RAPPORT Nº 1/96
AFFAIRE 10.559
PEROU
1er mars 1996

          I.     ANTECEDENTS

          La Commission interaméricaine des droits de l’homme a observé avec inquiétude en diverses occasions le contexte de violence qui existait au Pérou en 1990, époque à laquelle se sont produits le séquestre, la torture, l’exécution sommaire ainsi que la disparition forcée d’un groupe de plus de vingt-un paysans de la province de Chumbivilcas, Département de Cuzco.

          Depuis que des groupes subversifs du Parti communiste du Pérou-Sentier lumineux (PCP-SL) et du Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) ont décidé de prendre les armes en 1980, le Pérou a été le théâtre d’une violence extrême dont ces groupes ont été les principaux responsables par la conduite de pratiques criminelles, visant à exercer par la terreur un contrôle sur les populations.  Ces pratiques violent les principes fondamentaux du droit international humanitaire.

          Il est également vrai que les forces chargées de veiller à la sécurité interne et de combattre les activités terroristes des groupes armés ont utilisé des méthodes incompatibles avec les valeurs et les principes consacrés par les systèmes de protection internationale des droits, des devoirs et des libertés fondamentaux reconnus par les Etats  de la communauté internationale et notamment par le Système interaméricain.  En effet, dans leur lutte contre la subversion terroriste, les forces de sécurité de l’Etat péruvien ont eu recours à des pratiques qui violent les droits de l’homme caractérisées principalement par la torture et les traitements inhumains et dégradants, l’exécution sommaire et la disparition forcée, en particulier de personnes qu’on soupçonnait être membres de groupes armés irréguliers et, dans de nombreux cas, n’avaient rien à voir avec les activités des groupes terroristes.

          La Commission estime que les activites des groupes terroristes constituent effectivement de graves violations des droits fondamentaux qui sont inhérents à la dignité humaine.  Mais elle estime en même temps que dans ses efforts pour venir à bout de la subversion terroriste, l’Etat péruvien n’a pas le droit d’employer des méthodes qui violent ses engagements internationaux.

          Le présent rapport concerne vingt-un paysans de la province de Chumbivilcas, dans le Département de Cuzco, qui sont tombés entre les mains d’une patrouille de l’armée entre le 20 et le 30 avril 1990.  Treize d’entre eux furent assassinés et au moins huit ont été arrêtés et ont disparu par la suite.  On sait également, selon les informations dont dispose la Commission, que durant son incursion, la patrouille militaire a pratiqué des tortures et a violé des femmes sans défense.

          Le Gouvernement péruvien a commencé par nier les faits ou, en tout cas, à les attribuer à des groupes terroristes.  Par la suite, il a reconnu les faits dénoncés qu’il a attribués à un groupe de 18 à 20 hommes armés.  Le gouvernement a également fait savoir que, selon des informations fournies par la préfecture de la police générale de Santo Tomás (Chumbivilcas), cette préfecture avait reçu le 21 avril 1990 un appel par radio émanant d’une patrouille de l’armée péruvienne composée de 18 à 20 hommes qui étaient en patrouille dans la province de Chumbivilcas.

          Il est egalement important de savoir que le Sénat de la République péruvienne a constitué une Commission d’enquête sur les événements de Chumbivilcas; cette Commission a conclu, sur la base de son enquête, qu'elle avait connaissance de suffisamment de faits pour engager la responsabilité d'éléments non identifiés de l’armée péruvienne comme étant les auteurs des incidents de Chumbivilcas.

          II.     INSTRUCTION DEVANT LA COMMISSION

          Un mémoire daté du 26 juin 1990 a déposé à la Commission une plainte concernant la torture et l’exécution arbitraire ultérieure de onze paysans et la détention-disparition de cinq autres, dans la province de Chumbivilcas, Département de Cuzco, entre le 20 et le 30 avril 1990.  Ces faits ont été attribués à une patrouille de l’armée péruvienne venue de la base anti-subversion d’Antabamba, dans le Département d’Apurimac, qui est limitrophe du Département de Cuzco.

          Les informations émanaient de diverses organisations sociales et organisations non gouvernementales de la région, ainsi que de l’église de Sicuani.

          Par communications du 4 juillet et du 4 septembre 1990 respectivement, les requérants ont remis des informations supplémentaires à la Commission.  Dans leur dernière communication, ils ont indiqué que, selon de nouvelles informations émanant d'organisations sociales de la région, le nombre de personnes assassinées était passé à treize, le nombre de détenus qui avaient disparu plus tard était de huit, y compris une petite fille de huit ans, et au moins vingt-six personnes avaient subi des tortures, y compris plusieurs viols de femmes.

          Le 17 mars 1992, la Commission a remis aux requérants la réponse du Gouvernement péruvien.  Dans cette communication, le Gouvernement a indiqué en particulier que:

Les patrouilles sont parties de la base anti-subversion d’Antabamba-Apurimac pour se rendre dans des communautés du même département d’Apurimac.  La base anti-subversion d’Antabamba se trouve à une centaine de kilomètres environ de la localité de Ranrapata-Cuzco, en dehors du rayon d’action d’une patrouille d’infanterie partie de cette base; dans ces conditions, vu les modalités de l’incursion, il semble qu’il s’agirait de délinquants subversifs ...

Le compte rendu des opérations réalisées entre le 5 avril et le 15 mai 1990 dans les provinces d’Antabamba et de Chumbivilcas ne fait mention d’aucun affrontement ou d’aucune intervention de force dans la localité de Ranrapata-Cuzco; en effet le Front-4 et la quatrième région militaire n’ont effectué aucune sorte d’opérations dans cette région.

          Le 3 juin 1992, la Commission a transmis au Gouvernement péruvien une communication dans laquelle étaient exposés les faits objet de l’enquête.

          Les requérants ont soumis à la Commission, le 8 juin 1992, le mémoire contenant leurs observations au sujet de la réponse du Gouvernement péruvien.

          Le 6 juillet de la même année, le gouvernement a donné plus de détails au sujet de ses observations concernant la plainte des requérants.  Dans cette communication, le gouvernement a indiqué en particulier:

A.  Qu’à partir du 20 avril 1990 dans les régions de Yurenca, Tirani, Ucasahuí, Yavini et Ayaccasui des districts de Quiñota et Llusco dans la province de Chumbivilcas, ont eu lieu constamment des assassinats, viols, disparitions et autres incidents commis par un groupe de 18 à 20 éléments armés; c’est la raison pour laquelle, les paysans de ces communautés se sont adressés à la préfecture de la police générale de Santo Tomás pour déposer une plainte et demander une enquête.

....

C.  Les enquêtes préliminaires qui ont été effectuées et les versions données par les familles des victimes ainsi que par les paysans montrent que la CPG-79 (autorités de police de Sicuani) a établi que 18 à 20 éléments armés, montés à cheval et portant des vêtements caractéristiques de la région, ont arrêté arbitrairement dans la soirée du 21 avril 1990 le professeur Bonita Mendoza Merma (pour la libérer ensuite au bout de trois jours) puis ont donné la mort à Ermenegildo Juaja Salazar (50 ans) dans la communauté de Tirani; le 26 avril 1990, vers midi, ils ont tué Marcos Torres Galhua (32 ans), Jesús Jauja Suyo (22 ans), Marcos Huisa Llamacca (38 ans), José Eugenio Huamani Charcahuana (28 ans), Eustaquio Apfata Salhua (28 ans),Zenón Huisa Pacco (22 ans), Balbino Huamani Medina (60 ans) et Julio Huamani Huisa, dans l’un des virages du Cerro Capullo de l’annexe de Narramapata, district de Quiñota-Chumbivilcas, en utilisant à cette fin des armes à feu, comme l’a établi l’autopsie prévue par la loi: le 27 avril 1990, ils ont fait une incursion dans la communauté de Accacco, secteur de Palco Llusco, en laissant au domicile de Justino Carcahauna Chipa (41 ans) une (01) grenade dans son étui; finalement, le 28 avril 1990, avant de quitter le lieu en direction de la localité de Huacuyo, les éléments armés ont emmené une carabine, du bétail, du matériel, des vêtements, des ustensiles et ont entraîné comme otages Telésforo Alférez Achinquipa (28 ans), Toribio Achinquipa Pacco (38 ans) et Gregorio Huisa Alccahuaman (22 ans).

D.  De même, le 21 avril 1990, au début de la matinée, l’opérateur radio de service à la préfecture de la police générale de Santo Tomás a entendu un appel émanant de la base (de CP) composée des 18 à 20 soldats de l'armée péruvienne (EP) sous commandement d’un capitaine qui indiquait qu'ils étaient en train de patrouiller la zone de Quiñota et de Llusco dans la province de Chumbivilcas; ou une communication radio sans confirmer qu’elle semblait provenir d’éléments subversifs qui faisaient des incursions dans diverses communautés paysannes de la province de Chumbivilcas.

          Le 9 septembre 1994, les requérants ont remis à la Commission leurs commentaires au sujet des observations du Gouvernement du Pérou.

          Durant sa 90e Session ordinaire, la CIDH a approuvé, conformément aux dispositions de l’article 50 de la Convention américaine, le rapport 26/95 et l’a transmis au Gouvernement péruvien par note du 27 novembre 1995.  La Commission a demandé à l’Etat péruvien de lui faire connaître dans un délai de soixante jours les mesures adoptées à la suite des recommandations contenues dans le rapport.  Le 25 janvier 1996, le Gouvernement du Pérou a demandé une prorogation pour répondre à la demande de la Commission; cette dernière lui a accordé trente jours supplémentaires, c’est-à-dire jusqù’au 27 février 1996.  Le gouvernement n’a pas fait parvenir de réponse dans les délais prévus.

          III.    FAITS DENONCES

          Selon les informations que contient le dossier, les faits dénoncés comme étant des violations des droits protégés par la Convention américaine relative aux droits de l’homme sont les suivants:

1.    Faits concernant l’intégrité physique, le droit à la vie des victimes et le droit à la liberté individuelle

          Les requérants ont dénoncé que, entre les 20 et 30 avril 1990, une patrouille de l’armée péruvienne en provenance de la base antisubversive d’Antabamba, dans le Département d’Apurimac, et placée sous le commandement d’un officier qui semblait être un lieutenant, a fait une incursion dans divers villages de la province de Chumbivilcas, Département de Cuzco, où elle a assassiné treize paysans après les avoir torturés.  Les personnes exécutées par les membres de la patrouille de l’armée ont été identifiées comme suit: Julio Apfata Tañire Otabirf (28 ans), Balvino Huamani Medina (60 ans), Zenón Huisa Pacco (20 ans), Juan Huisa Pacco (22 ans), Gregorio Alférez Triveño (20 ans), Marcos Sacarías Huisa Llamoca (38 ans), José Eusebio Huamani Charcahuana (28 ans), Jesús Jauja Sullo (22 ans), Eustaquio Afata Salhua (20 ans), Julio Huamani Huisa (30 ans), Marcos Torres Salhua (30 ans), Hermegegildo Jauja (60 ans) et Víctor Huacacha Gómez.

          Les certificats médicaux qui rendent compte de l’état des cadavres mentionnent dans onze cas la présence de lésions corporelles produites par des coups, des instruments pointus, et des instruments chauffées à blanc.  Les cadavres présentaient des indications de pénétration et de sortie d’armes à feu.  Dans tous les cas, la cause de la mort a été indiquée comme étant la destruction d'organes internes et une hémorragie interne.

          Les plaintes déclarent que huit autres paysans ont été détenus par la patrouille et sont depuis lors portés disparus.  Les personnes qui ont été arrêtés et ont été ensuite portées disparues ont été identifiées comme suit: Quintín Alférez Ojuro (33 ans), Telésforo Alférez Achinquipa, Gregorio Huisa Alcahuaman, Damasio Charccahuana Huisa, Toribion Achinquipa Pacco, Pedro Gómez, un dénommé Huamán et une petite fille d’environ 8 ans qui n’a pas été identifiée.

          La plainte indique que, lorsque ces faits se sont produits, la province de Chumbivilcas n’était pas placée sous état d’urgence et, par conséquent, ne relevait pas du contrôle des forces armées.

          Selon les informations que contient le dossier, il ressort que, d’après les témoins, l’assassinat des personnes susmentionnées a eu lieu sur le flanc d’une montagne appelée Cerro Capallulo.  Les soldats ont disposé les personnes en file indienne puis ont fait éclater des engins explosifs, suivis de rafales de mitrailleuses.  Les cadavres furent jetés dans des fosses naturelles.

          Les communications présentées par les requérants montrent que, selon  les témoins, la patrouille militaire était placée sous le commandement d’un officier de l’armée qui semblait être un lieutenant et que la troupe appellait “negro” ou ”negrón”.

          2.    Faits liés à la protection judiciaire effective

          Lorsque les événements de Chumbivilcas furent connus du public, diverses organisations paysannes du Département de Cuzco, y compris l’église catholique de la province de Sicuani, sont intervenues pour exiger des autorités du ministère public[1] et du pouvoir judiciaire qu’elles effectuent des enquêtes détaillées afin d’éclaircir les faits et déterminer les responsabilités pénales.  Les organisations sociales, l’église catholique et les organisations non gouvernementales de protection des droits de l’homme ont fait officiellement appel aux services du ministère public pour dénoncer les événements de Chumbivilcas.

          Les requérants ont également indiqué que, le 27 avril 1990, le chef de la police générale de Chumbivilcas remit au juge d’instruction (juge pénal) de la même ville un mémoire où il indiquait que les paysans de Chumbivilcas avaient été assassinés par des membres de l’armée péruvienne sans spécifier leur origine.

          Ils ont également indiqué que, le 14 mai 1990, un recours a été intenté auprès du procureur supérieur doyen de Cuzco demandant son intervention pour éclaircir les événements de Chumbivilcas où s’est produit l’assassinat et la disparition d’un groupe de personnes des mains de membres de l’armée, qui auraient eu leur quartier dans la province d’Antabamba, Département de Apurimac.

          Le 27 mai 1990, le procureur provincial de Chumbivilcas a remis, à propos des événements dénoncés, le rapport no 001-90-MP-FPMCH, au procureur supérieur doyen, dans lequel il a indiqué que son bureau avait demandé au chef de la police générale d’effectuer une enquête afin d’identifier les faits et les responsables.

          Le 29 mai 1990, l’Association pour les droits de l’homme a déposé une plainte pénale auprès du procureur général de la nation en demandant également l’intervention de cette autorité pour qu’on effectue une enquête à propos des délits d’homicide qualifié et d’abus d’autorité à l’occasion de la mort de onze personnes et de la détention-disparition de huit autres qui ont eu lieu les 23, 24, 25 et 26 avril 1990, des mains de membres de l’armée péruvienne provenant du district d’Antabamba, province de Cotabamba, Apurimac.

          Afin d’identifier les auteurs présumés de la tuerie de Chumbivilcas, le procureur général de Santo Tomás a adressé au Général Petronio Fernández Dávila (chef de la région militaire) diverses notes lui demandant de fournir le nom du chef de la base militaire de Haquira et de l’officier présumé qui dirigeait la patrouille militaire auteur des faits.  Le procureur provincial demandait qu’on identifie le chef et fournissait la description suivante: “... vêtement civil, de teint basané avec barbe et moustache, mesurant 1 m 70 cm, surnommé “lieutenant Negro ou Negrón, Pedro ou Julio”, contre ce militaire existe une indication raisonnable qu’il est l’auteur du fait de bain de sang et d’autres délits ...”.

          Le dossier indique que, selon son constat du 25 juillet 1990, la police a conclu à la suite de ses enquêtes que les responsables de la tuerie des paysans de Chumbivilcas étaient des membres d’une patrouille de l’armée péruvienne.  Le constat conclut en déterminant la responsabilité des membres de l’armée péruvienne basée dans la localité de Haquira-Cotabambas-Apurimac. Il repose sur:

a.       Les indications coïncidantes des offensés.

 b.      Les contacts pris par radio au nom de la base militaire de Haquira, mentionnés dans le registre des transmissions réservées de la ligne du quartier général de la police de Santo Tomás.

c.      La découverte d’une grenade armée, de broches d'armement, de broches CAL.7.62 pour FAL, marque FAMF, figurant au registre 79-CPN-SICUANI.

          Les requérants ont également indiqué à la Commission que, selon le dossier no 097-90 du procureur provincial de Chumbivilcas, il a été établi que la patrouille responsable de l’assassinat des paysans de Chumbivilcas appartenait à l’armée péruvienne et se trouvait sous le commandement d’un officier ayant rang de lieutenant.  Sur cette base, le procureur a demandé au chef de la IV région militaire d’identifier le chef de la base militaire de Haquira et d’identifier l’officier qui commandait le groupe armé auteur du crime.

          Les militaires n’ont pas fourni les informations nécessaires pour identifier les responsables.  Le ministère public n’a pas présenté de plainte pénale officielle à l’organe juridictionnel.

          IV.   OBSERVATIONS DES PARTIES

          1.    Position du Gouvernement

          A propos de l’affaire qui a fait l’objet de l’enquête, le Gouvernement péruvien a fait parvenir deux communications officielles à la Commission.  Dans la première, il déclare que les faits dénoncés n’ont pas été perpétrés par l’armée péruvienne, mais qu’ils pourraient bien plutôt être dûs à des éléments subversifs.  Dans la deuxième, qui porte la date du 6 juillet 1994, il donne de nouveaux détails et présente de nouveaux éléments en ce sens qu’il admet les décès qui ont eu lieu dans la province de Chumbivilcas, mais déclare que les auteurs “seraient ... des éléments subversifs qui faisaient des incursions dans les diverses communautés paysannes de la province de Chumbivilcas”.

          La Commission a également eu connaissance d’informations supplémentaires fournies par les requérants indiquant la position du Ministère de la défense à l’égard des événements de Chumbivilcas.  Le 11 juin 1990, le Ministère de la défense a déclaré dans la note no 2490 que le commandant des forces jointes l’avait informé que: “(1) les forces armées n’avaient pas effectué d’opérations dans la province de Chumbivilcas dans le Département de Cuzco”.

          Le même jour, le Ministère de la défense a envoyé une communication à la Chambre des députés dans laquelle il nie que les forces armées aient effectué des opérations dans la province de Chumbivilcas dans le Département de Cuzco.

          2.    Position des requérants

          Les requérants ont fait savoir à la Commission que, malgré que plus de quatre ans se soient passés depuis les événements délictueux, le gouvernement continue à affirmer, que bien qu’on ait identifié la patrouille comme appartenant à l’armée, la colonne armée responsable pourrait appartenir à des éléments subversifs.

          Par ailleurs, les requérants affirment que, bien qu’elles aient été dénoncées maintes fois et publiquement par les familles des victimes, et par diverses institutions ecclésiastiques, organisations professionnelles, groupements paysans et organisations de défense des droits des citoyens, les tortures, exécutions extrajudiciaires et disparitions forcées des paysans de Chumbivilcas ne sont pas encore élucidées, à ce jour.  Les autorités militaires ont systématiquement nié les faits et n’ont pas collaboré avec les services du Ministère public.  L’affaire n’a pas été remise au pouvoir judiciaire aux fins d’enquête.

          Les requérants rappellent que plus de quatre ans se sont passés depuis les événements dénoncés sans qu’ils aient été encore éclaircis.  On n’a pas identifié les responsables ni puni la moindre personne, ce qui rend donc inefficaces les recours de la juridiction interne.

          Par ailleurs, les requérants rappellent que, dans sa dernière réponse à la Commission, le Gouvernement péruvien a suggéré que les responsables de l’assassinat des paysans de Chumbivilcas étaient des éléments subversifs.  A cet argument du gouvernement, les requérants répondent que, le gouvernement n’a néanmoins pas prouvé qu’il ait effectué la moindre enquête ou apporté la moindre preuve au sujet des auteurs possibles des événements que le gouvernement veut attribuer à des éléments subversifs.  Bien au contraire, le gouvernement n’a pas contesté les diverses preuves à charge présentées à la Commission par les requérants.

          Les requérants affirment également que le Gouvernement péruvien n’a pas fourni la moindre information au sujet de l'instruction des diverses plaintes déposées par les familles des victimes et par diverses organisations aussi bien auprès du Ministère public qu’auprès du pouvoir judiciaire et a répondu de façon évasive et confuse à la plainte en faisant valoir de simples présomptions alors que plus de quatre ans s’étaient écoulés depuis la dénonciation des incidents de Chumbivilcas.

          Ils indiquent que le gouvernement refuse de donner les noms des responsables, après avoir refusé de fournir des informations, même à une Commission spéciale d’enquête parlementaire.

          D’après les requérants, l’attitude du gouvernement indique peu de désir d’effectuer une enquête au sujet des tortures, exécutions extrajudiciaires et disparitions forcées des paysans de Chumbivilcas.  Ils concluent que l’absence d’une enquête impartiale effectuée par les organes compétents prouve non seulement le manque d’intérêt à l’égard du châtiment des responsables, mais révèle aussi une volonté  intolérable de faire reigner l'impunité.  En effet, bien qu’on ait dénoncé au moment voulu l’exécution extrajudiciaire des citoyens, Julio Apfata Tañire Otabirf (28 ans), Balvino Huamani Medina (60ans), Zenón Huisa Pacco (20 ans), Juan Huisa Pacco (22 ans), Gregorio Alférez Triveño (20 ans), Marcos Zacarías Huisa Llamoca (38 ans), José Eusebio Huamaní Charcahuana (28 ans), Jesús Jauja Sullo (22 ans), Eustaquio Afata Salhua (20 ans), Julio Huamaní Huisa (30 ans), Marcos Torres Salhua (30 ans), Hermenegildo Jauja (60 ans) et Víctor Huachaca Gómez, et la disparition forcée de Quintín Alferez Ojuro (33 ans), Telésforo Alferez Achinquipa, Gregorio Huisa Alcahuaman, Damasio Charcahuana Huisa, Andrés Achinquipa Pacco, Pedro Gómez, un dénommé Huamán et une petite fille d’environ 8 ans non identifiée, auprès de diverses autorités de l’administration de la justice, et bien qu’on ait également dénoncé les faits auprès de diverses autorités politiques et militaires, les enquêtes ne sont pas enocre  terminées et il n’y a pas eu de rapport final, exception faite de la Commission spéciale du Congrès.

          Enfin, ils estiment que les faits dénoncés n’ont pas été réfutés absolument par le Gouvernement péruvien. A l’appui de leur plainte, les requérants ont remis à la Commission les conclusions de la Commission parlementaire que le Congrès de la République avait constituée pour enquêter sur les événements de Chumbivilcas.  Parmi les conclusions les plus importantes de cette Commission, ils citent:

... La Commission conclut que les faits objet de l’enquête ont été suffisamment éclaircis  pour pouvoir accuser des éléments non identifiés de l’armée péruvienne d’assassinat massif de paysans dans les localités de la province de Chumbivilcas et d’Antabamba, entre les territoires des départements d’Apurimac et de Cuzco.

          Le rapport de la Commission parlementaire affirme que les témoignages qui ont été recueillis concordent pour attribuer la responsabilité à des membres de l’armée péruvienne et déclare que:

.... le groupe armé aurait été dirigé par un officier ayant probablement le grade le lieutenant; ses membres auraient porté des armes de même calibre, des brodequins, des gourdes, des bottes militaires, des T-shirts noirs et des passe-montagnes.  Ils auraient essayé de déguiser leur habillement militaire sous des ponchos.

          Plus loin, il ajoute:

                 Durant leur incursion, ils ont donné  à l’officier présumé un grade militaire (la majorité des témoins indique que le chef se donnait le grade de “lieutenant”) et employé un langage militaire; ils ont interrogé les détenus au sujet de la possession et du lieu où se trouvaient certains éléments subversifs qu’ils recherchaient.

          Selon les témoignages recueillis par cette Commission d’enquête du Congrès, une patrouille de la base de Haquira est venue dans la région durant le mois précédent les événements (mars 1990):

                 Le maire provincial de Chumbivilcas, Eusebio Villena Castro, a déclaré que la base militaire de Haquira effectuait constamment des patrouilles dans les communautés d’altitude et s’était rendue à plusieurs reprises dans les districts de Quiñota, Llusco ...

          Par ailleurs, à propos de la collaboration de hauts officiers de l’armée péruvienne aux enquêtes portant sur les événements de Chumbivilcas, une des conclusions de cette Commission d’enquête du Congrès affirme que:

          2.    La Commission conclut que les chefs des commandos politiques militaires d’Ayacucho, le Général Petronio Fernández Dávila et d’Apurimac, le colonel Calle, ont violé leurs obligations fonctionnelles et constitutionnelles en refusant de fournir des informations au sujet de l’identité d’agents opérationnels, responsables de délits communs. Il incombe au Ministère public d’évaluer et de caractériser ces conduites afin de les punir; sans quoi, les sujets accusés seraient soustraits aux poursuites pénales, acte jugé illicite dans notre régime pénal.

          V.    CONSIDERATIONS

          1.    A propos de l’admissibilité de la plainte

          -      Présentation dans le délai prévu

          La plainte a été présenté dans le délai de six mois prévu par les articles 46.b de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et 38 (1) du règlement de la Commission.

          -      Condition de forme

          La plainte remplit les conditions formelles d’admissibilité que prévoient la Convention américaine relative aux droits de l’homme et le règlement de la Commission.

          -      Absence d’autres procédures et condition de la chose jugée

          La présente affaire n’est pas en instance de règlement international et ne reproduit une instance en cours déjà examinée et résolue par la Commission ou par un autre organisme intergouvernemental.

          -      Epuisement des recours internes

          L’article 46.1 de la Convention précise les conditions qu’il faut observer pour faire valoir une plainte devant la Commission.  Parmi ces conditions, figure le fait que, pour adresser une requête à la Commission, il faut avoir interjeté et épuisé les recours de la juridiction interne conformément aux principes de droit international généralement reconnus.  Les recours de la juridiction interne des Etats doivent être des instruments qui permettent d’aboutir efficacement à la fin à laquelle on les destine.

          Néanmoins, le paragraphe 2 dudit article (46.2) prévoit trois exceptions à l’utilisation et à l’épuisement préalable des recours de la juridiction interne à savoir: i) quand l’individu qui est présumé lésé s’est vu refuser l’accès des voies de recours interne; ii) lorsqu’il a été empêché de les épuiser; et iii) lorsqu’il y a un retard injustifié de la décision des instances saisies.

          Sur la base de ces trois hypothèses, on ne peut se prévaloir de l’exception du non-épuisement des recours internes.

          La présente affaire a fait l’objet d’une plainte déposée devant les instances compétentes de la juridiction de l’Etat en cause. En effet, comme on l’a déclaré plus haut, diverses plaintes ont été déposées devant le ministère public vu le double rôle que cet organe autonome joue conformément à la Constitution politique du Pérou de 1979;  son rôle de protection des droits et libertés des citoyens que consacre le régime juridique constitutionnel et  rôle d’accusateur en  qualité de titulaire de  l’action pénale auprès de l’organe judiciaire.  Bien que les enquêtes du ministère public aient établi que les événements de Chumbivilcas, c’est-à-dire les tortures, les exécutions extrajudiciaires et le disparitions forcées, sont attribuables à une patrouille de l’armée péruvienne commandée par un officier ayant rang de lieutenant,  la plainte n’a pas été officiellement déposée jusqu’ici auprès du  juge pénal pour qu’il entreprenne une enquête.  Il convient de noter que, selon le régime pénal actuellement en vigueur au Pérou, et selon la loi organique du Ministère public, trois conditions doivent être remplies simultanées pour que le procureur --en tant que titulaire de l’action pénale-- puisse ester devant le pouvoir judiciaire: i) que le fait, faisant l’objet de la plainte, constitue un délit: ii) que l’action pénale n’a pas été prescrite; iii) qu’on a identifié les responsables présumés.  S’il le fait constitue un délit et si l’action pénale n’a pas été prescrite mais si l’on n’a pas pu identifier les responsables, le procureur doit alors classer provisoirement l’enquête.  Dans l’affaire actuelle, plus de cinq ans se sont passés et, à ce jour, la plainte du procureur n’ a pas été formèlement introduite, entre autres raisons, parce que les autorités militaires qui relèvent du pouvoir exécutif refusent d’identifier les officiers responsables des incidents de Chumbivilcas.

          En ce qui concerne ce qui vient d’être dit dans le paragraphe précédent, la Commission estime que les recours de la juridiction interne à propos de l’enquête portant sur les incidents et de l’identification des responsables n’ont pas été efficaces et que le temps écoulé sans qu’il y ait eu progrès de l’enquête par les autorités de l’Etat péruvien entraîne  un retard injustifié de la décision à propos desdits recours.  Par ailleurs, en adoptant les lois 26479 et 26492, l’Etat péruvien a failli unilatéralement à son devoir d’enquêter et de punir les crimes qui touchent des droits fondamentaux tels que, dans la présente affaire, le droit à la vie, en violation de la Convention américaine relative aux droits de l’homme[2].  C’est pourquoi, la Commission estime que la requête présentée remplit les hypothèses d’admissibilité que prévoient  la Convention américaine et le règlement de la Commission.

2.    A propos du droit à la vie, à l’intégrité de la personne et à la liberté individuelle

          Selon la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, le droit à la vie est un droit fondamental qui, s’il n’est pas respecté par les autorités de l’Etat, rendrait inefficaces l’ensemble des droits et libertés que consacre le système de reconnaissance et de protection des droits de l’homme.

          En effet, l’article 1 de la Déclaration américaine déclare que “Tout être humain a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne”.  Le droit à la vie est le droit principal de la personne humaine; c’est pourquoi son application sous-entend, outre le devoir de le respecter, un devoir inaliénable de protection de la part des Etats, comme l’exige l’article 1.1 de la Convention, selon lequel les Etats s’engagent à respecter et à garantir les droits et libertés qu’elle reconnaît.

          Du même ordre, il faut citer l’article 4 de la Convention américaine, lequel déclare: “Toute personne a droit au respect de sa vie ...” et précise que “Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie”.

          L’interdiction de la privation arbitraire de la vie humaine est à la base même de la protection du droit à la vie.  L’emploi de l’adverbe arbitrairement pourrait conduire à penser que la Convention admet des exceptions au droit à la vie, en interprétant à tort qu’on autorise d’autres privations du droit à la vie à condition qu’elles ne soient pas arbitraires. Néanmoins, il en va autrement; en effet, il s’agit d’une clause qui, au contraire, cherche à garantir le renforcement des conditions d’application de la peine de mort par les Etats qui, jusqu’à ce jour, ne l’ont pas encore abolie, et en même temps sert de garantie pour empêcher les exécutions arbitraires.

          Ce que recherche la Convention c’est préserver en tout temps le droit à la vie ainsi que le droit à l’intégrité de la personne.  En effet, les Etats ne sont pas autorisés à limiter ces droits, même en invoquant l’existence de situations d’exceptions qui mettent en danger la vie de l’Etat ou de la communauté nationale.  C’est ce qu’indique de façon expresse et sans équivoque l’article 27.2 de la Convention à propos des droits immuables durant des étapes d’exception:

          Article 27

          1.    En cas de guerre, de danger public, ou dans toute autre situation de crise qui menace l’indépendance ou la sécurité de l’Etat partie, celui-ci pourra, strictement en fonction des exigences du moment, prendre des mesures qui suspendent les obligations contractées en vertu de la présente Convention...

          2.    La disposition précédente n’autorise pas la suspension des droits déterminés dans les articles suivants: 3 (droit à la reconnaissance de la personnalité juridique); 4 (droit à la vie); 5 (droit à l’intégrité de la personne) ...

          Quand se sont produits les faits qui ont fait l’objet d’enquête de la part de la Commission, il y avait en vigueur au Pérou la Constitution politique de 1979 qui limitait l’application de la peine de mort aux cas de trahison à la patrie durant une guerre internationale (article 235)[3].

          Conformément aux dispositions constitutionnelles de l’Etat péruvien et aux dispositions internationales qui font partie de son droit interne[4], on peut interpréter qu’en dehors des limites imposées par les hypothèses qui régissent la peine de mort et la légitime défense en cas de conflits armés ou de graves troubles internes qui mettent en danger la vie et les autres droits fondamentaux des personnes, toute exécution effectuée par des agents de l’Etat chargés de maintenir et de préserver l’ordre interne doit être jugée comme étant arbitraire.

          Il ressort de l’analyse des informations fournies à la Commission que, dans le cas des incidents de Chumbivilcas, la patrouille de l’armée a agit en dehors d’une opération régulière qui justifierait de façon raisonnable l’emploi de la force par l’utilisation d’armes à feu.  Il s’agit, par contre, d’un homicide multiple, provoqué par le mouvement d’une capacité opérationnelle de l’Etat (une patrouille militaire), sans qu’intervienne une opération régulière autorisée par des dispositions légales.  Il s’agit de morts qui résultent de l’emploi arbitraire et illégitime de la force.

          Il est important de rappeler qu’aucune province du Département de Cuzco ne se trouvait sous un régime d’urgence quand ces faits se sont produits.  Cela est important pour renforcer l’idée qu’aussi bien le droit à la vie que le droit à l’intégrité de la personne sont des droits que doivent respecter en tout temps les agents de l’Etat chargés de faire respecter la loi et que rien ne les autorise à violer ces droits, même pas l’état d’exception.

          Conformément aux raisonnements qui viennent d’être exposés, la Commission estime qu’à propos des tortures suivies d’exécutions arbitraires, perpétrées par les membres de la patrouille de l’armée dans la province de Chumbivilcas à l’encontre des victimes dont le nom figure dans la partie relative aux faits, les autorités militaires de l’Etat péruvien ont violé la Convention américaine qui reconnaît et protège le droit à la vie et à l’intégrité physique personnelle, comme le prévoient les articles 4 et 5 respectivement dudit instrument international, et ont également enfreint de cette manière à leur obligation de respecter et de garantir ces droits, obligation que prévoit l’article 1.1 de la Convention américaine.

          Quant à l’élément de la plainte des requérants qui concerne la disparition forcée de huit personnes, y compris une petite fille, la Commission estime ce qui suit:

          La pratique de la disparition forcée ou involontaire de personnes a été qualifiée par la communauté internationale de crime contre l'humanité qui porte atteinte à des droits élémentaires de la personne humaine, tels que  la liberté individuelle, l’intégrité de la personne, le droit à la protection, et aux garanties judiciaires, y compris le droit à la vie.  C’est pourquoi, sur la base d’une requête de la Commission interaméricaine, l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats Américains a décidé en 1983:

                 De déclarer qu’en Amérique la pratique de la disparition forcée de personnes est un affront à la conscience du continent et constitue un crime contre l'humanité[5]

          A propos de la disparition forcée, la Commission a déclaré:

                 Ces méthodes cruelles et inhumaines représentent non seulement une privation arbitraire de  liberté, mais aussi un danger extrêmement grave pour l’intégrité, la sécurité et la vie même de la personne.  Elles mettent par ailleurs la victime dans une situation où elle se trouve absolument sans défense contre une grave violation des droits à la justice, à la protection contre la détention arbitraire et à des garanties judiciaires[6].

          Pour sa part, la Cour interaméricaine a déclaré que la disparition forcée de personnes entraîne “souvent l’exécution des détenus, en secret ou sans forme de jugement, suivie de la dissimulation du cadavre afin d’effacer toute trace matérielle du crime et de donner l’impunité à ceux qui l’ont commis, ce qui signifie une violation brutale du droit à la vie que reconnaît l’article 4 de la Convention[7]

          La pratique de la disparition forcée est donc, par définition, une pratique cruelle et inhumaine, ainsi qu’une offense multiple, dans la mesure où les droits lésés sont multiples: liberté personnelle, intégrité physique, accès à la justice, garanties judiciaires,  y compris la vie elle-même.  La Commission estime qu’il y a disparition forcée quand la détention d’une personne est le fait d’agents de l’Etat ou de personnes qui agissent avec l’assentiment de celui-ci, avec ou sans ordre de l’autorité compétente, laquelle peut être niée sans qu’existent des informations au sujet du sort et ou du lieu du détenu.

          Conformément à ce qui précède, pour qu’il y ait détention suivie de disparition, il faut qu’il y ait les éléments suivants: i) détention selon les termes précités; ii) détention effectuée par des agents de l’Etat ou par des groupes irréguliers (paramilitaires ou parapoliciers) qui agissent avec l’assentiment des autorités de l’Etat ou sous leur contrôle opérationnel et iii) confinement de la victime systématiquement nié par les autorités responsables de l’ordre public.[8]

          Selon la Commission, une détention arbitraire ou illégale se définit sur la base de trois éléments, à savoir: i) la détention se situe en dehors des raisons que stipule valablement la loi (détention totalement illégale); ii) elle a lieu sans observer les normes requises par la loi et iii)  elle a  lieu au mépris des pouvoirs de détention, c’est-à-dire, répond à des fins autres que celles que prévoit et requiert la loi (détention à des fins impropres): la Commission a également indiqué que la détention à des fins impropres est, en soi, un châtiment ou une peine qui porte atteinte, en outre, à la nature démocratique de l’Etat et constitue une violation du principe de la séparation des pouvoirs puisqu’elle sous-entend que le pouvoir administratif exerce des facultés qui sont propres à l’organe juridictionnel.[9]

          Dans la présente affaire, il ressort du dossier que les citoyens Quintín Alférez Ojuro, Telésforo Alfeerez Achinquipa,Gregorio Huisa Alcahuanman, Damasio Charcahuana Huisa, Toribio Achinquipa Pacco, Pedro Gómez, le dénommé Huamán et la petite fille d’environ huit ans non identifiée, ont été détenus de façon illégale et arbitraire par les membres d’une patrouille de l’armée péruvienne entre les 20 et 30 avril 1990 dans la province de Chumbivilcas.  Il découle également du dossier que, en présence des requêtes présentées par les organisations paysannes, l’église catholique et le Ministère public, les autorités militaires ont nié systématiquement être l’auteur de l’ensemble des faits dénoncés, y compris la disparition forcée de ces citoyens, qui est clairement inclue au nombre des accusations.

          De même, il faut tenir compte du cadre constitutionnel en vigueur au moment des faits en matière de liberté individuelle et d’attributions des organes de contrôle pénal à propos de la détention de personnes.   En effet, la Constitution politique de 1979 stipule dans son article 2.20(g) que personne ne peut être détenu sauf sur mandat écrit et motivé du juge ou par les autorités policières en cas de flagrant délit.  Dans la présente affaire, et selon la description des faits, les personnes visées ont été détenues sans ordre judiciaire et sans qu’existe un flagrant délit puisqu’on sait que, dans tous les cas, les militaires ont procédé aux arrestations sur le simple soupçon qu’il s’agissait de paysans qui soutenaient les groupes subversifs sans avoir la moindre preuve ou le moindre indice raisonnable susceptible d’étayer ce soupçon.  A plus forte raison, il est faut signaler de nouveau que, dans la région de Chumbivilcas, il n’y avait pa eu de déclaration formelle de l’état d’urgence susceptible de justifier une détention aux fins d’enquête en l’absence d’ordre judiciaire ou de flagrant délit.  C’est pourquoi, ces détentions sont arbitraires et violent les normes de garanties judiciaires dans la mesure où aucune de ces personnes n’a été mise à la disposition du juge compétent, en supposant qu’elles aient été responsables de la commission d’un délit quelconque[10].

          Conformément à ce qui vient d’être dit, il faut conclure que, dans la présente affaire, il y a eu des détentions arbitraires de personnes sans défense et en l’absence de toute justification, détentions qui ont été niées à maintes reprises par les autorités militaires, ce qui constitue un cas collectif de disparition forcée qui a porté atteinte à un ensemble de droits inhérents à la personne tels que les droits à la liberté personnelle, à l’intégrité physique, aux  garanties judiciaires et même au droit à la vie, ce dernier à en juger par le temps écoulé sans qu’on ait établi le retour de la personne.

          Pour les raisons indiquées dans les paragraphes précédents, la Commission estime qu’aussi bien le droit à la liberté personnelle que garantit l’article 7 de la Convention américaine, que les droits à la vie et à l’intégrité de la personne que prévoient les articles 4 et 5 de la Convention respectivement, ainsi que les normes qui reconnaissent et garantissent le droit aux garanties judiciaires contenues dans l’article 8 de la Convention, ont été violés par les autorités militaires de l’Etat péruvien au préjudice de personnes qui, dans l’instance actuelle, ont été qualifiées de détenues-disparues, les autorités du Gouvernement péruvien ont donc failli à l’obligation de respecter et de garantir ces droits, comme le prévoit l’article 1.1 de la Convention américaine.

          3.    A propos des droits au respect et à la garantie des droits fondamentaux et du droit à une protection judiciaire effective

          Dans son article 1, la Convention américaine stipule ce qui suit:

          1.    Les Etats parties à la Convention s’engagent à respecter les droits et libertés qu’elle reconnaît et à en garantir leur libre et plein exercice à toute personne relevant de sa compétence sans aucune discrimination ...

          Il s’agit en effet des notions de devoir de respect et de devoir de garantie des droits fondamentaux par les Etats.  Ces deux devoirs des Etats, devoirs de respect et de garantie, sont la pierre angulaire du système de protection internationale puisqu’ils se rapportent à l’engagement international qu’ont pris les Etats de limiter l’exercice de leur  pouvoir, et même de leur souveraineté, en présence des droits et libertés fondamentaux de la personne humaine.  Le devoir de respect signifie que les Etats doivent assurer l’application de tous les droits contenus dans la Convention grâce à un régime juridique, politique et institutionnel permettant d’aboutir à de telles fins.  Pour sa part, le devoir de garantie signifie que les Etats doivent assurer l’application des droits fondamentaux en fournissant les moyens juridiques spécifiques de protection qui permettent soit d’empêcher les violations, soit de rétablir ces violations et d’indemniser les victimes et leurs familles en cas d’abus ou de détournement du pouvoir.  Ces obligations de l’Etat vont de pair avec le devoir d’adopter les dispositions de droit interne qui seraient nécessaires pour appliquer les droits consacrés par la Convention (article 2).  A titre de corollaire de ces dispositions, il existe le devoir d’empêcher les violations et le devoir d’enquêter sur celles qui se sont produites, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’obligations qui engagent la responsabilité des Etats.  A ce propos, la Cour interaméricaine a déclaré:

                 L’Etat a le devoir juridique d’empêcher raisonnablement les violations des droits de l’homme, de procéder sérieusement à une enquête avec les moyens dont il dispose sur les violations qui ont été commises dans le cadre de sa juridiction, afin d’identifier les responsables, d’imposer les châtiments pertinents et d’assurer à la victime un dédommagement satisfaisant[11].

          Le même arrêté déclare en outre, que le devoir d’enquêter exige qu’on prenne des mesures permettant de parvenir effectivement à établir la véracité des faits qui ont fait l’objet de la plainte:

          (Le devoir d’enquêter) doit être pris au sérieux et non pas comme une simple formalité condamnée d’avance à l’échec.  Il doit avoir un sens et être assumé par l’Etat en tant que devoir juridique et non pas comme simple question d’intérêt particulier qui dépend de l’initiative judiciaire de la victime ou de sa famille ou de l’apport privé d’éléments probatoires, sans que l’autorité publique cherche effectivement à obtenir la vérité.  Cette appréciation est valable, quel que soit l’agent auquel on puisse éventuellement attribuer la violation de sorte que, si  les faits ne sont pas l’objet d’une enquête sérieuse, les particuliers sont d’une certaine façon aidés par le pouvoir public, qui engagerait la responsabilité de l’Etat sur le plan international[12].

          Cet ensemble d’obligations des Etats est lié à la disposition qui reconnaît le droit à la protection judiciaire prévu par l’article 25 de la Convention américaine, en vertu duquel toute personne lésée  dans ses droits fondamentaux en raison d’actes d’autorités qui agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, a droit à un remède juridique auprès des autorités compétentes, qu’il s’agisse d’autorités judiciaires ou d’autorités administratives.

          Dans l’affaire actuelle et comme le montre le dossier dont dispose la Commission, on a pu réunir un ensemble de preuves qui indiquent suffisamment qu’en effet, entre le 20 et le 30 avril 1990, une patrouille militaire, partie de la base anti-subversive d’Antabamba, dans le Département d’Apurimac, est venue dans divers villages paysans de la province de Chumbivilcas, Département de Cuzco.  La patrouille militaire a alors commis diverses violations des droits fondamentaux de la population, parmi lesquelles on a mentionné des tortures, des exécutions sommaires et des disparitions forcées.

          Les officiers, qui relèvent du pouvoir exécutif par l’intermédiaire du Ministère de la défense, étaient obligés de rendre compte de ces faits et d’identifier les responsables pour qu’ils soient mis à la disposition du ministère public et de l’organe judiciaire; or,  loin d’effectuer une enquête à ces fins, ils ont nié systématiquement ces faits et n’ont pas fourni les informations nécessaires qu’exigeaient les responsables de l’enquête.  La dissimulation des informations, ainsi que les renseignements confus qui ont été fournis montrent bien que les autorités compétentes du pouvoir exécutif du Pérou n’ont pas procédé à une enquête sérieuse à propos des faits dénoncés.

          A ce propos, il convient de se reporter une fois de plus à l’arrêté de la Cour interaméricaine, dans l’affaire Velásquez, qui déclare ce qui suit:

          ... le silence du défendeur ou sa réponse élusive ou ambiguë peuvent être interprétés comme une acceptation des faits de la requête, tout au moins jusqu’à ce que le contraire ne ressorte des éléments de l'affaire ou ne résulte du jugement judiciaire[13].

          Il convient de souligner que, comme le montre le dossier, les faits ont été l’objet d’une enquête par la Commission parlementaire qui avait été spécialement créée à cet effet et qui est parvenue à établir la responsabilité de membres non identifiés de l’armée dans les incidents de Chumbivilcas.  L’ensemble des faits mis en évidence par l’enquête parlementaire n’ont pas de valeur judiciaire selon les dispositions constitutionnelles et légales du Pérou, puisque leur fin a un caractère essentiellement  politique pour mettre en branle les mécanismes de contrôle politique sur les autorités de l’organe administrateur.  Néanmoins, du point de vue probatoire, il s’agit d’un élément fondamental permettant d’apprécier les faits et de les évaluer sur le plan juridique dans le cadre d’une enquête de police et de justice.

          Il faut préciser que, s’il y a eu effectivement une Commission parlementaire qui a enquêté sur les 105 incidents de Chumbivilcas et est parvenue à une approximation de la vérité, cela n’exempte aucunement le Gouvernement péruvien de sa responsabilité pour avoir omis des informations de premier ordre permettant d’éclaircir les faits et de déterminer les responsabilités pénales dans une procédure juridique publique et impartiale, enfreignant de cette manière le devoir de respect et de garantie des droits fondamentaux que consacre l’article 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          Le rapport 26/95, auquel l’Etat péruvien n’a pas donné de réponse dans le délai de 90 jours qu’avait établi la Commission, conclut que l’Etat péruvien a enfreint aux devoirs de respect et de garantie de l’exercice des droits et libertés fondamentaux, devoirs qui entraînent l’obligation d’enquêter et de punir les responsables de violations contre lesdits droits et libertés, ainsi que le droit à la protection judiciaire prévus respectivement  par les articles 1 et 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          IV.   CONCLUSIONS

                 Sur la base des indications du présent rapport, la Commission tire les conclusions suivantes:

          La présente affaire est admissible et la Commission a compétence d’en connaître, puisqu’il s’agit de violations des droits suivants commises par l’Etat péruvien:

          1.    Droit à la vie, à l’intégrité de la personne et à la liberté personnelle, reconnus et garantis respectivement par les articles 4, 5 et 7 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, à propos des tortures suivies d’exécutions sommaires et de disparitions forcée de Julio Apfata Tañire Otabire (28 ans), de Balvino Huamani Medina (60 ans), de Zenón Huisa Pacco (20 ans), de Juan Huisa Pacco (22 ans), de Gregorio Alférez Triveño (20 ans), de Marcos Zacarías Huisa Llamoca (38 ans) de José Eusebio Huamani Charcahuana (28 ans), de Jesús Jauja Sullo (22 ans), d’Eustaquio Afata Salhua (20 ans), de Julio Huamani Huisa (30 ans), de Marcos Torres Salhua (30 ans) de Hermenegildo Jauja (60 ans) et de Víctor Huachaca Gómez (torturés et exécutés), et de Quintin Alferez Ojuro (33 ans), de Telésforo Alferez Achinquipa, de Gregorio Huisa Alcahuaman, de Damasio Charcahuana Huisa, de Toribio Achinquipa Pacco, de Pedro Gómez, du dénommé Huamán et d’une petite fille d’environ huit ans non identifiée (torturés et disparus).

          2.    L’obligation de respecter les droits et garanties que prévoit l’article 1.1 de la Convention américaine ainsi que le droit des familles des victimes à une protection judiciaire comme le prévoit l’article 25 de la Convention, étant donné que le Gouvernement péruvien n’a pas recouru aux diverses procédures et aux divers organes légaux qui ont compétence pour enquêter à propos des événements délictueux, mais bien au contraire a agit en marge des procédures légales pertinentes.

          VII.  RECOMMANDATIONS

          Pour ces raisons,

                 LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L’HOMME,

DECIDE:

          1.    De déclarer que l’Etat péruvien a violé les droits énoncés dans la Convention américaine relative aux droits de l’homme à propos du droit à la vie (article 4), à l’intégrité de la personne (article 5.1) respectivement, à la suite de l’exécution sommaire des citoyens Julio Apfata Tañire Otabire, Balvino Huamaní Medina, zenón Huisa Pacco, Juan Huisa Pacco, Gregorio Alférez Triveño, Marcos Zacarías Huisa Llamoca, José Eusevio Huamani Charcahuana, Jesús Jauja Sullo, Eustaquio Afata Salhua,Julio Huamani Huisa, Marcos Torres Salhua, Remenegildo Jauja et Victor Huachaca Gómez, exécutions qui ont eu lieu le 26 avril 1990 dans la province de Chumbivilcas, Département de Cuzco.

          2.    De déclarer que le Gouvernement péruvien est responsable de la violation du droit à la liberté personnelle, à la vie, à l’intégrité de la personne et aux garanties judiciaires que reconnaissent les articles 7, 4, 5 et 8 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, respectivement, à la suite de la privation illégitime de liberté suivie de disparition forcée des citoyens Quintín Alférez Ojuro, Telésforo Alférez Achinquipa, Gregorio Huisa Alcahuaman, Damasio Charcahuana Huisa, Andrés Achinquipa Pacco, Pedro Gómez, Huamán et d’une petite fille non identifiée dans le district de Chumbivilcas, province de Sucuani, Département de Cuzco, entre les 20 et 30 avril 1990.

          3.    De déclarer également qu’en la présente affaire, l’Etat péruvien n’a pas répondu au rapport 26/95 approuvé conformément à l’article 50 de la Convention américaine et n’a pas non plus satisfait l’obligation de respecter les droits et garanties prévus par l’article 1.1 de la Convention américaine, ainsi que le droit à la protection judiciaire prévue par l’article 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          4.    De recommander à l’Etat péruvien, qu’étant donné l’analyse effectuée par la Commission dans la présente affaire, il effectue une nouvelle enquête à propos des faits dénoncés afin de déterminer le lieu où se trouvent les personnes disparues et d’identifier et  punir les responsables des tortures suivies d’exécutions sommaires et de disparitions forcées des vingt et un paysans de Chumbivilcas.

          5.    De recommander au Gouvernement péruvien qu’il verse une juste indemnité aux familles des victimes.

          6.    De demander au Gouvernement péruvien qu’il fasse connaître à la Commission interaméricaine des droits de l’homme les mesures adoptées conformément aux paragraphes 4 et 5 des présentes recommandations.

          7.    De publier le présent rapport dans son rapport annuel à l’Assemblée générale.

[ Index | Précedent | Prochain ]

 


    [1]  Jusqu’à  l’entrée en vigueur de la Constitution de 1993, le ministère public --en tant qu’organisme autonome de l’Etat-- avait la double fonction d’être le titulaire de l’action pénale et en même temps le défenseur de la légalité démocratique et des droits de l’homme.  A l’heure actuelle, avec la nouvelle Charte constitutionnelle, le ministère public est uniquement titulaire de l’action pénale devant l’organe juridictionnel.  La défense de la légalité démocratique et des droits de l’homme a été confiée à un autre organe autonome créé par la nouvelle Constitution et appelé le défenseur du peuple.

    [2]  Peu de jours avant l’entrée en vigueur de la loi 26479, le juge, qui procédait à une enquête au sujet du massacre qui avait eu lieu à Barrios Altos en 1992, a déclaré inapplicable en l’espèce l’article 1 de ladite loi parce qu’il était contraire à la Constitution.  L’Etat péruvien a alors approuvé une nouvelle loi (No 26492) qui devait interpréter la loi d’amnistie.  Cette loi d’interprétation stipule que la loi d’amnistie ne va ni à l’encontre de la Constitution ni à l’encontre des traités internationaux des droits de l’homme et que, par conséquent, elle  doit être appliquée de façon obligatoire et n’est pas révisable par voie judiciaire.

    [3] L’actuelle Constitution du Pérou, en vigueur depuis le 31 décembre 1993, a élargi les causes d’application de la peine de mort.  En effet, la Charte constitutionnelle admet la peine de mort pour des délits de terrorisme et de trahison contre la patrie, aussi bien dans les conflits internationaux que dans des conflits armés internes.

    [4]  Le Pérou est un Etat partie aux Conventions de Genève de 1949, ainsi qu’à leurs Protocoles additionnels de 1977.

    [5]  Résolution 666 (XIII-O/83).

    [6]  Commission interaméricaine des droits de l’homme: “Dix années”, page 317.

    [7]  Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire Velásquez Rodríguez, arrêté du 27 juillet 1988, paragraphe 155.

    [8]  Voir à ce propos: Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes, approuvée par l’Assemblée générale le 9 juin 1994.

    [9]  Commission interaméricaine: Rapport annuel 1980-1981, page 118; Rapport sur la situation  des droits de l’homme au Chili (1985), page 138, paragraphe 100; Dix années, page 319; Rapport sur l’Argentine (1980) page 291, alinéa A (a) (b).

    [10]  Selon la Constitution de 1977, article 231, un état d’urgence pouvait limiter le droit à la librté individuelle.

    [11]  Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire Velásquez Rodríguez, arrêté du 29 juillet 1988, paragraphe 174.

    [12]  Ibidem, paragraphe 177.

    [13]  Ibidem, paragraphe 138.