditions requises pour aller aux Etats-Unis ne furent pas immédiatement refoulés vers Haïti.  Il s'est donc créé en Haïti l'impression que le nombre de personnes qui parvenaient à obtenir l'asile politique était plus élevé qu'il ne l'était en réalité.

223.    En peu de temps, le nombre de personnes interceptées augmenta de façon vertigineuse.  Le 28 juin, les gardes-côtes d'Amérique du Nord ont intercepté 1.486 Haïtiens et, le même jour, le Président Clinton a annoncé que la base militaire de Guantánamo serait de nouveau utilisée pour instruire les demandes des réfugiés.  Le 4 juillet furent interceptés 3.247 réfugiés, ce qui porta à près de 10.000 le nombre d'haïtiens interceptés en 11 jours seulement.  Selon des informations du Département d'Etat, 20.190 haïtiens furent interceptés entre la mi-juin et la mi-juillet.

224.    Un grand nombre d'haïtiens se dirigèrent vers la République Dominicaine et, au mois de mai, on estimait qu'un demi million d'entre eux résidaient illégalement dans ce pays pour fuir la difficile situation politique et économique de leur patrie.  La tension suscitée par l'exode massif a conduit certains milieux à proposer la création de camps de réfugiés pour les Haïtiens.

225.    Les autorités militaires d'Haïti ont essayé de contrôler la sortie des réfugiés dans un effort apparent pour réduire la menace d'invasion.  En mai, le Président illégal de facto, Emile Jonassaint, a annoncé que toute personne qui essayait de partir par mer serait mise en prison.  Par la suite, on a enregistré de nombreux incidents, attaques, détentions et tortures de la part des militaires à l'encontre des personnes qui essayaient de fuir le pays.  Durant la nuit du 16 mai, les militaires ont surpris près de 200 personnes qui essayaient de partir de Trou Chou Chou, Petit Goâve; 50 d'entre elles furent conduites en prison.  Le 22 du même mois, un groupe de 30 personnes qui se disposait à prendre un bateau fut attaqué par des hommes en uniforme dans le village de Ti Guinée, à Petit-Goâve.

226.    En présence de cette arrivée massive de réfugiés, le Gouvernement des Etats-Unis a annoncé le 5 juillet que les personnes interceptées en mer ne seraient plus candidates à l'asile politique dans son pays.  Seules les personnes qui parvenaient à obtenir en Haïti, le statut de réfugié politique seraient désormais acceptées sur le territoire nordaméricain.  Les réfugiés interceptés en mer seraient hébergés à la base militaire de Guantánamo ou dans d'autres camps de réfugiés où on les garderait jusqu'à ce que d'autres pays acceptent de les accueillir ou jusqu'à ce qu'on trouve une solution définitive à la crise.

227.    Après que le Gouvernement panaméen ait refusé de recevoir les 10.000 réfugiés qui devaient être installés dans une île déserte (San José), le Gouvernement des Etats-Unis a redoublé d'efforts pour trouver dans la région des pays qui acceptent d'offrir temporairement des « refuges sûrs » (safe heavens) aux haïtiens.  Néanmoins, 13 chefs d'Etat des Caraïbes réunis à la Barbade ont déclaré leur opposition à la proposition des Etats-Unis visant à ouvrir dans la région des camps pour accueillir les réfugiés.

228.    L'exode massif des haïtiens fut la cause d'un grand nombre de morts.  Le 30 juin, une trentaine de personnes se sont noyées quand un navire de la police a tiré en direction d'une barque de réfugiés, provoquant une panique à bord.  Le 20 juillet, environ 150 Haïtiens sont morts dans le naufrage d'un bateau qui transportait 320 personnes près de la côte de Saint-Marc.

229.    Le 20 juillet, l'administration du Président Clinton annonça que le nombre des « boat people » avait baissé de façon très prononcée.  Sur les 16.000 réfugiés qui avaient été accueillis à la base militaire de Guántanamo, 2.000 préférèrent rentrer en Haïti.

230.    Après l'imposition de l'embargo total et la suspension des vols vers Haïti, les personnes qui s'étaient soumises au processus de sélection en Haïti pour obtenir l'asile aux Etats-Unis se sont heurtées à un problème du fait qu'il leur était impossible de sortir du pays.  Le 18 août, le porte parole de l'Ambassade des Etats-Unis en Haïti a déclaré que 894 personnes qui avaient terminé les démarches requises ne pouvaient sortir du pays.  A la fin août, le Gouvernement des Etats-Unis a obtenu des autorités de facto qu'elles permettent à 91 personnes de sortir d'Haïti dans un car qui les a conduit en République Dominicaine.  Plus tard, les autorités de facto ont accepté la sortie de deux cars par semaine.

231.    La situation des réfugiés accueillis à Guantánamo devenait de plus en plus tendue.  Le 13 août, des centaines de réfugiés ont essayé de fuir après quatre heures de protestation.  La manifestation fut organisée pour exiger l'octroi de l'asile politique aux Etats-Unis ou demander que ce pays envahisse Haïti pour mettre fin à la crise.  En outre, les haïtiens exigeaient de meilleures conditions de vie dans les camps de réfugiés.

232.    Sur les 16.000 Haïtiens qui se trouvaient dans ces installations militaires, plus de 750 ont participé aux troubles.  Environ 120 d'entre eux sont parvenus à escalader les clôtures qui entouraient la base et se sont jetés dans la Baie, espérant, semble-t-il, se rendre à la nage dans un autre lieu de l'île de Cuba.  La manifestation s'est soldée par 65 blessés, dont 20 militaires des Etats-Unis.  Après l'incident, environ 329 réfugiés qui y avaient participé ont été mis à part dans un autre local de la Baie.

233.    L'avenir des réfugiés haïtiens est devenu encore plus incertain, car avec la diminution du nombre de personnes interceptées, le problème est devenu moins urgent pour les autorités des Etats-Unis et l'idée d'ouvrir des camps de réfugiés dans d'autres pays a cessé d'être envisagée, car elle paraissait assez coûteuse et peu pratique.  Au début août, l'exode massif de réfugiés cubains à destination de la Floride a conduit le Gouvernement des Etats-Unis à héberger également dans la base militaire de Guantánamo tous les cubains qui furent interceptés en mer.

234.    A la fin août, la recherche de «refuges sûrs» pour les réfugiés haïtiens était liée à la recherche de refuges pour les cubains.  Le 24 août, le Gouvernement des Etats-Unis a annoncé que Suriname, Sainte-Lucie et la Dominique avaient accepté de recevoir des réfugiés haïtiens.  Auparavant, le Honduras avait accepté quelques haïtiens.

235.    Après l'occupation d'Haïti par la force multinationale, les réfugiés haïtiens hébergés à Guantánamo ont commencé à rentrer chez eux.  En quelques semaines, près de 3.000 haïtiens furent rapatriés.  Cette fois-ci, les réfugiés revenaient volontairement chez eux, car la majorité d'entre eux étaient fatigués des conditions de vie à Guantánamo.  Néanmoins, certains ont déclaré qu'ils avaient accepté de revenir après avoir été informés qu'ils seraient tous rapatriés.

236.    Parmi les réfugiés qui rentraient chez eux, 10.000 furent recrutés pour le nouveau service de police d'Haïti appellé «Corps de sécurité publique».  Les personnes ainsi recrutées ont reçu trois semaines de formation à la base de Guantánamo.  A la mi-octobre, les autorités des Etats-Unis ont indiqué qu'il restait environ 10.332 réfugiés à Guantánamo et que, à la fin novembre, ils seraient tous revenus en Haïti.

237.    Au début de janvier 1995, les réfugiés haïtiens qui restaient encore dans le camp de réfugiés de Guantánamo ont commencé à être rapatriés contre leur volonté.

238.    La communauté internationale n'a pas coordonné sa réaction en présence du problème posé par le mouvement massif de réfugiés résultant du coup d'état militaire en Haïti.  De façon générale, pendant la quasi totalité de la crise, les pays touchés par l'exode ont dû s'attaquer au problème individuellement et en fonction de leurs possibilités politiques et économiques.  A aucun moment, sauf tout à fait à la fin, quand les Etats-Unis se sont vus contraints de rechercher l'appui d'autres pays pour loger les réfugiés interceptés en mer, on a essayé de coordonner la politique concernant les haïtiens afin d'alléger la charge des pays que le problème touchait le plus.  En conséquence, des pays comme les Bahamas ont vu leurs services d'assistance publique surchargés par l'arrivée massive de réfugiés.  Cette situation a causé de graves problèmes de droits de l'homme avec l'internement d'un grand nombre de personnes dans des camps de réfugiés qui étaient dépourvues du minimum d'infrastructure permettant de les recevoir.

239.    La Commission observe que les pays membres de l'Organisation ont l'obligation de s'unir pour confronter les problèmes découlant d'une crise importante, comme la crise présente, en n'importe quel endroit du continent.  La question des réfugiés a posé de graves problèmes de droits de l'homme, qui exigeaient une action positive de la part de tous les Etats soumis aux obligations prévues par la Charte de l'OEA, la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme et la Convention américaine relative aux droits de l'homme.

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