RAPPORT Nº 5/96
AFFAIRE 10.970
PEROU
1er mars 1996

          Le 17 octobre 1991, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (ci-après dénommée la Commission) a reçu une requête dénonçant la violation des droits de Fernando Mejía Egocheaga et de son épouse, Raquel Martín de Mejía.  Cette requête demandait qu’on déclare la responsabilité du Pérou pour la violation des droits ci-après mentionnés consacrés dans la Convention américaine relative aux droits de l’homme (ci-après dénommée la Convention):

          1.    En ce qui concerne Fernando Mejía, droit à la liberté personnelle (article 7), droit à l’intégrité de la personne (article 5), et droit à la vie (article 4), dans tous les cas en relation avec l’article 1.1 de la Convention.

          2.    En ce qui concerne Raquel Mejía,  droit à l’intégrité de la personne (article 5),et droit à la vie privée (article 11), tous deux en relation avec l’article 1.1 de la Convention.

          3.    En ce qui concerne les deux requérants, droit de toute personne à un recours interne efficace qui la protège contre des actes qui violents ses droits fondamentaux (article 25).

          I.     ANTECEDENTS

          Fernando Mejía Egocheaga et son épouse, Raquel Martín, vivaient à Oxapampa, Département de Pasco, au moment où ont eu lieu les faits dénoncés devant la Commission.

          Le docteur Mejiá Egocheago était un avocat, un journaliste et un activiste politique.  Au moment de sa mort, il était président du barreau de Oxapampa et président du Comité provincial de la gauche unie, parti politique du Pérou.  Il était également membre de l’Association des journalistes du Pérou, et exerçait ses activités de journaliste dans le journal “Campanaria Oxapampa”,  qu’il avait fondé et dont il était le rédacteur en chef.  En qualité d’avocat, le Dr Mejía Egocheago s’est essentiellement consacré à la défense du droit à la terre des groupes les moins privilégiés de son pays.  Entre 1982 et 1986, il fut conseiller juridique du projet spécial “Pichis Palcazu”, initiative de développement rural placée sous les auspices de la présidence de la nation.  En 1986, il a représenté les indigènes de la Communauté Amuesha à l’occasion d’un conflit de terres qui l’opposait à l’église catholique.  Dans le cadre de ses activités politiques, le Dr Mejía Egocheaga avait l’intention de se présenter comme candidat à la mairie d’Oxapamapa et éventuellement comme député au Congrès de la nation.

          Mme Raquel Martín de Mejía était enseignante et occupait le poste de directrice de l’école pour handicapés d’Oxapampa.  Elle réside actuellement en Suisse, où elle a obtenu l’asile politique en 1989.

          En juin 1989, divers soldats ont été assassinés par le Sentier lumineux à Posuzo, village proche de Oxapampa. Quelques jours après, une centaine de militaires, appartenant au “Bataillon 9 décembre”  basés à la caserne de Huancayo, sont arrivés à Oxapampa par hélicoptère afin d’effectuer des opérations contre l’insurrection dans la région.  Ces soldats ont pris garnison dans les installations de la Bibliothèque municipale de cette localité.

          II.     FAITS DENONCES

          Selon les informations fournies par les requérants à la Commission, les faits dénoncés comme violations des droits de l’homme protégés par la Convention seraient ceux qui sont décrits ci-après:

          Durant la nuit du 15 juin 1989, des voisins d’Oxapampa ont vu une camionnette jaune appartenant au projet gouvernemental “Pichis Palcazu” en stationnement devant le bar.  Dans le véhicule se trouvaient M.Julio Arias Dorregaray, sous-préfet d’Oxapampa, des officiers de l’armée et quatre soldats.  Un témoin oculaire a indiqué avoir entendu M. Aria Dorregaray dire à ses collègues: “le moment est venu d’aller chercher l’avocat”.

          Le même jour, à 22 heures 05, divers militaires, la tête recouverte de passe-montagne et porteurs de mitrailleuses, ont pénétrés de force dans le domicile du professeur Aladino Melgarejo, qui était secrétaire général du syndicat unique des travailleurs de l’éducation péruvienne (SUTEP), à Oxapampa, et membre de la gauche unie.  Ils l’ont contraint ensuite à sortir de sa maison, l’ont battu, pour finir par le faire monter dans une camionnette pick-up, de couleur jaune, propriété du gouvernement qui servait au projet spécial “Pichis Palcazu”.  La séquestration du professeur Melgarejo eut lieu en présence de son épouse, Mme Haydeé Verde, de sa belle-soeur, Mme Nancy Verde de Nano et de l’époux de cette dernière M. Hugo Nano.

          Selon les requérants, les membres de l’armée chargés de l’opération ont donné l’ordre à M. Melgarejo de les conduire à la maison du docteur Fernando Mejía Egocheaga.

          A 23 heures 15, le même jour, 15 juin, un groupe de personnes  la tête couverte de passes-montagne et porteurs de mitrailleuses ont fait irruption  dans la maison des Mejía et ont exigé de voir le docteur Mejía Egocheaga.  Quand celui-ci a ouvert la porte, six individus vêtus d’uniformes militaires ont pénétré dans la maison, l’un d’entre eux a frappé le docteur Mejía avec son arme; ensuite les responsables de l’opération lui ont donné l’ordre de monter dans une camionnette jaune, propriété du gouvernement.  Les faits décrits ont eu lieu en présence de son épouse, Mme Raquel Martín.

          La même nuit, environ 15 minutes après que les faits dont il vient d’être question aient eu lieu, un groupe de six à dix militaires, la tête couverte de passe-montagne noirs se sont de nouveau présentés au domicile des Mejía.  L’un d’entre eux --qui avait commandé l’opération de séquestre de Fernando Mejía-- est rentré dans la maison, sous prétexte de demander à Raquel Martín les documents d’identité de son époux.

          Pendant que celle-ci les cherchait, il la suivit et lui a dit qu’elle était également considérée comme subversive.  Il lui a montré ensuite une liste renfermant divers noms et lui a dit qu’il s’agissait de membres du mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA).  Quand Raquel Mejía s’est approchée pour la lire, l’individu a couvert la liste et lui a permis de voir uniquement deux noms, ceux de Fernando Mejía et d’Aladino Melgarejo.

          Raquel Mejía a essayé d’expliquer que ni elle ni son époux n’appartenaient à un mouvement subversif; néanmoins, sans l’écouter, il s’est mis à se parfumer avec ses parfums puis finalement l’a violée.  Ensuite, il l’a fait sortir de sa maison pour qu’elle voit l’homme qui avait dénoncé son époux; il gisait, la bouche ouverte, à l’arrière de la même camionnette pick-up qui avait servi à séquestrer Fernando Mejía.  Enfin, l’individu qui l’avait sexuellement abusée, est monté dans la camionnette, puis est parti.

          Environ 20 minutes après, la même personne est revenue à la maison des Mejía dans le but apparent d’indiquer à Raquel que son époux serait peut-être transporté par hélicoptère à Lima le lendemain.  Il l’a ensuite entraînée dans sa chambre et l’a violée pour la deuxième fois.  Raquel Mejía a passé le reste de la nuit dans la terreur, dans la crainte du retour de la personne qui l’avait sexuellement abusée et craignant également pour la sécurité et la vie de son mari.

          Le matin suivant, Mme Raquel Mejía s’est rendue au service de police de Oxapampa pour y dénoncer la disparition de son mari.  Le caporal Carbajal lui a fait savoir qu’elle ne pouvait pas déposer de plainte au sujet d’une personne disparue tant que ne s’était pas écoulé un délai de quatre jours.  Le chef du service lui a suggéré ensuite de demander des informations aux bureaux de la police républicaine.  Les fonctionnaires de celle-ci ont declaré à Raquel Mejía qu’elle devrait s’adresser à la Bibliothèque municipale où les membres du “Bataillon 9 décembre” étaient en cantonnement depuis leur arrivée à Oxapampa, quelques jours auparavant.

          Lorsqu’elle est arrivée à la Bibliothèque, elle y a trouvé un nombre important de soldats qui s’étaient réunis devant ce bãtiment.  Raquel Mejía a pu voir  qu’ils étaient

vêtus des mêmes uniformes qu’avaient employés les personnes qui avaient séquestré son mari, la veille dans la soirée, et avaient commis des abus sexuels sur sa personne.

          Dans ce lieu se trouvait également Mme Haydeé Verde, accompagnée d’un avocat local pour s’enquérir au sujet de la disparition de son mari.  Les deux femmes ont eu une conversation avec quelques soldats qu’elles ont identifiés comme étant des membres du “Bataillon 9 décembre”.  Ceux-ci ont indiqué que leur commandant s’appelait “Chito”.  Ensuite, un autre soldat s’est brusquement approché d’elles et leur a données l’ordre de se retirer.  Raquel Mejía a dit que c’était l’un des séquestreurs de son mari.

          Raquel Mejía et Haydeé Verde ont demandé l’aide du maire de Oxapampa, M.Eduardo Koch Muller, et du procureur provincial d’Oxapampa, le Dr Abraham Lino Obregón.  Aucune de ces personnes ne les ont aidées.

          Enfin de compte, Raquel Mejía s’est rendue au barreau; là, le Dr Lora, avocat membre de cet organisme a rédigé des requêtes de protection et d’habeas corpus, qui furent immédiatement déposées auprès du juge d’instruction, le Dr Johnny Macetas.  Bien qu’il ait reçu et timbré les requêtes, le juge Macetas a fait savoir qu’il était occupé à d’autres affaires et que, par conséquent, il n’avait pas le temps d’enquêter au sujet de la disparition de Fernando Mejía Egocheaga.

          Le 16 juin 1989, des membres de la Commission permanente du Congrès ont envoyé une lettre au Ministre de l’intérieur pour demander des informations au sujet de Fernando Mejía et demander sa mise en liberté.  Le Ministre de l’intérieur n’a jamais répondu à cette requête.

          Le 17 juin, un membre du Congrès ami du professeur Melgarejo, César Barrera Bazán, s’est rendu à Oxapampa pour enquêter sur les disparitions.  Les membres de l’armée qui se trouvaient sur les lieux ont refusé d’apporter leur coopération ou de fournir la moindre information au sujet du sort de Mejía et de Melgarejo.

          Durant la matinée du 18 juin, Raquel Mejía a appris que le cadavre du professeur Melgarejo avait été trouvé au bord de la rivière Santa Clara et qu’un autre cadavre à demi enterré gisait à ses côtés.

          En compagnie du juge suppléant et du secrétaire du tribunal, chargé de l’affaire, Raquel Mejía s’est rendue sur le lieu dont on lui avait parlé et là, aux pieds de la colonne qui soutient le pont, a découvert le cadavre décapité d’Aldino Melgarejo et, à ses côtés, le cadavre de son mari, le Dr Fernando Mejía.  Ce dernier présentait de claires indications de torture, de blessures à armes pointues sur les bras et les jambes, ainsi qu’une blessure ouverte au crâne qui semblait avoir été causée par une balle.  Son corps était sévèrement battu et ballonné.

          Le corps fut amené à l’hôpital municipal, où une autopsie fut pratiquée.  Les résultats de cette autopsie ont confirmé que Fernando Mejía avait été sévèrement torturé et était mort d’une balle dans la tête.  Elle a également établi que la mort avait eu lieu entre 48 et 72 heures auparavant.

          Le 20 juin 1989, Raquel Mejía a porté témoignage devant la police locale à propos de la séquestration et de l’assassinat ultérieur de son mari.  Ensuite, accompagnée du député César Barreda Bazán, elle a transporté le cadavre de son mari d’Oxapampa à Lima, afin de l’y enterrer.

          Sur la demande d’APRODEH (Association pour les droits de l’homme) et de Raquel Mejía, le procureur provincial d’Oxapampa, le Dr Lino Obregón, a donné l’ordre à la police locale, le 21 juin 1989, de procéder à une enquête au sujet des homicides de Fernando Mejía et d’Aladino Melgarejo.

          Le 22 juin de la même année, le Dr Lino Obregón a examiné les lieux où avaient été trouvés les cadavres de Mejía et de Melgarejo; il a trouvé des cartouches de balles FAL analogues à celles qu’employait l’armée péruvienne.  Immédiatement après, il a demandé au chef politique militaire de la région d’identifier les officiers responsables du “Bataillon 9 décembre”.

          A trois reprises, entre le 28 et 30 juin 1989, Raquel Mejía a reçu des coups de téléphone anonymes qui la menaçaient de mort si elle poursuivait l’enquête au sujet de l’homicide de son mari.

          Le 11 juillet 1989, APRODEH et Raquel Mejía ont présenté une requête pénale au procureur général de la République pour délits d’homicide et d’abus d’autorité contre les personnes de Fernando Mejía et Aladino Melgarejo.  Ces requêtes pénales demandaient au ministère public, en qualité de titulaire de l’action pénale, d’effectuer les démarches nécessaires pour éclaircir les affaires.

          Deux jours plus tard, le procureur général de la nation a acheminé la requête au Dr Ramón Pinto Bastidas, procureur supérieur doyen de Junín, qui a donné l’ordre au procureur provincial d’Oxapampa de procéder à une enquête au sujet des homicides et de présenter sur l’affaire un rapport au juge d’instruction.

          Craignant pour sa sécurité, Raquel Mejía a quitté le pays en août 1989 pour se rendre d’abord aux Etats-Unis, puis en Suisse, où elle a obtenu l’asile politique.

          En novembre 1989, le procureur provincial d’Oxapampa, a transféré pour des raisons inconnues  la juridiction d’enquête au sujet du séquestre et de l’homicide ultérieur de Fernando Mejía et d’Aladino Melgarejo à la police technique de La Merced, ville située à 200  kilomètres d’Oxapampa.

          Le 30 janvier 1990, le tribunal militaire permanent de Huancayo a déclaré sa compétence en l’affaire et a ordonné au juge pénal civil qui avait instruit l’affaire à Oxapampa de ne prendre aucune décision la concernant.  Néanmoins, le tribunal militaire n’a pas formulé d’accusation ni effectué la moindre enquête tendant à éclaircir l’affaire.

          Un an plus tard, en janvier 1991, le procureur provincial titulaire d’Oxapampa a lancé devant le juge pénal local une accusation formelle  contre Julio Arias Dorregaray, ancien sous-préfet de cette localité et contre des membres non identifiés du “Bataillon 9 décembre” pour la commission du délit d’homicide contre Fernando Mejía et Aladino Melgarejo.  M. Dorregaray s’est enfui d’Oxapampa; on ne sait où il se trouve acutellement.

          A deux reprises, le 6 mai et le 2 juillet 1991, le juge pénal d’Oxapampa a requis le chef politique militaire de Mantaro-Junín, le Général Luis Pérez, d’identifier les officiers qui avaient participé à la “campagne anti-subversion” à Oxapampa entre les 13 et 17 juin 1989.  Comme l’indiquent les requérants, l’armée n’a donné aucune réponse à la demande du tribunal.

          Le juge pénal chargé de l’affaire a prolongé la période d’instruction jusqu’au 26 août 1991 afin de prouver l’existence des délits dénoncés par l’accusation.  Comme l’ont indiqué les requérants, le tribunal n’a pris aucune mesure judiciaire depuis lors.

          Enfin de compte, les requérants ont déclaré que le Gouvernement du Pérou avait publié une liste de péruviens résidant à l’etranger, dont Raquel Mejía, qu’il qualifiait d’éléments subversifs.  En effet, il  accusait ces personnes d’aider le Sentier lumineux à partir des lieux où elles résidaient.  C’est pourquoi il  demandait leur extradition; au cas où elles ne reviendraient pas au Pérou, le Gouvernement a fait savoir qu’il revoquerait leur nationalité.

          Dans le cas particulier de Raquel Mejía, la liste déclare qu’elle est membre d’une organisation appelée Mouvement populaire et appuie le Sentier lumineux.  C’est pourquoi, le gouvernement a formellement lancé une action pénale à son encontre, conformément aux dispositions de la législation antiterroriste en vigueur dans le pays.  Une fois l’accusation formelle déposée, Mme Mejía peut être l’objet d’une procédure judiciaire devant un “tribunal sans visage”.

          Les requérants affirment que les accusations lancées contre Raquel Mejía sont absolument sans fondement.  Afin d’appuyer leurs arguments, les requérants fournissent copie des décisions du procureur provincial de Lima et du procureur supérieur du terrorisme, qui montrent qu’il n’y a pas de preuves à l’appui de l’accusation contre Raquel Mejía.

          III.    ACHEMINEMENT DE LA REQUETE DEVANT LA COMMISSION

          Le 25 janvier 1992, la Commission a commencé l’instruction de l’affaire et a remis les éléments pertinents de la requête au Gouvernement du Pérou en lui demandant de fournir des renseignements supplémentaires á propos des faits dénoncés, notamment au sujet de tout autre élément de jugement qui permette d’apprécier si les recours de la juridiction interne  avaient été épuisés en l’espèce.

          Par note du 21 juillet 1992, la Commission a rappelé au Gouvernement du Pérou sa demande d’informations supplémentaires en l’avertissant que, conformément aux dispositions de l’article 42 de son règlement, les faits dénoncés seraient présumés vrais.

          Le 28 août 1992, le Gouvernement du Pérou a répondu à la demande d’informations de la Commission en indiquant que la plainte représentait une répétition de l’affaire 10.466 pour laquelle le Pérou avait été condamné pour violations des droits de l’homme de Fernando Mejía et d’Aladino Melgarejo.  C’est pourquoi, il  demandait que la requête soit declarée inadmissible.

          Le 17 décembre 1992, les requérants ont présentés leurs observations au sujet de la réponse du gouvernement.  Ils ont indiqué que leur requête ne reproduisait pas  l’affaire 10.466, puisque celle-ci ne comportait pas un exposé détaillé des faits qui s'étaient déroulés, des violations des droits de l’homme dont avait été l’objet Raquel Martín de Mejía ni de la violation de l’obligation de fournir des recours effectifs internes.  Sur la base de ces arguments, ils ont demandé à la Commission de rejeter la demande du Gouvernement péruvien et de déclarer leur plainte admissible.

          Le 11 mai 1993, les requérants ont présenté des informations supplémentaires par lesquelles ils ont dénoncé que le Gouvernement du Pérou avait publié une liste comportant les noms d’une cinquantaine de péruviens résidant à l’étranger, parmi lesquels se trouvait celui de Raquel Mejía.  Ces personnes étaient qualifiées d’éléments subversifs et, sur cette base, le gouvernement avait entrepris une action pénale pour la commission présumée d’actes de terrorisme.

          Dans ses observations concernant les données supplémentaires présentées par les requérants, le Gouvernement du Pérou a répété les arguments contenus dans sa réponse du 18 août 1992, et a demandé qu’on déclare l’inadmissibilité de l’affaire en question.

          Durant sa 90e Session ordinaire, la CIDH a approuvé, conformément aux dispositions de l’article 50 de la Convention américaine, le rapport 25/95 qu’elle a transmis au Gouvernement péruvien sous couvert d’une note en date du 22 novembre 1995.  La Commission a demandé à l’Etat péruvien que, dans un délai de soixante jours, il fasse connaître à la Commission les mesures adoptées à propos des recommandations contenues dans le rapport.  Le Gouvernement n’a pas donné de réponse dans le délai prévu.

          IV.   OBSERVATIONS DES PARTIES

          A.    Position du Gouvernement

          Le gouvernement a fait observer que la présente requête était une répétition de l’affaire 10.466, dans le cadre de laquelle la Commission avait condamné l’Etat du Pérou pour violations des droits de l’homme de Fernando Mejía Egocheaga et d’Aladino Ponce Melgarejo.  Il ajoutait que ce rapport avait été publié dans le rapport annuel de la Commission interaméricaine portant sur la période allant de mai 1990 à février 1991.

          Sur la base de cet argument, le Gouvernement du Pérou a demandé à la Commission de déclarer  la présente affaire irrecevable, conformément aux dispositions de l’article 39, paragraphe 1, alinéa b de son règlement.

          Le gouvernement n’a pas réfuté les allégations des requérants au sujet du viol présumé dont fut plusieurs fois l’objet Mme Raquel Martín de Mejía, de la transgression présumée de l’obligation prévue par l’article 1.1 de la Convention et du droit à un recours effectif et à la protection judiciaire que consacre l’article 25 du même instrument.  De même, le Gouvernement péruvien n’a présenté aucun argument à propos de l’existence d’une procédure pénale in absentia ouverte contre Raquel Martín de Mejía pour la commission présumée du délit de terrorisme.

          B.    Position des requérants         

          A propos de l’admissibilité de l’affaire, les requérants indiquent qu’effectivement, le 25 septembre 1989, la Commission a reçu une requête en faveur de Fernando Mejía et d’Aladino Melgarejo.  Néanmoins, ils indiquent que Mme Mejía, son avocat et les organisations de droits de l’homme qui l’aidaient non jamais donné leur autorisation pour que cette plainte soit intentée.  Ils ajoutent que, puisque le Gouvernement du Pérou n’a pas répondu aux demandes d’informations de la Commission, celle-ci, se fondant sur l’article 42 de son règlement, a présumé vrais les faits dénoncés et a déclaré la responsabilité de l’Etat péruvien dans son rapport 83/90.

          Les requérants estiment que l’instance doit être déclarée admissible pour deux raisons:

          1.    L’article 44 de la Convention ne doit pas être interprété de façon à empêcher les victimes de violations des droits de l’homme de faire une présentation complète des questions de fait et de droit qui sont à la base de leur affaire, notamment quand la requête présentée précédemment a été soumise sans leur consentement ou, en cas de mort, sans le consentement des membres survivants de la famille, et quand le rapport préparé par la Commission se fonde sur des présomptions qui ne comportent pas de détails des faits qui ont eu lieu et n’indiquent pas les personnes qui en sont responsables.

          2.    La présente requête dénonce des violations des droits de l’homme qui n’ont pas été considérées dans l’affaire 10.466.  En effet, les requérants déclarent que le rapport 83/90 n’englobe pas la violation du droit de Fernando Mejía Egocheaga à un recours effectif  ni les violations de droits de Raquel Mejía à l’intégrité de la personne, à l’intimité, et à un recours interne effectif.

          Pour ces raisons, les requérants demandent à la Commission de rejeter les arguments présentés par le Gouvernement péruvien et de déclarer l’affaire admissible.

          A propos des violations présumées des droits de l’homme, les requérants demandent à la Commission de déclarer la responsabilité internationale du Pérou pour violation des droits à la liberté personnelle (article 7), à l’intégrité de la personne (article 5), à la vie (article 4), de Fernando Mejía, dans le cadre de l’obligation de l’article 1.1, tous ces droits étant protégés par la Convention américaine.  De même, ils demandent que la Commission établisse que l’abus sexuel répété dont fut l’objet Raquel Martín de Mejía transgresse les dispositions des articles 5 (droit à l’intégrité de la personne) et 11 (droit à la vie privée) en liaison,  avec l’article 1.1 dudit instrument international et déclaré le Pérou  responsable sur le plan international.

          Enfin, les requérants affirment que l’Etat du Pérou n’a pas respecté et garanti le droit de Raquel et Fernando Mejía à un recours interne effectif qui les protège contre les actes qui violent leurs droits fondamentaux (articles 1 et 25 de la Convention).

          Les requérants fondent sur les événements suivants la responsabilité internationale de l’Etat péruvien pour violation des droits de l’homme protégés par la Convention américaine:

          1.    L’existence de preuves testimoniales et de preuves circonstancielles qui prouvent l'implication des membres de l’armée péruvienne dans la commission des faits dénoncés.  Ces preuves indiquent également qu’il ne s’agit pas de délits commis par la guérilla.

          2.    Les faits dénoncés concordent parfaitement avec le profil d’abus commis par les militaires péruviens et avec le modus operandi de ces derniers lors de situations antérieures.

          Les requérants déclarent que les éléments de preuve suivants permettent de prouver parfaitement la responsabilité de membres de l’armée péruvienne dans le

séquestre, la torture et la mort de Fernando Mejía et dans le  viol répété de sa femme, Raquel Martín:

          a.     Des membres du “Bataillon 9 décembre” sont arrivés à Oxapampa quelques jours avant que ne se produisent les faits dénoncés afin d’effectuer une campagne contre la subversion.  Ils se trouvaient dans cette ville la nuit où Fernando Mejía a été séquestré et durant laquelle Raquel Mejía a été l’objet de viols répétés.  Ils sont restés dans la région jusqu’à ce qu’on trouve les cadavres de Mejía et de Melgarejo.

          b.    Raquel Mejía a identifié le véhicule qui a été utilisé pour le séquestre de son mari comme étant une camionnette pick-up jaune appartenant au gouvernement qui servait d’ordinaire aux activités du projet spécial “Pichis Palcazu”.  Cette camionnette fut aperçue la nuit des séquestres, devant le bar d’Oxapampa et transportait des militaires dans sa partie  arrière.  Aussi bien Hugo Nano que son épouse Nancy Verde, qui ont vu comment le professeur Melgarejo était séquestré, ont reconnu que la camionnette jaune appartenait au projet de l’Etat.  D’un autre côté, la façon dont les deux personnes ont été séquestrées et la similitude des séquestrateurs montrent que les disparitions ont fait partie d’un plan coordonné qui employait le même véhicule appartenant au gouvernement.

          c.     Les cartouches de balles FAL 7,62 mm trouvées près des cadavres de Mejía et de Melgarejo lient les militaires péruviens à la commission des délits dénoncés.  En effet, des balles de ce genre sont généralement utilisées  pour des fusils d’assaut qui appartiennent à l’armée péruvienne.

          d.    Les auteurs du séquestre de Fernando Mejía et des viols répétés de son épouse Raquel étaient vêtus d’uniformes militaires.  S’il est vrai que ces personnes avaient la tête couverte de passe-montagne, elles n’ont jamais essayé de cacher le fait qu’elles appartenaient à l’armée péruvienne.  Quand Raquel Mejía s’est rendue à la Bibliothèque publique, le lendemain, elle a reconnu que l’uniforme des soldats qui s’y trouvaient cantonnés était le même que celui dont étaient vêtues les personnes qui ont fait irruption dans sa maison, ont séquestré son époux et ont commis sur elle des abus sexuels.

          e.     Les séquestrateurs ont agit durant la nuit avec une impunité totale.  Ils se déplaçaient en un groupe de plus de six personnes, ont ouvertement séquestré Fernando Mejía et l’ont fait monter sur une camionnette qui se trouvait en stationnement sur une voie publique, sans cacher ni leur présence ni leurs actions.  La personne qui a commis des abus sexuels sur Raquel Mejía a fait irruption dans sa maison par deux fois,  accompagnée chaque fois d’un nombre important de soldats.  Seuls, les membres de l’armée pouvaient agir avec autant de liberté et d’impunité à cette époque, vu notamment la présence d’un fort dispositif militaire à Oxapampa.

          En second lieu, les requérants déclarent que la séquestration et l’homicide ultérieur de Fernando Mejía et les abus sexuels répétés dont fut l’objet Raquel Martín Mejía concordent avec le modus operandi des membres de l’armée péruvienne lorsqu’ils  commettent d’autres graves violations des droits de l’homme.  Celles-ci se caractérisent en général  par les éléments suivants:

          a.     Les séquestrations ont lieu de nuit dans les domiciles privés des victimes;

          b.    Les personnes chargées des opérations séquestrent en général plus d’une personne par déplacement.  Dans le cas qui nous occupe, Fernando Mejía et Aladino Melgarejo ont été séquestrés le même soir à quelques minutes l’un de l’autre;

          c.     Les séquestrateurs utilisent des uniformes militaires et des passe-montagnes pour masquer leur identité;

          d.    Les victimes sont “disparues”, torturées, finalement exécutées de façon extrajudiciaire.

          En dernier lieu, les requérants indiquent que le Gouvernement du Pérou a publié une liste de péruviens résidant à l’étranger sur laquelle figure Raquel Mejía et qu’il a qualifié ces personnes d’éléments subversifs.  Dans le cas particulier qui nous occupe, la liste déclare qu’elle est membre d’une organisation appelée mouvement populaire, qui  soutient le Sentier lumineux.  C’est pourquoi, le gouvernement a intenté formellement une action pénale à son encontre pour la commission présumée du délit de terrorisme.  Une fois formellement accusée, Mme Mejía peut être soumise à une procédure judiciaire devant un tribunal sans visage.

          Les requérants allèguent que les charges contre Raquel Mejía sont absolument sans fondement étant donné qu’il n’existe pas de preuves qui appuient sa responsabilité pénale.

          V     CONSIDERATIONS GENERALES

          A.    Compétence de la Commission et conditions formelles d’admissibilité

          La Commission interaméricaine des droits de l’homme est compétente pour connaître de la présente affaire puisqu’il s’agit de violations de droits que reconnaît la Convention américaine relative aux droits de l’homme dans ses articles 4, 5, 7, 11, 1 et 25.

          A propos de l’observation des conditions formelles d’admissibilité, la présente requête remplit les conditions prévues par l’article 46 alinéas c et d de la Convention américaine et par l’article 32 du règlement de la Commission.  Néanmoins, pour qu’une requête soit jugée admissible, elle doit également remplir les conditions des articles 46 alinéas a et b et 47 de la Convention, ainsi que des articles 37, 38 et 39 du règlement de la Commission.

          1.    Chevauchement de procédures

          Dans ses observations, le Gouvernement du Pérou a indiqué que la présente instance constitue une redite d’une autre enquête dont la Commission a été saisie précédemment et à propos de laquelle elle a consacré le rapport 83/90 qui fut publié dans son rapport annuel de l’année 1990-1991.

          L’article 47 de la Convention américaine stipule:

          La Commission déclarera irrecevable toute pétition ou communication introduite en vertu des articles 44 ou 45 si:

          ...

          d.  La requête fait substantiellement double emploi avec une précédente pétition ou communication déjà examinée par la Commission ou par un autre organisme international.

          De même, l’article 39 du règlement de la Commission prévoit:

         1.    La Commission considèrera irrecevable:

          ...

b.    Toute espèce substantielle identique à une autre  encore pendante devant la Commission ou devant tout autre organisme international gouvernemental dont fait partie l’Etat concerné.

          L’article 47 de la Convention et l’article 39 du règlement interne de la Commission se fondent sur le principe de la res judicata dans le cadre des conditions d’admissibilité d’une pétition.  Ce principe signifie qu’aucun Etat ne peut être soumis de nouveau à l’examen de la Commission lorsque les plaintes ont déjà été examinées par celle-ci ou quand elles sont en instance devant une autre organisation internationale de protection des droits de l’homme.

          D’autres instruments internationaux, comme le Protocole additionnel du Pacte des droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l’homme, ont des normes analogues d’admissibilité.  C’est ainsi que, par exemple, le Comité des droit de l’homme a indiqué que ce principe doit être considéré comme une limite de l’admissibilité de pétitions qui comportent “la même plainte concernant la même

personne, présentée par le même individu ou par un autre qui ait capacité d’agir ... devant l’organe international”[1].

          L’affaire 10.466 a découlé d’une plainte individuelle qui dénonçait les faits suivants:

Le 15 juin 1989, à Oxapampa, département de Cerro de Pasco, des éléments de l’armée ont arrêté, torturé et assassiné MM. Fernando Mejía Egocheaga ... et Alandino Melgarejo ...  le 18 juin, leurs cadavres furent trouvés aux alentours de la rivière Santa Clara à Oxapampa.  Leurs corps portaient des signes évidents de tortures cruelles et de nombreuses blessures de balle et d’arme pointue...

          La Commission a demandé à plusieurs reprises au Gouvernement péruvien des renseignements supplémentaires à propos des faits qui avaient donné lieu à la requête.  Après que ce gouvernement n’ait pas répondu aux notes envoyées par la Commission, celle-ci a adopté en 1990 le rapport 83/90 qui présumait la véracité des faits énoncés dans la plainte et établissait la responsabilité de l’Etat péruvien pour la violation du droit à la liberté personnelle (article 7), et du droit à la vie (article 4).  La Commission a également déclaré que:

          ... le Gouvernement du Pérou n’a pas rempli les obligations de respect des droits de l’homme et les garanties qu’impose l’article 1.1 de la Convention américaine ...

          Dans la résolution contenue dans le rapport 83/90, la Commission a adressé les recommandations suivantes à l’Etat péruvien:

a.     Effectuer une enquête détaillée, rapide et impartiale à propos des faits énoncés afin d’identifier les responsables et de les soumettre à la justice pour qu’ils reçoivent les châtiments qu’exige une conduite d’une telle gravité.

b.    Adopter les mesures nécessaires pour éviter que des faits analogues ne se reproduisent à l’avenir.

c.     Réparer les conséquences de la situation provoquée par l’atteinte aux droits précités et verser une juste indemnité aux parties lésées.

          Conformément à ces prescriptions, la Commission s’est prononcée dans le rapport 83/90 au sujet des violations des droits de l’homme dont avait été victime le Dr Fernando Mejía Egocheaga, et a établi la responsabilité de l’Etat péruvien à leurs propos.  En application du principe défini par l’article 47 de la Convention et 39 du règlement, la Commission n’a donc  pas compétence pour revoir de nouveau ces questions qu’évoque de nouveau la présente requête.

          Les requérants ont déclaré que la Commission doit se prononcer sur les violations dont a été victime le Dr Mejía puisque l’affaire a été interjetée une première fois sans que les membres de la famille en aient connaissance et aient donné leur consentement et puisque  le rapport 83/90 --rédigé conformément aux dispositions de l’article 42 du règlement interne de la Commission-- ne contenait pas un exposé complet des questions de fait et de droit qui sont à la base de la requête.

          L’article 44 de la Convention et l’article 26.1 du règlement interne de la Commission déclarent en des termes analogues que “toute personne ou tout groupe de personnes, toute entité non gouvernementale et légalement reconnue dans un ou plusieurs Etats membres de l’Organisation peut soumettre ... des pétitions contenant des dénonciations ou plaintes relatives à une violation de [la présente] Convention par un Etat partie”.

          On a donc interprété qu’à la différence de ce que prévoient d’autres  régimes de protection des droits de l’homme, qu’ils soient régionaux ou universels, le Système interaméricain opère une distinction entre le requérant et la victime[2].  Cette distinction provient du texte d'application large des articles susmentionnés selon lesquels, d’une part, on considère comme requérants les organisations gouvernementales ou un groupe de personnes tandis que, de l’autre, on n’exige aucun lien entre la victime et l’organisation gouvernementale, le groupe de personnes ou l’individu qui présente la pétition[3].  De cette façon, on peut conclure que, dans le cas  de dénonciations faites devant la Commission, la légitimation  se caractérise par son ampleur et sa souplesse.

          A titre de corollaire, il faut indiquer que le consentement de la victime n’est pas une condition de la pétition[4].  A ce propos, la Commission interaméricaine a déclaré:

... la personne qui dénonce l’acte qui viole les droits de l’homme devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme n’a pas besoin de l’autorisation de la victime ...[5]

          Sur la base des considérations précitées, la Commission doit rejeter le premier argument avancé par les requérants.

          En ce qui concerne le deuxième argument, et à propos de la disparition et de la mort ultérieure de Fernando Mejía, la présentation des requérants n’apporte pas, de façon générale, des éléments différents de ceux qu’a examinés la Commission dans le rapport 83/90 relatif à l’affaire 10.466.  En effet, les deux instances indiquent la façon dont la victime a disparu à la suite de l’intervention de membres de l’armée et la découverte ultérieure de son cadavre qui portait des indications évidentes de tortures.

          Pour ces raisons, la Commission doit également rejeter le deuxième argument avancé par les requérants pour fonder le nouvel examen des violations des droits de l’homme dont fut l’objet le Dr Fernando Mejía.

          Le principe que consacrent les articles 47 de la Convention et 39.1 du règlement interne de la Commission doit néanmoins être interprété de façon restrictive et uniquement à propos des hypothèses dans lesquelles la pétition se limite à “la même demande concernant le même individu”.  De cette façon, leur application ne concerne pas les violations présumées des droits de l’homme à propos desquelles la Commission ou un autre organisme analogue ne se sont pas prononcés, même si elles figurent dans une autre pétition qui renferme également d’autres questions qui, en raison de leur nature, ne sont pas recevables.

          La présente dénonciation fait état, en sus des violations des droits de l’homme de Fernando Mejía, de violations présumées de droits protégés par la Convention dont fut l’objet sa femme, Mme Raquel Martín de Mejía.  A propos de celles-ci --et contrairement à ce qu’a affirmé le Gouvernement du Pérou-- la Commission a compétence pour se prononcer.

          C’est pourquoi, et en ce qui concerne la condition d’admissibilité définie par les articles 47 de la Convention et 39.1 de son règlement interne, la Commission estime qu’elle n’a pas compétence pour évaluer de nouveau les violations de droits de l’homme dont fut l’objet Fernando Mejía.  Cependant, elle estime qu’elle n’ est pas empéchée de se prononcer au sujet de la violation présumé des articles 25, droit à un recours interne effectif, 5, droit à l’intégrité de la personne, 11, droit à la protection de la vie privée et 8, droit aux garanties judiciaires, à propos de Raquel Martín de Mejía.

          2.    Epuisement des recours de la juridiction interne

          L’article 46.1.a de la Convention stipule que pour qu’une pétition ou une communication présentée à la Commission conformément aux articles 44 ou 45 de la Convention soit recevable, il faut que les voies de recours de la juridiction interne aient été utilisées et épuisées conformément aux principes du droit international généralement reconnus.

          A propos de la règle d’épuisement des recours internes, la Cour interaméricaine a déclaré:

S’agissant des principes de droit international généralement reconnus il s’agit, en premier lieu, d’une règle à laquelle peut refuser de recourir de façon expresse ou tacite l’Etat qui a droit de le faire, ce qu’a déjà admis la Cour lors d’une affaire antérieure (voir affaire Viviana Gallardo et autres, Décision du 13 novembre 1981, No G101/81. Série A paragraphe 26).  En second lieu, pour être valable, l’exception de non-épuisement des recours internes doit être invoquée durant les premières étapes de la procédure, sans quoi on pourra présumer que l’Etat intéressé renonce tacitement à s’en prévaloir[6].

          En appliquant ces principes dans la présente affaire, la Commission observe que l’Etat péruvien n’a pas invoqué l’exception de l’épuisement des recours internes.  En effet, depuis le 25 janvier 1992, quand la Commission a commencé l’instruction de la plainte, l’Etat péruvien a eu diverses occasions d’indiquer si les requérants avaient rempli ladite condition d’admissibilité.  De cette façon, la Commission interprète que l’Etat intéressé a renoncé  à l’invoquer et conclut pour cette raison qu’elle n’est pas obligée de se prononcer sur la question.

          B.    Considérations quant au fond

          1.    Présomption des faits

          L’Etat péruvien a eu diverses occasions de fournir à la Commission des informations au sujet des faits dénoncés.  Or, dans toutes ses communications, il s’est borné à affirmer l’inadmissibilité de l’affaire sans évoquer en aucune manière les longs arguments présentés à la Commission par les requérants lesquels avaient été transmis par celle-ci au Gouvernement en bonne et due forme conformément aux dispositions de son règlement.

L’article 42 du règlement interne de la Commission stipule que: Sont présumés vrais les faits exposés dans la requête et dont les passages pertinents ont été transmis au gouvernement concerné si, dans le délai maximum imparti par la Commission interaméricaine des droits de l’homme aux termes de l’article 34, paragraphe 5, ce gouvernement concerné n’a pas fourni les renseignements appropriés, pourvu qu’une conclusion opposée ne ressorte pas de l’examen d’autres éléments d’appréciation.

          Réaffirmant les dispositions de l’article susmentionné, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a déclaré que “le silence du défendeur ou sa réponse élusive ou ambiguë peuvent être interprétés comme étant l’acceptation des faits de la requête tout au moins tant que le contraire ne ressort pas des décisions ou ne résulte pas de la condamnation judiciaire”[7].

          De cette façon, la présomption d’acceptation des faits d’une pétition s’établit non seulement dans l’hypothèse où l’Etat ne comparaît pas devant l’organisme international dont il accepte la compétence, mais aussi quand, après avoir comparu, il ne fournit pas les informations appropriées ou quand sa réponse est élusive et/ou ambiguë.

          Les principes de droit international général en vertu desquels un Etat ne peut échapper à la juridiction d’un organe international qu’il a acceptée, sont énoncés dans le statut de la Cour internationale de justice.

          En effet, l’article 53 de ce statut stipule:

1.  Quand l’une des parties ne comparaît pas devant la Cour ou ne présente  pas de défense, l’autre partie peut demander à la Cour de statuer en sa faveur.

2.  Avant de prendre sa décision, la Cour devra s’assurer non seulement qu’elle a compétence en vertu des dispositions des articles 36 et 37 mais aussi que la demande est bien fondée quant aux faits et au droit.

          Selon les dispositions de cet article, la Cour internationale de justice doit chercher à préserver les intérêts des parties au différend.  Dans le cadre de la Convention américaine, néanmoins, l’article 42 du règlement doit être interprété sur la base du but fondamental de la Convention, qui est la protection des droits de l’homme[8].

          La Commission estime que le requérant doit apporter suffisamment d’éléments de jugement pour qu’elle puisse, d’une part, effectuer l’analyse de la recevabilité prévue par les articles 46 et 47 de la Convention et par les articles pertinents de son règlement et, de l’autre, évaluer la version des faits présentés conformément aux dispositions de l’article 32 de son règlement.

          De cette façon, la Commission peut uniquement déclarer irrecevable une pétition dans laquelle le gouvernement n’a pas fourni des informations lorsque, de façon manifeste et évidente, le requérant n’a pas satisfait les conditions de recevabilité, à moins que de nouvelles informations dont elle a connaissance lui apportent des éléments de jugement suffisants pour qu’elle puisse déclarer la persistance de l’irrecevabilité.

          S’agissant du fond d’une question présentée à la Commission, celle-ci estime que le seul manque de comparution d’un Etat ou le fait qu’il n’ait pas fourni des informations ne transforme pas en soi les faits dénoncés en faits vrais.  Il faut également procéder à une analyse de ces éléments à la lumière de certains critères qui permettent d’établir si, selon les termes de l’article 42 du règlement interne de la Commission,  il “n’existe pas d’autres éléments de jugement” qui peuvent conduire à “une conclusion différente” de celle présentée par le requérant.  Ces critères d’évaluation sont la compatibilité, la crédibilité et la spécificité[9].

          A propos des dispositions de l’article 53 de son statut, la CIJ a déclaré que, lorsqu’il analyse une affaire dont il est saisi, l’organisme international doit parvenir  à

se convaincre, par tout moyen qu’il juge satisfaisant, que les faits allégués par les requérants sont bien fondés[10].

          La Commission estime que pour établir, dans un cas concret, si les faits allégués sont bien fondés, la non-comparution de l’Etat ne peut obliger les requérants à observer une norme de preuve équivalente à celle à laquelle ils auraient dû se soumettre au début si l’Etat avait comparu.  En effet, s’il en était ainsi, le requérant aurait la possibilité de fournir des preuves supplémentaires et/ou de réfuter la réponse présentée par le Gouvernement.  De cette façon, quand l’Etat ne comparaît pas ou n’apporte pas d’informations à propos des faits allégués, la Commission doit, pour prendre une décision, se borner aux arguments et preuves apportés par le requérant et aux  autres éléments dont elle dispose qui lui permettent d’élucider la question.

          Dans la présente affaire, comme le Gouvernement péruvien n’a pas discuté les faits présentés par les requérants, la Commission a examiné la version offerte  par ces derniers et, après avoir constaté qu’elle répondait aux critères de compatibilité, de crédibilité et de spécificité, a décidé:

a.     De présumer vrais les faits concernant le viol de Raquel Mejía par des militaires de l’armée péruvienne

          Les requérants ont présenté une version détaillée et concordante des faits dans laquelle ils indiquent la date et le lieu où ils se sont passés, indiquent comme responsable un individu portant un vêtement de fatigue de l’armée péruvienne qui était accompagné d’un grand nombre de soldats.  Un autre élément allégué est que, au moment où se sont produits les faits dénoncés, Raquel Mejía vivait dans une région placée sous l’état d’urgence.  Dans ces régions, les militaires assument de façon habituelle le contrôle de la population et assument une autorité qui l’emporte même sur celle des fonctionnaires civils dûment élus et en fonction.  C’est pourquoi de nombreuses violations des droits de l’homme sont commises ordinairement dans ces régions.

          Selon la Commission, la crédibilité de la version présentée par la requérante est corroborée par divers rapports d’organismes intergouvernementaux et non gouvernementaux qui dénoncent l’existence de nombreux viols de femmes au Pérou, perpétrés par des membres des forces de sécurité dans des zones d’urgence, et se réfèrent au cas concret de Raquel Mejía qu’ils décrivent comme étant représentatif de cette situation.

          En effet, le rapporteur spécial contre la torture, nommé par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies[11], a indiqué dans son rapport de 1992 qu’au Pérou, dans les zones placées sous état d’urgence, les militaires commettaient souvent des abus sexuels[12].   De même, dans son rapport de 1993, il a déclaré dans la section concernant le Pérou: “[le] rapporteur spécial a également reçu d’abondantes informations au sujet de la pratique du viol et de l’agression sexuelle dont les femmes sont souvent victimes dans le cadre de la campagne menée par les forces de sécurité contre les groupes d’insurgés ... Dans les zones placées sous état d’urgence ... le viol semble servir de forme d’intimidation ou de châtiment contre les  civils soupçonnés de collaborer avec les groupes d’insurgés ...”[13].  “Les abus sexuels et le viol semblent .... être monnaie courante dans les régions placées sous état d’urgence”[14].

          Pour sa part, Amnesty International a déclaré qu’au Pérou les militaires qui se trouvent dans des zones de conflit disposent de vastes pouvoirs et leurs actions ne font en général l’objet d’aucune forme de sanction.  D’ores et déjà, en 1986, cette organisation a été informée de diverses affaires d’abus sexuels perpétrés contre les femmes dans des zones sous état d’urgence.  A ce propos, des agents du gouvernement ont déclaré que des viols étaient à prévoir quand les troupes se trouvent dans des zones rurales et qu’on ne devait pas entreprendre des procédures pénales pour punir ce genre d’abus.[15]  Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les femmes qui habitent dans des zones soumises à une loi d’urgence déclarent avoir été victimes d’abus sexuels de la part de soldats qui se comportent en général avec une impunité absolue[16].  Dans un autre rapport concernant le Pérou, cette organisation a dénoncé l’existence d’une vaste pratique de viols commis par des militaires lors des diverses incursions qu’ils effectuaient dans les communautés paysannes[17].

          De même, dans une étude des abus sexuels commis contre les femmes au Pérou, Human Rights Watch a indiqué que, dans ce pays, le viol des femmes était une pratique courante[18].  Depuis le commencement de la campagne anti-insurrection contre les groupes armés, le viol est devenu une terrible réalité pour les femmes.  Selon ce rapport, les soldats font de la violence sexuelle une arme leur permettant de punir, d’intimider, de contraindre, d’humilier et de dégrader.  Pour une femme, vivre dans une certaine région  sous-entend courir le risque d’être violée, d’ordinaire parce qu’on la soupçonne d’appartenir à l’insurrection.  Bien qu’il n’existe pas de statistiques concernant le nombre de viols imputables aux forces de sécurité, cette organisation non gouvernementale indique que les groupements locaux déclarent que leur nombre est extrêmement élevé[19].

          Le rapport susmentionné fait état de plus de quarante cas d’abus sexuel contre les femmes qui ont eu lieu au Pérou entre 1989 et 1992.  Parmi ceux-ci, il décrit à titre d’exemple celui de Raquel Martín de Mejía[20].  De même, la revue “Caretas” du 11 mars 1993, inclut dans un article sur la violence sexuelle au Pérou une description détaillée du cas de Mme Mejía.  Elle indique que, dans une lettre du 2 mars 1993 adressée au Président du Pérou, l’Ingénieur Alberto Fujimori, 23 sénateurs du Congrès des Etats-Unis ont indiqué le souci que leur cause les viols de femmes commis par des membres des forces de sécurité et de la police.  “Le cas .... que mentionnent spécifiquement les sénateurs nord-américains dans leur lettre ... est celui de Raquel Mejía.  Son mari fut assassiné par des militaires qui, selon la plainte, l’ont également violée”[21].

          Les requérants ont fourni des preuves circonstancielles qui permettent d’établir la responsabilité des militaires dans la séquestration, la torture et la mort de Fernando Mejía.  De même, ils ont établi le rapport étroit qui existe entre les violations des droits de l’homme commises contre le Dr Mejía et les sévices dont fut l’objet sa femme Raquel.

          Comme on l’a indiqué à la Commission, au moment où les faits dénoncés se sont produits, des membres du “Bataillon 9 décembre” se trouvaient à Oxapampa pour une campagne anti-insurrection.  Aussi bien la famille du professeur Melgarejo que Raquel Mejía elle-même ont déclaré à maintes reprises que les personnes qui sont venues dans leurs maisons portaient des uniformes militaires et avaient la tête couverte de passe-montagnes.  Lorsque Mme Mejía s’est rendue à la Bibliothèque publique, le lendemain des faits, elle a reconnu que l’uniforme des soldats qui s’y trouvaient en cantonnement était le même que celui des individus qui avaient fait irruption dans sa maison.

          De même, la requérante et les membres de la famille Melgarejo ont dénoncé que les militaires se déplaçaient dans une camionnette jaune appartenant au gouvernement qui servait aux activités du projet spécial “Pichis Palcazu”.

          Par ailleurs, les cartouches de balles FAL 7,62 mm trouvées près des cadavres de Mejía et Melgarejo établissent un lien avec l’armée péruvienne puisque ces balles sont habituellement utilisées par celle-ci dans ses fusils d’assaut.

          Enfin, à la suite des enquêtes effectuées en janvier 1991, le procureur provincial titulaire d’Oxapampa a formellement lancé devant le juge pénal local une accusation contre Julio Arias Dorregaray, ancien sous-préfet de cette localité, ainsi que des membres non identifiés du “Bataillon 9 décembre” pour délit d’homicide contre Fernando Mejía et Aladino Melgarejo.

          La Commission estime que les actes qu’a subis le mari de Raquel Mejía sont étroitement liés aux abus sexuels dont celle-ci fut victime puisqu’ils ont eu lieu durant la même nuit et ont été perpétrés par les mêmes individus.  C’est pourquoi les preuves circonstancielles apportées sont suffisantes, de l’avis de la Commission, même si elles ne touchent pas directement l’affaire en question, pour présumer la responsabilité des membres de l’armée péruvienne dans la commission des sévices contre Raquel Mejía.

b.    De présumer l’absence de recours internes effectifs qui permettraient de porter remède aux violations des droits de l’homme dont furent l’objet Fernando et Raquel Mejía

          Les requérants ont fourni à la Commission une version détaillée et concise des recours judiciaires qu’ils ont présentés afin d’obtenir des remèdes aux violations des droits de l’homme dont fut victime Fernando Mejía.  Les affirmations contenues dans la pétition ont été suffisamment documentées grâce à la présentation de copies des diverses interventions légales.  Il est important d’indiquer qu’au Pérou l’exercice de l’action pénale ainsi que les enquêtes effectuées pour confirmer la commission d’un délit de caractère pénal relèvent du monopole exclusif du ministère public.  Les particuliers ne peuvent faire qu’une intervention limitée dans l’ouverture --présenter une plainte-- et le déroulement d’une procédure pénale parce que la notion de partie civile, qui caractérise d’autres législations d’Amérique latine, n’existe pas dans la procédure pénale de ce pays.

          Comme l’indique la requête, l’Etat péruvien n’a pas dûment effectué d’enquête concernant la séquestration et l’homicide ultérieur du Dr Mejía.  Malgré une action pénale engagée par le procureur provincial d’Oxapampa, le principal accusé, M. Julio Arias Dorregaray, se trouve en fuite.  Il faut ajouter à cela les obstacles érigés par les membres mêmes de l’armée péruvienne qui a refusé d’identifier les officiers qui ont participé aux interventions anti-insurrection entre le 13 et le 17 juin 1989 dans la localité en question.

          La crédibilité de la plainte des requérants est soutenue par les avis de la CIDH elle-même, qui a évoqué à maintes reprises le problème de l’impunité au Pérou lorsqu’elle a formulé les recommandations contenues dans ses rapports consacrés à des affaires individuelles[22] ou dans ses rapports spéciaux.  Il importe donc de mentionner ce qu’elle a déclaré:

          Un élément qui a suscité des inquiétudes particulieres ... est que, jusqu’en 1990, aucun membre des forces de sécurité n’a été jugé et puni pour avoir participé à des violations des droits de l’homme.  Une telle absence de sanctions susceptibles de servir d’exemple concerne non seulement les auteurs de violations extrêmement graves des droits de l’homme mais aussi les organes de l’Etat péruvien chagés de veiller à la légalité.  On voit donc que  le manque de châtiment des responsables de violations des droits de l’homme est assorti de la carence de mesures effectives pour défendre les droits des personnes lésées[23].

          De même,

          Dans les cas de violations des droits de l’homme de la part de membres de la police nationale et des forces armées, la Commission a souvent évoqué la question de la juridiction compétente pour juger et punir les responsables présumés.  On a toujours avancé la notion de privilège exclusif pour juger les membres des services militaires et policiers en affirmant que de tels actes étaient commis dans l’exercice de leurs fonctions.  Il y a donc eu très peu de cas où on ait établi les responsabilités et encore moins de cas où  aient été punis les membres des forces armées et de la police dont la culpabilité avait été établie par la juridiction militaire[24].

          Raquel Mejía a déclaré à la Commission que lorsqu’elle a présenté le 20 juin 1989 sa déclaration à la police de Oxapampa à propos du séquestre et de l’homicide ultérieur de son mari, elle n’a pas parlé des abus sexuels dont elle avait fait l’objet parce que:

          elle craignait que la révélation des violations commises contre sa personne ne provoque l’ostracisme et ne l’expose à un danger ou dommage physique encore plus grand...

          D’un autre côté, on a dit qu’il n’y avait pas au Pérou de recours interne effectif permettant qu’une victime de violence sexuelle du fait de membres des forces de sécurité obtienne une enquête impartiale concernant l’affaire et le châtiment des coupables.  Cette situation est aggravée dans les zones d’urgence puisque l’exercice de l’autorité est entre les mains des mêmes individus qui commettent de graves violations des droits de l’homme et que les tribunaux militaires assument la juridiction dans les cas où un membre des forces de sécurité fait l’objet d’accusation.  Dans ces conditions, il n’y a pratiquement aucun cas où les individus accusés d’actes de violence sexuelle ou d’autres graves violations des droits de l’homme sont condamnés.

          La Commission fait observer que les raisons présentées par la requérante pour ne pas déposer plainte devant les tribunaux internes sont confirmées par divers documents publiés par des organisations intergouvernementales et des organisations non gouvernementales qui se réfèrent expressément à l’impossibilité dans laquelle se sont trouvées les femmes qui ont été victimes de viol de la part de membres des forces de sécurité ou de la police pour obtenir un remède contre les violations de leurs droits.

          Le rapporteur spécial contre la torture a déclaré “avoir été informé ... que les responsables de [viols et autres abus sexuels] sont rarement inculpés, même dans les cas où ils ont été dénoncés auprès des autorités compétentes.  Les tribunaux militaires ont passé ces affaires sous silence et n’ont pas mis les accusés à la disposition des tribunaux civils comme ils devraient le faire en fonction de la loi.  Cette situation d’impunité jointe à d’autres facteurs, tels que la difficulté de présenter des preuves où l’attitude de la société à l’égard de la victime, font qu’un grand pourcentage de ces affaires n’ont même pas été dénoncées”[25].

          Amnesty International a indiqué que malgré l’existence d’un nombre  important de cas de violations sexuelles dans les zones sous état d’urgence, aucun membre des forces de sécurité qui intervenaient dans ces zones n’a été jusqu’ici inculpé de viol; on n’a pas non plus effectué d’enquêtes effectives à propos des plaintes présentées par des femmes qui avaient été victimes d’abus sexuel commis par des soldats[26].

          Pour sa part, Human Rights Watch a observé que, malgré la fréquence des abus sexuels au Pérou, très peu de membres de la police et encore moins de membres des forces de sécurité ont été inculpés de cet abus, même dans les cas où ils avaient été dénoncés devant les autorités compétentes.  Bien au contraire, les preuves recueillies prouvent que la police et l’armée protègent les responsables de ces violations et leur donnent des promotions, tolérant ainsi implicitement la commission de ces crimes[27].

          Cette organisation affirme également que prouver l’exécution d’une violation contre un membre des forces de sécurité est chose pratiquement impossible.  La loi d’urgence stipule que les délits commis dans “l’exercice du devoir” relèvent de la juridiction militaire en application des normes du Code de justice militaire.  Bien que le viol soit un crime de droit commun --et non pas ce qu’on appelle des “délits de fonction”-- il n’existe aucun exemple de ce genre sur lequel les tribunaux de droit commun aient exercé leur juridiction[28].

          Les femmes violées par un membre des forces de sécurité ne dénoncent pas ces abus pour deux raisons: humiliation publique et perception que les responsables ne seront jamais punis.  En outre, elles sont normalement menacées de représailles contre elles-mêmes et leurs familles si elles le font[29].

          Enfin,il est particulièrement important de citer le Président Fujimori lui-même qui, en réponse à des questions posées au sujet de l’existence de nombreuses violations commises par des soldats dans les zones d’urgence, a dit:

Dans les cas de viols de femmes, j’espère qu’il y a des enquêtes.  Il y a au Pérou une lamentable tradition d’impunité[30].

c.     De présumer que le Gouvernement péruvien a déclenché sans fondement une action pénale contre Raquel Mejía en l’accusant du délit de terrorisme

          Les requérants ont présenté à la Commission diverses preuves qui confirment l’existence d’une procédure pénale instruite contre Raquel Mejía pour délit présumé de terrorisme.  Ils ont fourni copie d’une liste publiée par le gouvernement sur laquelle figurent divers ressortissants péruviens  vivant à l’étranger qui auraient contribué, depuis leur lieu de résidence, à appuyer les activités du Sentier lumineux au Pérou.  Ce document, qui a  pour titre ”les organisations et leurs chefs de file”, comporte le nom de Raquel Mejia et indique qu’elle appartient à une organisation dénommée “mouvement populaire” qui collabore depuis la Suisse avec le Sentier lumineux.

          Les requérants ont également fourni à la Commission copie du rapport du procureur provincial de Lima qui mentionne l’existence d’une procédure d’instruction contre Mme Mejía et d’un mandat d’arrêt lancé contre elle, et ajoute  que,  “quant aux inculpés accusés de prosélitisme en faveur du PCP-SL[31], malgré le nombre de personnes qui font partie de ce groupe et le temps écoulé, notre mission diplomatique dans ce pays n’a pu fournir un rapport concernant les activités que les inculés auraient  effectuées ou seraient en train d’effectuer...”.

          A propos de ces personnes, parmi lesquelles figure Raquel Mejía, le procureur declare: “... les indices qui ont amené à formuler la plainte n’ont pas encore pu être confirmées jusqu’à maintenant, ce qui est dû au fait qu’on n’a pu établir sa participation aux événements qui font l’objet d’une instruction”.

          Malgré l’avis du procureur provincial, le procureur supérieur de lutte contre le terrorisme de Lima lance une accusation formelle contre Raquel Martín Mejía sous prétexte qu’elle appartiendrait à une organisation étrangère --identifiée comme étant le mouvement populaire-- qui soutient le Sentier lumineux.  On l’accuse également de délit présumé de terrorisme contre l’Etat et propose de la condamner à 20 ans de prison et au paiement d’une certaine somme à titre de réparation civile en faveur de l’Etat.

          La Commission n’a pas d’informations au sujet du verdict définitif en l’instance.  Néanmoins, selon la loi anti-terrorisme du Pérou, l’inculpée devrait en l’occurrence être jugée selon une procédure orale par un “tribunal sans visage”.

          2.    Questions posées

          Ayant établi les faits de la présente requête, la Commission doit maintenant voir si ceux-ci représentent des violations de l’un quelconque des droits que protège la Convention américaine.  En particulier, la Commission doit établir:

          1.    Si les abus sexuels dont fut l’objet Raquel Mejía constituent une violation des droits à l’intégrité de la personne (article5) et à l’intimité (article 11), en vertu de l’obligation consacrée dans l’article 1.1.

          2.    Si l’impossibilité d’avoir accès à des recours internes effectifs pour obtenir réparation des violations des droits de l’homme de Fernando  et Raquel Mejía représente une violation du droit aux garanties judiciaires (article 8) et à la protection judiciaire (article 25), en vertu de l’obligation prévue par l’article 1.1.

          3.    Si l’ouverture non fondée d’une procédure pénale pour terrorisme en l’absence de l’accusée représente une violation du droit aux garanties judiciaires (article 8) en vertu de l’obligation de l’article 1.1.

          3.    Analyse

a.     Les abus sexuels répétés dont fut l’objet Raquel Mejía représentent une violation de l’article 5 et de l’article 11 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme

          Le droit international en vigueur stipule que les abus sexuels commis par des membres des forces de sécurité, soit à la suite d’une pratique émanant de l’Etat, soit à la suite de l’échec de celui-ci d’empêcher la commission de ce crime, représentent une violation des droits de l’homme des victimes, et notamment de leur droit à l’intégrité physique et mentale.

          Dans le cadre du droit international humanitaire, l’article 27[32] de la quatrième Convention de Genève de 1949 relatif à la protection des civils en temps de guerre interdit de façon explicite l’abus sexuel[33].  L’article 147[34] de cette Convention, qui indique les actes considérés comme “infractions graves” ou “crimes de guerre”, englobe le viol, qui constitue “une torture ou un traitement inhumain”[35].  Le Comité international de la Croix rouge (CICR) a déclaré que “l’infraction grave” qui consiste à “causer délibérément de grandes souffrances ou d’attenter profondément à l’intégrité physique ou à la santé” englobe les abus sexuels.[36]

          D’un autre côté, l’article 76[37] du premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949 prévoit une interdiction expresse du viol ou d’autre genre d’abus sexuels. Pour sa part, l’article 85.4[38] déclare que lorsqu’elles se

fondent sur une discrimination raciale, ces pratiques sont de “graves infractions”.  Selon ces principes --quatrième Convention et premier Protocole-- tout viol commis individuellement est un crime de guerre[39].  S’agissant de conflits non internationaux, aussi bien l’article 3 [40] qui est commun aux quatre Conventions de Genève, que l’article 4.2[41]du deuxième Protocole additionnel à ces instruments, prevoient l’interdiction du viol et autres abus sexuels dans la mesure où ils résultent d’un tort délibéré commis contre une personne[42].  Le CICR a déclaré que le principe du deuxième Protocole réaffirme et complète l’article 3 commun puisqu’il était nécessaire de renforcer la protection des femmes qui peuvent être victimes de viol et de prostitution forcée ou d’autres genres d’abus[43].

          Le statut du Tribunal international, constitué afin d’enquêter sur les graves violations du droit international humanitaire qui se sont produites sur le territoire de

l’ancienne Yougoslavie, estime dans son article 5 que le viol pratiqué de façon systématique et massive est un crime contre l'humanité[44].

          Dans le cadre du droit international des droits de l’homme, la Convention américaine relative aux droits de l’homme stipule dans son article 5:

          1.    Toute personne a droit au respect de son intégrité physique, psychique et morale.

          2.    Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ...

          La Convention n’indique pas ce qu’il faut entendre par torture.  Néanmoins, sur le plan interaméricain, les actes qui constituent la torture ont été définis par la Convention américaine pour la prévention et la sanction de la torture, laquelle déclare:

 ...on entendra par torture tout acte effectué intentionnellement par lequel on inflige à une personne des peines ou souffrances physiques et mentales, à des fins d’enquêtes criminelles, en tant que mesures d’intimidation, de châtiment personnel, de mesures de prévention ou de peine ou à toute autre fin.  On entendra également par  torture l’application sur une personne de méthodes visant à annihiler la personnalité de la victime ou à diminuer ses moyens physiques ou mentaux, même si on ne cause pas de douleur physique ou d’angoisse psychique[45].

          Seront responsables du délit de torture:

a.     Les employés ou fonctionnaires publics qui agissant à ce titre,  l’ordonnent, l’encouragent, induisent sa perpétration, la commettent directement ou, pouvant l’empêcher, ne l’interdisent pas.

 b.    Les personnes qui, à l’instigation de fonctionnaires ou employés publics visés par l’alinéa 1 l’ordonnent, l’incitent, induisent sa perpétration, la commettent directement ou en sont complices[46].

          De cette façon pour qu’il y ait torture, il faut qu’il y ait trois éléments:

          1.    Qu’il s’agisse d’un acte par lequel on inflige à une personne des peines et souffrances physiques et mentales;

          2.    Qu’il soit commis à une certaine fin;

          3.    Par un fonctionnaire public ou par une personne privée à l’instigation du premier.

          A propos du premier élément, la Commission estime que le viol est un abus physique et mental qui se perpètre à la suite d’un acte de violence.  Le genre pénal de viol prévu par l’article 170 du Code pénal péruvien confirme cette affirmation et déclare que “par violence ou sous grave menace, il oblige une personne à pratiquer l’acte sexuel ...”.  Le rapporteur spécial contre la torture a indiqué que le viol est l’une des diverses méthodes de torture physique[47].  De même, il estime que le viol est une méthode de torture psychologique puisqu’il a souvent pour objet d’humilier non seulement la victime, mais aussi sa famille ou sa communauté[48].  C’est pourquoi ledit rapporteur spécial a indiqué que --notamment au Pérou-- “... le viol semblerait ... être une arme utilisée pour punir, intimider et humilier”[49].

          Le viol produit une souffrance physique et mentale chez sa victime.  Outre la violence subie au moment où il a lieu, les victimes sont généralement blessées ou, dans certains cas, tombent même enceintes.  Le fait d’être l’objet d’un abus de cette nature cause en même temps un traumatisme psychologique qui découle, d’un côté, du fait d’être humiliée et victimisée et, de l’autre, de souffrir la condamnation des membres de sa communauté, si on dénonce les sévices dont on a été l’objet[50].

          Raquel Mejía a été victime de viol et, par conséquent, d’un acte de violence contre son intégrité qui lui a causé “des peines et souffrances physiques et mentales”.  Comme le montre son témoignage, après avoir été violée, “elle était dans un état de choc, restée seule dans sa maison”.  Elle n’a pas voulu déposer de plainte par crainte de subir l’”ostracisme public”.  "Les victimes d’abus sexuels ne les dénoncent pas parce qu’elles se sentent humiliées.  En outre, personne ne veut reconnaître publiquement avoir été violée.  On ne sait pas comment peut réagir le mari.  [D’un autre côté] l’intégrité de la famille est en jeu, les enfants peuvent se sentir humiliés de savoir ce qui est arrivé à leur mêre”.

          Le deuxième élément établit que, pour qu’une action soit une torture, elle doit avoir été commise intentionnellement, c’est-à-dire afin de produire chez la victime un résultat déterminé.  La Convention interaméricaine pour empêcher et punir la torture mentionne, entre autres fins, le châtiment personnel et l’intimidation.

          Raquel Mejía fut violée dans le but de la punir personnellement et de l’intimider.  Selon son témoignage, l’individu qui l’a abusée sexuellement dans sa personne lui a dit qu’elle était cherchée en tant qu’élément subversif, tout comme son époux.  Il lui a dit que son nom se trouvait sur une liste de personnes liées au terrorisme et finalement l’a prévenue que son amitié avec un ancien fonctionnaire du gouvernement précédent ne lui servirait à rien.  La deuxième fois, avant de partir, il l’a menacée de revenir pour la violer de nouveau.  Raquel Mejía s’est sentie terrorisée, craignant  non seulement pour sa sécurité, mais aussi pour celle de sa fille qui dormait dans l’autre chambre, et pour la vie de son époux.

          Le troisième élément de la définition de la torture est que l’acte doit avoir été perpétré par un fonctionnaire public ou par une personne privée à l’instigation du premier.

          Comme on l’a conclu ci-dessus, le responsable des viols de Raquel Mejía est un membre des forces de sécurité qui s’était fait accompagner par  un nombre important de soldats.

          Par conséquent, ayant établi que dans la présente affaire on retrouve  les trois éléments de la définition de la torture, la Commission conclut que l’Etat péruvien est responsable de la violation de l’article  5 de la Convention américaine.

          Les requérants ont également déclaré que les abus sexuels dont fut l’objet Raquel Mejía vont à l’encontre des dispositions de l’article 11 de la Convention.

          Cet article stipule qu’un Etat doit garantir à toute personne la protection de son honneur et de sa dignité dans le cadre d’un droit plus vaste qui est le droit au respect de la vie privée.  Ces alinéas 1 et 2 déclarent en effet:

          1.    Toute personne a droit au respect de son honneur et à la reconnaissance de sa dignité.

          2.    Nul ne peut être l’objet d’ingérences arbitraires ou abusives dans sa vie privée ...

          Le rapporteur spécial contre la torture a déclaré que le viol est “une attaque particulièrement vile contre la dignité humaine.  Les femmes sont touchées dans l’élément le plus sensible de leur personnalité et les conséquences à long terme sont extrêmement dommageables puisque dans la majorité des cas, on ne donnera ni ne pourra donner le traitement psychologique et les soins nécessaires”[51].

          La Commission estime que l’abus sexuel constitue non seulement une violation de l’intégrité physique et mentale de la victime, mais sous-entend un outrage délibéré à sa dignité.  Il relève  donc de  la notion de “vie privée”.  La Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que la notion de vie privée englobe l’intégrité physique et morale d’une personne et, par conséquent, sa vie sexuelle[52].

          De cette façon, pour la Commission, dans la mesure où ils ont affecté son intégrité physique et morale, y compris sa dignité personnelle, les viols qu’a subis Raque Mejía représentent une transgression de son droit à la vie privée, dont la responsabilité est imputable à l’Etat péruvien.

          L’article 1.1 de la Convention stipule:

          Les Etats parties s’engagent à respecter les droits et libertés reconnus par la Convention et à en garantir leur libre et plein exercice à toute personne relevant de leur compétence.

          La Cour interaméricaine a interprété cet article comme instituant deux obligations pour les Etats parties à la Convention: celle de respecter les droits et les libertés qu’elle reconnaît et celle de garantir leur libre et plein exercice aux personnes relevant de sa compétence[53].  Selon la Cour, toute forme d’exercice de la puissance publique qui viole les droits protégés par la Convention est illicite.  Dans ces conditions, lorsqu’un organe ou agent de la puissance publique transgresse l’un quelconque de ces droits, il y a violation de l’obligation de “respecter” et par conséquent violation de l’article 1.1[54]

          Sur la base de ces considérations, la Commission conclut que, puisque  l’Etat péruvien n’a pas respecté les droits à l’intégrité de la personne et à la protection de l’honneur et de la dignité de Raquel Mejía , il a commis une violation de l’obligation que consacre l’article 1.1.

b.    L’impossibilité dans laquelle Raquel Mejía s’est trouvée d’avoir accès aux recours internes pour remédier aux violations des droits de l’homme de son époux et de ses propres droits constitue une transgression de l’article 25 et 8.1 à la lumière de  l’article 1.1 de la Convention

          Les articles 25 et 8.1 de la Convention stipulent respectivement ce qui suit:

Article 25

1.    Toute personne a droit à un recours simple et rapide ou à tout autre recours effectif devant les juges et tribunaux compétents destiné à la protéger de tous actes violant ses droits fondamentaux reconnus par la Constitution, par la loi ou par la présente Convention ..

2.    Les Etats parties s’engagent:

a.     A garantir que l’autorité compétente prévue par le système juridique de l’Etat statuera sur les droits de toute personne qui introduit un tel recours;

b.    A accroître les possibilités de recours judiciaire;

c.     A garantir que les autorités compétentes exécuteront toute décision prononcée sur le recours.

Article 8

1.    Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues dans un délai raisonnable par un juge ou tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi qui décidera du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle en matière pénale ou déterminera ses droits et obligations en matière civile ainsi que dans les domaines du travail, de la fiscalité ou dans tout autre domaine.

          La Commission a eu l’occasion de se prononcer au sujet de l’interprétation de ces articles à propos d’affaires antérieures et a établi la portée du droit à un recours effectif dans le cadre des normes de la Convention américaine[55].

          A propos de l’article 1.1, la Commission a déclaré, en citant la Cour interaméricaine dans l’affaire Velásquez Rodríguez:

la deuxième obligation des Etats parties est celle de “garantir” le libre et plein exercice des droits consacrés dans la Convention à toute personne relevant de leur juridiction... En conséquence de cette obligation, les Etats doivent empêcher, enquêter et punir toute violation des droits reconnus par la Convention...”.  La Cour élargit cette notion dans divers paragraphes ultérieurs de la même décision, par exemple: “Ce qui est décisif est de voir si une violation des droits reconnus par la Convention a eu lieu avec l’appui ou la tolérance du pouvoir public, ou si celui-ci a agit de façon que la transgression ait eu lieu en l’absence de toute prévention ou impunément”.  “L’Etat a le devoir juridique d’empêcher raisonnablement les violations des droits de l’homme, de “procéder sérieusement à une enquête avec les moyens dont il dispose à propos des violations qui ont été commises dans le cadre de sa juridiction afin d’identifier les responsables, de leur imposer les châtiments pertinents et d’assurer à la victime une réparation satisfaisante”;  “... si l’appareil de l’Etat agit de façon telle que la violation reste impunie ou ne rétablit pas, dans toute la mesure du possible, la plénitude des droits de la victime, on peut affirme qu’il n’a pas accompli le devoir de garantir leur libre et plein exercice aux personnes relevant de sa juridiction”.  A propos de l’obligation d’enquêter, elle déclare que “... elles doivent avoir du sens et être assumées par l’Etat en tant que devoir juridique propre et non pas comme simple question d’intérêts particuliers qui relèvent de l’initiative judiciaire de la victime ou de sa famille ou de l’apport privé d’éléments probatoires, sans que l’autorité publique recherche effectivement la vérité...”[56].

          L’obligation de comportement consacrée par l’article 1.1 est un corollaire indispensable du droit de tout individu à recourir à un tribunal pour obtenir protection judiciaire quand il est victime de la violation de l’un quelconque de ses droits de l’homme.  S’il n’en était pas ainsi, le droit d’obtenir un recours effectif consacré par l’article 25 serait absolument vide de tout contenu.

          A ce propos, la Cour interaméricaine a observé:

[Aux termes de la Convention], les Etats parties sont obligés de fournir des recours judiciaires effectifs aux victimes de violation des droits de l’homme (article 25), recours qui doivent être instruits conformément aux règles des garanties judiciaires (article 8.1), tout cela dans le cadre de l’obligation générale qui incombe à ces Etats de garantir le libre et plein exercice des droits que reconnaît la Convention à toute personne relevant de leur juridiction  (Article 1.1)[57].

          La Commission estime que le droit à un recours consacré dans l’article 25, interprété conjointement avec l’obligation de l’article 1.1 et les dispositions de l’article 8.1, doit être entendu comme le droit de tout individu de s’adresser à un tribunal quand l’un quelconque de ses droits a été violé --qu’il s’agisse d’un droit protégé par la Convention, par la Constitution ou par les lois internes de l’Etat-- pour obtenir une enquête judiciaire effectuée par un tribunal compétent, impartial et indépendant qui établisse l’existence ou non de la violation et fixe, le cas échéant, un dédommagement adéquat.

          De cette manière, quand la violation des droits de l’homme est le résultat d’un fait reconnu sur le plan pénal, la victime a droit d’obtenir de l’Etat une enquête judiciaire qui se déroule “sérieusement avec les moyens à sa disposition ... afin d’identifier les responsables [et] de leur imposer les châtiments pertinents.

          Selon la Commission, une enquête sérieuse sous-entend que l’autorité compétente de l’Etat “utilise[ra] les possibilités du recours judiciaire”[58], c’est-à-dire fait de l’enquête un devoir juridique propre et non pas une simple démarche d’intérêts particuliers qui dépend de l’initiative judiciaire de la victime ou de sa famille, ou de l’apport privé d’éléments probatoires, sans que l’autorité publique recherche effectivement la vérité...”.  Ainsi donc, l’obligation de procéder à une  enquête sérieuse signifie dans la pratique que l’Etat agira avec plus de diligence, c’est-à-dire avec les moyens existants à sa portée et s’efforcera d’aboutir à une décision[59].  Néanmoins, quand l’Etat a accompli cette obligation d’enquêter avec diligence, le fait que l’enquête n’aboutisse pas à un résultat positif ou que la décision ne soit pas favorable au requérant ne prouve pas en soi que celui-ci n’a pas eu accès à un recours[60].  Selon l’article 25 de la Convention, le droit à la protection judiciaire englobe l’obligation de l’Etat de garantir l’exécution de toute décision dans laquelle on estime un recours pertinent[61].

          De cette façon, dans le cadre de la Convention le vocable “recours” doit être pris dans un sens large, sans se limiter à l’acception de ce vocable  dans la terminologie juridique propre des législations judiciaires des Etats.

          La Convention américaine exige que les Etats offrent des recours effectifs aux victimes de violations de droits de l’homme.  L’existence formelle de ces recours ne suffit pas à prouver leur efficacité; bien au contraire, pour être effectif, un recours doit être satisfaisant et efficace.  Satisfaisant signifie que la fonction du recours dans le régime de droit interne d’un Etat est propre à protéger la situation juridique qui a fait l’objet d’une infraction.  Le recours est efficace quand il est capable d’aboutir au résultat pour lequel il a été conçu[62].

          S’il est vrai que l’existence ou l’absence d’un recours effectif s’établit dans un cas concret et en tenant compte des éléments particuliers de chaque législation, la Commission estime que dans les Etats où la détermination de la réparation civile du tort causé par un fait illicite est sujette à l’établissement de celui-ci dans une procédure d’ordre pénal, la promotion de l’action pénale et son déroulement judiciaire ultérieur de la part de l’Etat est le recours satisfaisant dont dispose la victime.

          Dans l’affaire qui nous occupe, se fondant sur la crédibilité des faits dénoncés, la Commission a présumé que Raquel Mejía n’avait pas eu accès à un recours effectif susceptible de porter remède aux violations des droits de l’homme dont elle avait été victime.  Comme on l’a indiqué, Raquel Mejía n’a pas déposé de plainte devant les tribunaux de la juridiction interne puisque, comme c’est la pratique au Pérou, ce genre d’actes dans lesquels sont impliqués des agents de l’Etat ne sont pas l’objet d’enquête et, en outre, les personnes qui les dénoncent courent le risque de faire l’objet de représailles.

          Le fait que l’Etat péruvien n’est pas offert à la victime accès à une enquête judiciaire effectuée par un tribunal indépendant et impartial, dans la pratique, a rendu  matériellement impossible son droit d’obtenir un dédommagement.  En effet, selon le droit péruvien, l’obtention d’une réparation civile pour les torts causés à la suite d’un fait illicite caractérisé en droit pénal est sujette à l’établissement du délit dans une procédure de nature pénale[63].

          Pour cette raison, dans le cas concret de Raquel Mejía, l’omission par l’Etat péruvien de garantir son droit à un recours effectif représenté non seulement une violation de son droit à la protection judiciaire, mais aussi une violation de son droit de s’adresser à un tribunal qui statue au sujet du dédommagement au titre des torts qu’elle a subis à la suite des viols dont elle a été victime[64].

          La Convention américaine établit une distinction entre le requérant et la victime.  Alors que le vocable “requérant” signifie que la personne a une raison légitime de présenter une plainte dans le système, le vocable  “victime” se réfère aux personnes qui ont été touchées par la violation de leurs droits.  La Commission estime que, dans les cas où il y a violation du droit à la vie, l’omission par l’Etat de fournir des recours effectifs touche la famille de la personne décédée et par conséquent la transforme en “victime” indirecte de la violation du droit à la protection judiciaire, définie au sens large du terme, c’est-à-dire englobant le droit à un dédommagement.

          La Commission a présumé que l’Etat péruvien n’a pas garanti le droit à un recours effectif dans le cas de Fernando Mejía.  Dans ce cas, le recours satisfaisant était l’enquête judiciaire décidée par l’Etat grâce à la mise en train d’une action pénale et, une fois établie l’existence d’un fait illicite, la fixation d’un dédommagement pour les torts causés à la victime.  S’il y a eu effectivement une action pénale, le comportement des organes de l’Etat, qu’il s’agisse du ministère public, du juge responsable de l’affaire ou de l’armée péruvienne a provoqué des retards et fait obstruction à l’enquête, rendant ainsi le recours inefficace dans la pratique.

          L’omission par l’Etat d’effectuer une enquête sérieuse dans le cas de Fernando Mejía s’est répercutée sur le droit de sa femme à jouir d’un recours effectif et, comme le prévoit le droit péruvien, le fait de ne pas avoir établi en droit pénal l’existence du fait illicite, a empêché l’accès de Raquel Mejía à un tribunal qui pourrait déterminer s’il y avait lieu de lui donner réparation.

          Sur la base de l’analyse qui vient d’être effectuée, la Commission conclut que, du fait qu’il n’a pas offert de recours effectifs à Raquel Mejía, soit dans le cas de l’homicide de son mari, soit à propos des violations de ses propres droits, l’Etat péruvien a enfreint les droits consacrés dans les articles 1.1, 8.1 et 25 de la Convention.

c.     Le déclenchement sans fondement d’une procédure pénale au titre du terrorisme contre Raquel Mejía représente une violation du droit aux garanties judiciaires (article 8), à la lumière de l’obligation de l’article 1.1

          Raquel Mejía a été inculpée pour commission présumée du délit de terrorisme sur la base des dispositions du décret-loi no 25475, qui définit la pénalité au titre des délits de terrorisme ainsi que les procédures d’enquête, d’instruction et de jugement desdits délits.

L’article 13 de ce décret déclare en ce qui nous concerne:

Pour l’instruction et le jugement des délits de terrorisme auxquels se réfère le présent décret-loi on observera les règles suivantes:

a.  Une fois instrumentée la plainte par le ministère public, les détenus seront mis à disposition du juge pénal, qui publiera un arrêté d’ouverture d’instruction avec mandat d’arrêt, dans le délai de vingt-quatre heures en adoptant à ce propos les mesures de sécurité nécessaires...

De même, les questions préalables, les questions préjudicielles, les exceptions et toute autre formulation seront tranchées pour l’essentiel par la sentence.

d.  Une fois l’instruction terminée, le dossier sera communiqué au président de la Cour respective, lequel le remettra au procureur supérieur doyen, qui désignera à son tour le procureur supérieur qui doit formuler l’accusation...

e.  Les arrêtés ayant été remis avec l’acte d’accusation, le président de la Cour supérieure désignera les membres de la chambre spécialisée de jugement et en particulier les membres du district judiciaire, par roulement et par voie secrète, relevant de sa responsabilité.

h.  Durant l’instruction des procédures de terrorisme, il n’y aura pas récusation ni des magistrats ni des auxiliaires de la justice.

          Il ressort de cet article que, une fois la plainte reçue, le juge d’instruction doit ordonner l’ouverture de la procédure et l'arrestation de l’accusé.   De cette façon, l’instruction à  propos d’une personne, et même sa détention, deviennent obligatoires sans établir ni l’existence d’une preuve suffisante qui fonde un délit ni  la responsabilité de l’accusé dans la commission de celui-ci[65].  De même l’accusé n’a pas la possibilité de soulever durant la procédure une exception préalable, par exemple mettant en doute l’existence même du délit ou l’absence de responsabilité pénale de l’accusé[66].  Selon l’article 13, ces exceptions sont résolues dans la sentence finale,c’est-à-dire après qu’on ait terminé l’instruction.  Une fois l’instruction terminée, le juge doit remettre le dossier à la Cour supérieure, même lorsqu’il n’y a pas de preuves de la culpabilité de l’accusé; une fois le procureur supérieur désigné, celui-ci doit formuler l’accusation sans qu’il soit nécessaire d’établir si celle-ci est suffisamment bien fondée pour qu’on puisse  poursuivre la procédure.  De cette manière, l’application de la loi peut sous-entendre dans la pratique qu’un individu peut perdre sa liberté ou faire l’objet d’une procédure pénale même si  à n’importe quelle étape de celle-ci, il est établi qu’il n’existe aucune preuve de sa responsabilité.

          L’article 8 de la Convention américaine définit les procédures qu’il  faut observer durant les diverses étapes judiciaires pour qu’on puisse parler de garanties judiciaires véritables et propres[67].  La Cour interaméricaine a déclaré que:

L’[article 8] reconnaît ce qu’il appelle les “garanties judiciaires” qui englobent les conditions qui doivent être remplies pour assurer proprement la défense des droits ou obligations qui font l’objet d’un examen judiciaire[68].

          Cet article prévoit divers droits et garanties qui découlent d’une principe ou d’un droit commun et qui, considérés dans leur ensemble, forment un droit unique qui n’est pas défini spécifiquement mais dont l’objet sans équivoque est en définitive d’assurer le droit de toute personne à une procédure juste[69].

          A ce propos, les alinéas 1 et 2 de cet article prévoient:

          1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue, avec les garanties voulues... par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial ... qui décidera du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle ...

          2.  Toute personne accusée d’un délit est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie...

          L’impartialité suppose que le tribunal ou le juge n’a pas d’avis préconçu au sujet de l’affaire sub judice et, en particulier, ne présume pas la culpabilité de l’accusé.  Pour la Cour européenne, l’impartialité de celui qui juge se compose d’éléments subjectifs et objectifs[70].  Dans le cas concret, l’impartialité subjective du juge est présumée tant qu’on n’a pas de preuves du contraire.  Par contre, l’impartialité objective exige que le tribunal ou le juge offre les garanties suffisantes qui dissipent tout doute concernant l’impartialité observée durant la procédure[71].

          Le principe d’innocence établit une présomption en faveur de l’accusé d’un délit, selon laquelle il est considéré innocent tant qu’on n’a pas établi sa responsabilité pénale au moyen d’une sentence ferme.  De cette façon, pour établir la responsabilité pénale d’un accusé, l’Etat doit prouver sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable.

          La présomption d’innocence est liée en premier lieu  à la volonté et à l’attitude du juge qui doit connaître de l’accusation pénale.  Le juge doit aborder l’affaire sans préjugé et en aucune circonstance ne doit supposer que l’accusé est coupable.  Bien au contraire, sa responsabilité consiste à construire la responsabilité pénale de l’accusé sur la base de l’évaluation des éléments de preuve dont il dispose.

          Dans ce contexte, une autre notion élémentaire du droit de procédure pénale qui a pour objet de préserver le principe d’innocence est la charge de la preuve.  En procédure pénale, l’onus probandi de l’innocence n’incombe pas à l’accusé; bien au contraire, c’est l’Etat qui doit prouver la culpabilité de celui-ci.  C’est ainsi que la doctrine moderne affirme que “l’inculpé n’a pas besoin de prouver son innocence, fondée au préalable sur la présomption qui le protège, mais celui qui le condamne doit construire entièrement cette position pour arriver à la certitude de la commission d’un fait punissable”[72].

          Par conséquent il est essentiel que le juge qui entend la cause soit exempt de tout préjugé quant à la culpabilité de l’inculpé et qu’il donne à celui-ci le bénéfice du doute, le condamne après avoir acquis la certitude ou la conviction de sa responsabilité pénale et, par conséquent, écarte tout doute raisonnable d’innocence.

          La Cour interaméricaine a indiqué que:

          Il y a de nombreuses façons permettant à un Etat de violer ... la Convention.  Dans ce dernier cas, il peut le faire ... en prenant des dispositions qui ne sont pas conformes à celles  qu’exigent ses obligations dans le cadre de la Convention[73].

          De cette façon, quand existe une loi qui est contraire à la Convention, selon la Cour:

          la Commission est compétente aux termes des ... articles 41 et 42 de la Convention, pour qualifier tout principe de droit interne d’un Etat partie comme violant les obligations que celui-ci a assumées en la ratifiant ou en y adhérant...[74].

          Par conséquent,

          En conséquence de cette qualification, la Commission pourra recommander à l’Etat la dérogation ou la réforme du principe de violation et à cet effet il est suffisant que ce principe ait été porté par un moyen quelconque à sa connaissance et ait été ou non appliqué à une affaire concrète.  Cette qualification et cette recommandation peuvent être faites par la Commission directement à l’Etat (article 41.b) ou être contenues dans les rapports dont il est question aux articles 49 et 50 de la Convention[75].

          Se fondant sur les attributions que lui confèrent les articles 41 et 42 de la Convention et conformément à l’interprétation qu’en a donnée la Cour, la Commission observe que l’article 13 du décret-loi 25.475 est incompatible avec les autres obligations contractées par l’Etat péruvien en ratifiant la Convention.

          En effet, comme on l’a dit, l’article 8 de la Convention consacre le droit de tout accusé d’un délit à jouir d’une procédure juste.  Ce droit comporte, entre autres, celui d’être entendu par un tribunal impartial et d’être présumé innocent jusqu’à ce qu’on ait établi légalement sa culpabilité.

          Selon la Commission, l’article 13 du décret-loi 25.475 ne garantit pas le droit à une procédure juste, indépendamment de son application à une affaire concrète.

          En premier lieu, ce principe invertit la charge de la preuve et crée, dans la pratique, une présomption de culpabilité qui donne à l’accusé l’onus probandi de son innocence.  En effet, cette norme stipule que le juge d’instruction doit entreprendre une procédure pénale et arrêter l’accusé  sur la seule base de l’existence d’une plainte et doit remettre ensuite l’affaire au tribunal supérieur sans analyser dans les deux cas s’il existe des preuves suffisantes qui justifient la procédure; elle empêche l’accusé de pouvoir se défendre en posant des questions préalables, même si c’est pour prouver qu’il n’est pas responsable ou que le délit n’a pas été perpétré et entraîné finalement l’obligation pour le procureur supérieur d’accuser l’inculpé, même s’il n’existe pas d’éléments de preuve suffisants pour fonder l’accusation.

          En deuxième lieu, l’article 13 ne garantit pas l’impartialité de l’organe qui procède au jugement.  En fixant l’obligation légale d’instruire et d’accuser, cette norme met  le tribunal qui entend l’affaire en mesure de considérer l’inculpé comme coupable avant même d’avoir évalué les éléments de preuves dont il dispose.

          Par conséquent, la Commission observe que l’article 13 du décret-loi 25.475, ne garantit pas le libre et plein exercice du droit à jouir d’une procédure juste que consacre l’article 8 de la Convention, est en soi incompatible avec l’obligation que prévoit l’article 1.1 de celle-ci.

          Dans l’affaire de Raquel Mejía, l’application de cette loi durant la procédure représente, selon la Commission,une violation de son droit à être jugée par un tribunal impartial et à être présumée innocente.  En effet, comme le montrent les preuves qui ont été apportées, une fois présentée la plainte de commission présumée du délit de terrorisme, le juge d’instruction a ouvert la procédure et lancé le mandat d’amener.  Une fois terminé le délai d’instruction, il a remis le dossier au procureur provincial de Lima, qui malgré qu’il ait déclaré que dans l’affaire de Raquel Mejía “...les indications qui ont été données au sujet de la plainte n’ont pas pu être confirmées jusqu’ici du fait qu’il n’a pas été possible d’établir sa participation aux événements instruits pour le moment ...”, a remis la procédure au Tribunal supérieur.  Celui-ci a nommé le procureur suprême qui, conformément aux prescriptions de l’article 13 du décret-loi 25.475, a accusé Raquel Mejía du délit de terrorisme et a requis  la peine de 20 ans de prison sans même envisager qu’il n’existait aucune preuve de responsabilité pénale en la matière.

          Dans le rapport 25/95, auquel l’Etat péruvien n’a pas répondu dans le délai de 60 jours que lui avait accordé la Commission, celle-ci a conclu que l’Etat avait enfreint aux devoirs de respect et de garantie des droits et libertés fondamentaux, devoirs qui entraînent l’obligations d’enquêter et de punir les responsables de violations desdits droits et libertés, ainsi que le droit aux garanties judiciaires que prévoient, respectivement, les articles 1 et 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          VI.   CONCLUSIONS

          Sur la base des considérations formulées dans le présent rapport, la Commission aboutit aux conclusions suivantes:

          1.    En application des articles 47 de la Convention et 39 de son règlement:

          a.     Elle déclare inadmissibles les demandes concernant les violations des droits de l’homme dont fut l’objet Fernando Mejía;

          b.    Elle déclare admissibles les demandes concernant les violations des droits de l’homme de la victime Raquel Mejía.

          2.    A propos des demandes jugées admissibles, elle conclut que:

          a.     l’Etat péruvien est responsable de la violation du droit à l’intégrité de la personne (article 5) et du droit à la protection de l’honneur et de la dignité (article 11) de Raquel Mejía, ainsi que de l’obligation générale de respecter et garantir l’exercice de ces droits que consacre la Convention (article 1.1);

          b.    l’Etat péruvien est responsable de la violation du droit à un recours effectif (article 25), du droit aux garanties judiciaires (article 8), et de l’obligation générale de respecter et de garantir l’exercice de ces droits que consacre la Convention (article 1.1);

          c.     l’article 13 du décret-loi 25.475 est donc incompatible avec le droit à une procédure juste que protège l’article 8 de la Convention et, par conséquent, viole l’obligation générale consacrée dans l’article 1.1 de celle-ci;

          d.    l’application dudit article à l’affaire concrète de Raquel Mejía représente une violation de son droit à la présomption d’innocence et à être jugée par un tribunal impartial (article 8.1 et 2).

          VII.  RECOMMANDATIONS

          Vu ce qui a été exposé, après avoir fait l’analyse des faits et du droit, la Commission décide:

          1.    De déclarer que l’Etat péruvien est responsable de la violation des droits à l’intégrité personnelle,  à la protection de l’honneur et de la dignité, à un recours effectif et aux garanties judiciaires que garantissent respectivement les articles 5, 11, 25 et 8 de la Convention américaine, ainsi que de l’obligation générale de respecter et garantir l’exercice de ces droits conformément à l’article 1.1 de ladite Convention.

          2.    De recommander à l’Etat péruvien d’effectuer une enquête exhaustive, rapide et impartiale des faits qui ont motivé la séquestration, la torture puis l’homicide de Fernando Mejía, afin d’identifier les responsables et, le cas échéant, de leur imposer les châtiments correspondants.

          3.    De recommander à l’Etat péruvien qu’il effectue une enquête exhaustive, rapide et impartial au sujet des abus sexuels dont fut victime Raquel Mejía afin d’identifier leurs auteurs pour leur imposer les châtiments pertinents et verser une juste indemnité à la partie lésée.

          4.    De recommander à l’Etat péruvien qu’il annule ou modifie l’article 13 du décret-loi 25.475 de manière qu’il garantisse le droit de toute personne à une juste procédure.

          5.    De recommander à l’Etat péruvien qu’il cesse la procédure pénale engagée contre Raque Mejía pour la commission présumée de délit de terrorisme puisqu’il ne garantit pas son droit à une juste procédure.

          6.    De publier le présent rapport dans son rapport annuel à l’Assemblée générale.

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    [1]  Fanali contre Italie.  Selection de décisions du Comité de droits de l’homme adoptées à la lumière du Protocole facultatif,volume 2, page 109.

    [2]  M. Pinto.  La denuncia ante la Comisión Interamericaina de Derechos Humanos, Buenos Aires, Editotres del Puerto, 1993, page 35.

    [3]  Idem supra, page 35.

    [4]  Idem supra, page 35.

    [5]  Résolution No 59/81, affaire 1954, Rapport annuel de la CIDH 1981-182, OEA/Ser.L/V/II.57, doc.6 rev.1, pages 95 - 99.

    [6]  Cour I.D.H, Affaire Velásquez Rodríguez, Exceptions préliminaires, Décision du 26 juillet 1987, Série C No 1, paragraphe 88.

    [7]  Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêté du 29 juillet 1988. Série C No 4, paragraphe 138.

    [8]  C.I.D.H., Restrictions sur  la peine de mort (articles 54.2 et 4.4 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme) Avis consultatif OC-3/83 du 8 septembre 1983, Serie A, No 3 paragraphe 50.

    [9]  Ces critères ont été établis de façon implicite par la Cour interaméricaine dans l’affaire Velásqez Rodríguez.  L’examen de la compatibilité est l’exercice logique et rationnel d’une comparaison entre les informations fondamentales fournies par le requérant afin d’établir la non-contradiction entre les faits et/ou la preuve présentée.  La crédibilité des faits s’établit sur la base de l’appréciation de la version présentée, y compris sa compatibilité et sa spécificité pour évaluer les preuves apportées et en tenant compte des faits publics ou notoires ainsi que d’autres informations que la Commission juge pertinentes.  Pour sa part, la spécificité est le corollaire de l’élément susmentionné.

    [10]  Affaire du détroit de Corfou [Evaluation du dédommagement ] (1949) ICJ 248.

    [11]  Durant sa 41e Session, la Commission des droits de l’homme a approuvé la résolution 1985/33, en vertu de laquelle elle a décidé de désigner un rapporteur spécial pour examiner les questions concernant la torture.

    [12]  ONU E/CN.4/1993/26, paragraphe 355.

    [13]  ONU E/CN.4/1994/31, paragraphes 431 et 432.

    [14]  Idem supra, paragraphe 429.

    [15]  Amnesty International, Women in the Front Line --Human Rignts Violations against Women-- mars 1991, page 20.

    [16]  Idem supra, page 20.


    [17]  Amnesty International, Pérou: Human Rights in a Climate of Terror, Londres, 1991, page 7.

    [18]  Citation des rapports sur les pratiques des droits de l’homme dans divers pays publiés par le Département d’Etat des Etats-Unis en 1990 et 1991.  Le rapport de 1990 fait état d’informations fiables qui documentent des abus sexuels perpétrés par des militaires au Pérou.  Il signale également que le nombre de viols commis par les forces de sécurité dans les zones sous état d’urgence est si élevé qu’on peut parler de pratique commune, soutenue  --ou tout au moins ignorée-- par les dirigeants militaires.  De même, le rapport de l’année 1991 indique la persistance  d’abus sexuels commis par des éléments des forces de sécurité dans les zones placées sous état d’urgence.

    [19] Human Rights Watch, Americas Watch et  Women’s Rights Project, Untold Terror: Violence Against Women in Peru’s Armed Conflict, pages 2 et 3.

    [20] Idem supra, page 41 et suivantes.

    [21] Caretas, Violencia Sexual, 11 mars 1993, page 26 et suivantes.

    [22] En 1988, la Commission a adopté des rapports concernant quatorze affaires individuelles où elle a établi la responsabilité de l’Etat péruvien à propos de graves violations des droits de l’homme.  En 1989, il y a eu deux affaires et, en 1990 et 1991, cinquante et une.  Enfin, la Commission a adopté en 1992 et 1993 des rapports concernant cinq affaires.

    [23] Rapport sur la situation des droits de l’homme au Pérou, OEA/Ser.L/V/II.83, doc. 31, 12 mars  1993, paragraphe 26.

    [24] Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 1993, OEA/Ser.L/V/II.85, doc. 8, 11 février 1994, page 545.

    [25] ONU., Idem supra note 13, paragraphe 433.

    [26] Amnesty International, Idem supra note 15, page 22.

    [27] Human Rights Watch, Idem supra note 19 page 3.

    [28] Idem supra, page 4.

    [29] Idem supra, page 5.

    [30] The New York Times, Rapists in Uniform: Peru Looks the Other Way.  29 avril 1993.

    [31] PCP-SL signifie Parti communiste péruvien - Sentier lumineux.

    [32] L’article 27, en ce qui nous concerne, déclare: Les personnes protégées ont le droit, en tout temps, à ce que soient respectés leur personne, leur honneur, leurs droits familliaux, leurs convictions et pratiques religieuses, leurs habitudes et leurs coutumes.  Elles seront toujours traitées avec humanité et protégées en particulier contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et contre la curiosité publique.  Les femmes seront tout particulièrement protégées contre tout attentat à leur honneur et, en particulier, contre le viol, la prostitution forcée et tout attentat à leur pudeur ...

    [33] Rapport final de la Commission d’experts constituée en fonction de la résolution 780 du Conseil de sécurité (1992), 5 mai 1994, page 17.

    [34] L’article 147 déclare: Les infractions graves... sont celles qui comportent un ou plusieurs des actes suivants, s’ils sont commis contre des personnes ou des biens protégés par la Convention: ... la torture ou les traitements inhumains y compris ... le fait de causer délibérément des grandes souffrances ou d’apporter une grave atteinte à l’intégrité physique ou à la santé ...

    [35] Rapport final.... idem supra note 34, page 17.

    [36] ICRC, Aide-mémoire (3 décembre 1992) cité dans T, Meron  Rape as a Crime under International Humanitarian Law, 87 AJIL 426.

    [37] L’article 76 intitulé “Protection des femmes” stipule: 1.  Les femmes sont objet de respect particulier et protégées notamment contre le viol, la prostitution forcée et toute autre forme d’attentat à la pudeur.

    [38] L’article 85.4 stipule: ... on considèrera comme graves infractions au présent Protocole les actes suivants lorsqu’ils sont commis intentionnellement et en violation des Conventions ou du Protocole: (c) les pratiques d’apartheid et autres  pratiques inhumaines et dégradantes fondées sur la discrimination raciale, qui entraînent l’outrage contre la dignité de la personne.

    [39] Rapport final ... idem supra note 34, page 17.

    [40] L’article 3 stipule: ... sont interdits en tout temps et lieu... : a) les attentats contre la vie et l’intégrité corporelle, notamment l’homicide sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, la torture et les supplices; ... c) les attentats contre la dignité personnelle ...

    [41] Pour sa part, l’article 4.2 du deuxième Protocole stipule: 1. Toutes les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités ou qui ont cessé d’y participer, qu’elles soient ou non privées de leur liberté, ont droit à ce qu’on respecte leur personne, leur honneur, leurs convictions et leurs pratiques religieuses...; 2).  Resteront interdits en tout temps et lieu à propos des personnes auxquelles se réfère le paragraphe 1: a) les attentats contre la vie, la santé et  l’intégrité physique ou mentale des personnes, en particulier l’homicide et les traitements cruels tels que la torture ...; e) les attentats contre la dignité personnelle, notamment les traitements humiliants et dégradants, le viol, la prostitution forcée et toute forme d’attentat à la pudeur; ...

    [42] Rapport final ..., Idem supra note 34, page 18.

    [43] ICRC Commentary on the Additional Protocols of 8 june 1977 to the Geneva Conventions of 12 August 1949, Yves Sandoz, Christophe Swinarski, Bruno Zimmerman, eds. (Genève, Martinus Nijhoff Publishers, 1987) 1375. Cité dans D. Thomas & R. Ralph, indem supra note 30, page 95.

    [44] (Nations Unies: Rapport du Secrétaire général sur des éléments concernant la constitution d’un Tribunal international pour la poursuite des personnes responsables de graves violations du droit humanitaire international commises sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie, 321.L.M. 1159, 1173, 1174, 1994).

    [45] Voir article 2 de la Convention.

    [46] Voir article 3 de la Convention.

    [47] ONU, Doc.E/CN.4/1986/15, paragraphe 119.

    [48] D.Blair Recognizing Rape as a Method of Torture, 19 N.Y.U,Rev.L & Soc. Change 821, 854.

    [49] ONU Idem supra note 13, paragraphe 431.

    [50] D. Blair, Idem supra note 49, page 885.

    [51] ONU Idem supra note 12, paragraphe 5890.

    [52] Voir affaire X et Y contre  Pays-Bas, Demande 8978/80, Série A, No 167.

    [53] Cour I.D.H. Affaire Velásquez Rodríguez, idem supra note 7, paragraphes 165 et 166.

    [54] Idem supra, paragraphe 169.

    [55] Voir en particulier les rapports 28/92, Argentine et 29/92, Uruguay, rapport de la CIDH 1992-1993, OEA/Ser.L/V/II.83, doc. 14 du 12 mars 1993.

    [56] Rapport No 28/92, Argentine idem supra, 40.

    [57] C.I.D.H. Affaire Velásquez Rodríguez, idem supra note c, paragraphe 91.

    [58] Voir article 25 alinéa 2b.

    [59] Voir article 25 alinéa 2a.

    [60] Cour I.D.H. Affaire Velásquez Rodríguez, idem supra note 6, paragraphes 177 et  67.

    [61] Voir article 25 alinéa 2c.

    [62] Idem supra, paragraphes 63, 64 et 66.

    [63] L’article 3 du Code de procédures pénales du Pérou stipule que: Lorsque l’instruction d’une procédure civile fait apparaître des indices raisonnables de la commission d’un délit qui peut être poursuivi d’office, le juge en donnera connaissance aux représentants du ministère public pour qu’ils commencent l’action pénale correspondante.  Dans cette instance, le juge suspendra les instructions civiles à condition qu’il estime que la sentence puisse exercer une influence sur ce qui doit être décidé selon un procès civil.

    [64] L’article 8 de la Convention prévoit á cet égard que”toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue ... par un juge ou un tribunal compétent ... qui décidéra le bien-fondé de ses droits ... en matière civile ...”.

    [65] L’article 77 du Code de procédures pénales stipule que: Après avoir reçu la plainte, le juge d’instruction se bornera à ouvrir l’instruction s’il estime que le fait dénoncé constitue un délit, qu’il a identifié son auteur présumé et que l’action pénale n’est pas prescrite.  Le dossier indiquera de façon précise le motif et ses fondements ...

    [66] Selon l’article 5 du Code de procédures pénales du Pérou, cette exception est dénommée “de nature de l’action” et intervient quand “le fait dénoncé ne constitue pas un délit ou n’est pas justifiable de façon pénale”.

    [67] Cour I.D.H. Garanties judiciaires dans les Etats d’urgence (articles 27.2, 25 et 8 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme), Avis consultatif OC-9/87 DU 6 OCTOBRE 1987, Série A No 9 paragraphe 27.

    [68] Idem supra, paragraphe 28.

    [69] Voir Cour européenne des droits de l’homme, Affaire Golder, Arrêté du 21 février 1975, Série A No 18, paragraphe 28, en relation avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et qui prévoit essentiellement les mêmes droits et garanties que l’article 8 de la Convention américaine.

    [70] Sur ce point, la Cour euopéenne a une vaste jurisprudence.  Par exemple, voir affaire Piersack, Arrêté du 1er octobre 1982, Série A, No 53, Affaire De Cubber, Arrêté du 26 octobre 1984, Série A,No 85.

    [71] Voir Affaire Saint-Marie, Arrêté du 16 décembre 1992, Série A, No 253, paragraphe 50; Affaire Piersack, Arrêté du 1er octobre 1982, Série A. No 53, paragraphe 30.

    [72] A ce propos, voir Commission européenne des droits de l’homme, Affaire 9037/80, X contre Suisse, arrêté du 5 mai 1981, D.R. 24, page 224.

    [73] Maier, Julio B.J. El derecho procesal penal argentino, Buenos Aires, Editorial Hammurabi, 1989, page 271.  Dans le même sens, la Commission européenne des droits de l’homme a indiqué que  la charge de la preuve, dans le contexte d’une procédure pénale, incombe au ministère public et l’existence du doute est au bénéfice de l’accusé.  Voir Commission des droits de l’homme, Affaire Autriche contre Italie, rapport du 30 mars 1963, Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. VI, page 782.

    [74] Cour I.D.H. Quelques attributions de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (articles 41, 42, 46, 47, 50 et 51 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme),Avis consultatif OC-13/93 du 16 juillet 1993, Série A No 13, paragraphe 26.

    [75] Idem supra, dispositif 1.