RAPPORT Nº 2/96

AFFAIRE 10.325

GRENADE

1er mars 1996

 

          I.          FAITS DENONCES:

 

          Les faits dénoncés en l’affaire tels qu’ils furent présentés par le requérant peuvent se résumer de la manière suivante:

 

          1.          Le 31 mars 1989, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a reçu une requête selon laquelle quatre colis de livres des éditions Pathfinder avaient été retenus le 8 mars 1989 à l’aéroport Point Saline à la Grenade.  Selon la requête, ces livres se trouvaient encore entre les mains de la police grenadine qui les vérifiaient au regard d’une liste de “livres interdits”.  Les efforts déployés pour récupérer les livres auraient été inutiles.

 

          2.          Les livres avaient été envoyés par la Pathfinder Press de New York au docteur Terence Marryshow (Terry Marryshow), dirigeant du mouvement patriotique Maurice Bishop de la Grenade (MBPM). Parmi les livres qui ont été saisis figurent “La lutte est ma vie” de Nelson Mandela; “Maurice Bishop parle”; “La révolution de la Grenade 1979 - 1983"; “Personne ne peut arrêter le cours de l’histoire”; “Un entretien avec Fidel Castro par le parlementaire Mervyn Dymally et Jeffrey M. Elliott”; “Un peuple, un destin”; “Les Caraïbes et l’Amérique centrale aujourd’hui” publié sous la direction de Don Rojas et “Malcolm X parle”.  Un exemplaire personnel du roman policier de Graham Greene “Notre homme de La Havane”, a été saisi sur Meryl Lynn Farber.

 

          3.          Le 8 mars 1989, des fonctionnaires d’Etat ont accordé des visas de trois jours au directeur de la Pathfinder Press, Steve Clark, à Meryl Lynn Farber, à Argiris Malapanis et à August Nimts, professeur à l’Université du Minnesota, pour qu’ils viennent à la Grenade.  On leur a refusé des prolongations de leurs visas pour rester à la Grenade afin d’assister à une conférence qui devait avoir lieu du 11 au 13 mars, sous l’égide du mouvement patriotique Maurice Bishop, pour commémorer le dixième anniversaire de la révolution grenadine de 1979 et participer aux célébrations.

 

          4.          Le requérant allègue que les voyageurs ont été menacés par des fonctionnaires de l’immigration grenadine qui ont déclaré que, s’ils essayaient de rester à la Grenade pour assister à la réunion, ils seraient arrêtés et déportés.

 

          5.          La plainte contient des indications selon lesquelles les visiteurs nord-américains qui viennent à la Grenade n’ont normalement pas besoin de visa, mais que les fonctionnaires ont expliqué avoir pour politique de ne permettre aucune participation internationale à la conférence.

 

          II.          LE REQUERANT DEMANDE QUE:

 

          La Commission procède à une enquête et se prononce sur l’attaque contre la liberté d’expression, de presse et d’information de la part des fonctionnaires grenadins.

 

          III.          ARTICLES QUI AURAIENT ETE VIOLES:

 

          L’article 2 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, “liberté de pensée et d’expression” (les requérants ne citent pas spécifiquement cet article).

 

          IV:          INSTRUCTION DEVANT LA COMMISSION:

 

          1.          Une fois la plainte reçue, la Commission a suivi les modalités de procédures que prévoit son règlement.  Durant l’instruction, elle a donc renvoyé plusieurs notes aux requérants et au Gouvernement de la Grenade.

 

          2.          La Commission a envoyé de nombreuses communications au Gouvernement de la Grenade.  Dans la première d’entre elles, en date du 2 mai 1989, elle a transmis les éléments pertinents de la plainte et a demandé au Gouvernement de la Grenade de lui communiquer, dans un délai de 90 jours les informations pertinentes concernant les faits objet de ladite communication, ainsi que tout élément de jugement qui permettrait d’apprécier si, en l’espèce on avait épuisé les recours de la juridiction interne.  La Commission a souligné que la demande d’information ne représentait pas une décision concernant l’admissibilité de la communication.

 

          3.          Dans la deuxième note portant la date du 21 septembre 1989, elle a renouvelé sa demande d’information du 2 mai 1989, en indiquant que, si elle ne recevait pas d’information dans un délai de trente jours, la Commission envisagerait l’application de l’article 42 de son règlement.  Cet article déclare:

 

          Sont présumés vrais les faits exposés dans la requête dont les passages pertinents ont été transmis au gouvernement de l’Etat concerné si, dans le délai maximum imparti par la Commission interaméricaine des droits de l’homme aux termes de l’article 34, paragraphe 5, le gouvernement concerné n’a pas fourni de renseignements appropriés, pourvu qu’une conclusion contraire ne ressorte de l’examen d’autres éléments d’appréciation,

 

          4.          La Commission a reçu des requérants diverses notes et annexes, y compris un décret promulgué par l’ancien gouverneur général du Commonwealth, l’anglais Paul Scoon, interdisant les livres mentionnés, diverses lettres internationales de protestations émanant de divers membres du Congrès, des lettres de membres du Parlement britannique dénonçant les mesures du Gouvernement de la Grenade, et des communications d’autres personnes adressées à Herbert Blaize, qui était alors Premier ministre, ainsi que divers communiqués de la Pathfinder Press décrivant la teneur de la requête.

 

          5.          Le requérants ont fait savoir à la Commission par une note que, le 20 mars 1989 le dirigeant du mouvement patriotique Maurice Bishop, Terry Marryshow, avait déposé une requête auprès de la Cour suprême de la Grenade contestant la constitutionnalité de la loi coloniale britannique de 1951, en vertu de laquelle les livres avaient été interdits et indiquant aussi que les 7 et 11 avril 1989 les avocats du Gouvernement de la Grenade avaient demandé une prolongation de la procédure, prolongation qui leur fut octroyée.

 

          6.          L’affaire fut présentée à la Commission le 2 octobre 1992, durant sa 82 Session.  La Commission a examiné l’affaire et a envoyé le même jour une lettre aux parties leur demandant des informations supplémentaires.

 

          7.          A ce jour, la Commission n’a reçu du Gouvernement de la Grenade aucune réponse à sa lettre du 2 octobre 1992 concernant l’admissibilité de la requête ou les circonstances de l’affaire.  La Commission a envoyé au gouvernement de nombreuses communications rappelant ses demandes d’information à propos de l’affaire[1] et de la situation de l’instance devant les tribunaux de la Grenade.  La seule documentation reçue du Gouvernement fut une copie de la section de la loi de 1989, chapitre 145, qui interdit l’importation de publications et une note datée du 17 mai 1993 indiquant ce qui suit:

 

          La Mission permanente de la Grenade présente ses respects au Secrétariat exécutif de la Commission interaméricaine des droits de l’homme de l’Organisation des Etats Américains et a l’honneur, au nom du Gouvernement de la Grenade, de lui remettre les informations ci-jointes à propos de l’affaire no 10.325, en réponse à la communication la concernant envoyée le 2 octobre 1992 au Premier ministre de la Grenade.

 

          La Mission permanente de la Grenade profite de cette occasion pour témoigner les marques de son plus haut respect au Secrétariat exécutif de la Commission interaméricaine des droits de l’homme de l’Organisation des Etats Américains.

 

          8.          La Commission a fait parvenir copie de cette loi aux requérants pour qu’ils fassent part de leur commentaires et observations.  En réponse à la lettre de la Commission du 2 octobre 1992, qui demandait aux requérants des informations, ainsi que leurs commentaires et observations au sujet de la loi d’importation et de publication, les requérants ont fait parvenir à la Commission diverses notes concernant la situation de l’affaire devant les tribunaux de la Grenade.  Parmi les informations envoyées à la Commission figure une note du 20 juin 1995, par laquelle les requérants ont informé la Commission que “la requête contestant le décret d’interdiction reste en instance devant la Cour suprême, laquelle a pris connaissance de l’affaire en 1989, mais n’a pas encore prononcé de jugement, en l’absence duquel l’interdiction reste valable”.  Plus de 80 livres et brochures publiés par la Pathfinder Press restent interdits.  La lettre du 20 juin 1995 comporte en annexe une note de l’avocat des requérants, qui déclare ce qui suit: “Prière de tenir compte que je continue à espérer une décision sur cette affaire.  J’ai écrit plusieurs fois au juge,sans aucun résultat.  J’ai écrit au Ministre de la justice pour essayer d’obtenir une décision”.  La procédure a reçu le nom de “Jugement 129 de 1989 concernant la loi d’importation (interdiction) de publications, chapitre 145 des lois révisées de la Grenade, avec leurs amendements”.

 

          V.          POSITION DES PARTIES:

 

          1.          Le Gouvernement de la Grenade n’a présenté aucun argument au sujet de l’admissibilité et du bien-fondé de la requête.  Néanmoins, il a fourni copie du décret suivant: La faculté d’interdire l’importation de certaines publications est donnée par la section 3 de la loi d’importation (interdiction) de publications (chapitre 145 des lois révisées de la Grenade sur la base duquel fut pris l’ordre d’interdiction d’importation de publications de 1989 (S.R. & No 6 de 1989).  La section 6 de ladite loi donne des pouvoirs à:

 

          a.       Tout fonctionnaire du Service des postes qui n’est pas en-dessous du rang de vice-administrateur des postes.

 

          b.       Tout fonctionnaire du Service des douanes qui n’est pas en-dessous du rang d’officier en chef des revevenus.

 

          c.       Tout membre de la police.

 

          d.       Tout autre fonctionnaire autorisé à cet effet par le gouverneur général pour examiner et arrêter tout colis ou article dont il soupçonne qu’il pourrait contenir une publication interdite ou des extraits de celle-ci.

 

          2.          Les recours internes légaux et les procédures sont définis par la section 16 de la Constitution de la Grenade de 1973 (S.I. 1973 No 2155) selon laquelle:

 

          16.1          Si une personne quelconque allègue que l’une des dispositions des sections 2 à 15 (inclusivement) de la présente Constitution a été effectivement ou est probablement en contravention à l’égard de celle-ci (ou dans le cas d’une personne qui est détenue, si toute autre personne allègue ladite contravention à propos de la personne détenue) sans préjudice de toute autre action légalement disponible à propos de cette affaire, cette personne (ou cette autre personne) pourra s’adresser à la Cour suprême pour obtenir compensation.

 

 

          16.2          La Cour suprême a juridiction primaire:

 

          a.       Pour entendre la demande faite par toute personne en vertu de la sous-section 1 de la présente section et pour statuer à son propos;

 

 

          b.       Pour déterminer toute question qui découle de l’affaire de toute personne qui s’est adressée à elle en vertu de la sous-section 3 de la présente section; et peut faire des déclarations et des ordres, émettre des requêtes, donner des  instructions qu’elle estime appropriées afin de faire obtenir ou d’assurer l’exécution de l’une quelconque des dispositions des sections 2 à 15 (inclusivement) de la présente Constitution:

 

 

Il est établi que la Cour suprême peut refuser l’exercice des facultés prévues par la présente sous-section si elle estime qu’il existe des moyens suffisants de compensation pour la contravention alléguée en faveur de la personne touchée, selon les termes de toute autre loi.

 

          3.          Les requérants n’ont pas présentés d’argument devant la Commission mais ont affirmé par leur note à la CIDH du 20 juin 1995 qu’à la Grenade “la requête contestant le décret d’interdiction se trouve devant la Cour suprême, laquelle a pris connaissance de l’affaire en 1989, mais n’a pas encore statué, en l’absence de quoi l’interdiction  reste valable”.  Ils ont également affirmé avoir envoyé diverses demandes écrites au juge, qui n’a pris aucune décision, et avoir également envoyé une requête écrite au Ministre de la justice.

 

 

          VI.      QUELLES SONT LES QUESTIONS SUR LESQUELLES LA COMMISSION DOIT STATUER

 

          1.       Est-ce que la requète est admissible?

 

 

          2.       Est-ce que les faits dénoncés représentent une violation de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme? 

 

 

          VII          ANALYSE DE LA COMMISSION:

 

          A.          EST-CE QUE LA REQUETE EST ADMISSIBLE?

 

          1.          La Grenade est partie[2] à la Convention américaine relative aux droits de l’homme et est liée par ses dispositions.  L’article 46 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme stipule ce qui suit:

 

         1.          La Commission ne retient une pétition ou communication présentées conformément aux articles 44 et 45 que sous les conditions suivantes, à savoir:

 

a. Que toutes les voies de recours ont été dûment utilisées  et épuisées conformément aux principes du droit international généralement reconnus;

 

b. Que la pétition ou communication soit introduite dans les six mois à compter de la date à laquelle l’individu présumé lésé dans ses droits a pris connaissance de la décision définitive;

 

c. Que l’objet de la pétition ou communication ne soit pas en cours d’examen devant une autre instance internationale,

 

d. Que, dans le cas prévu à l’article 44, la pétition indique le nom, la nationalité, la profession, le domicile et porte la signature de la personne ou des personnes ou du représentant légal de l’entité dont émane la pétition.

 

          2.          Les dispositions énoncées aux alinéas 1.a et 1.b du présent article ne seront pas appliquées dans les cas où:

 

a. il n’existe pas dans la législation interne de l’Etat considéré une procédure judiciaire pour la protection du droit ou des droits dont la violation est alléguée;

 

b. l’individu qui et présumé lésé dans ses droits s’est vu refuser l’accès des voies de recours interne ou a été mis dans l’impossibilité de les épuiser,

 

c. il y a un retard injustifié dans la décision des instances saisies.

 

          2.          Les requérants ont allégué que le jugement a été soumis à la Cour suprême de la Grenade le 20 mars 1989 pour constester la constitutionnalité de la loi coloniale britannique de 1951 en vertu de laquelle les livres furent interdits et que malgré de nombreuses demandes déposées par écrit devant la Cour pour qu’elle prenne une décision, celle-ci n’a pas été prise.

 

          3.          Le Gouvernement n’a pas allégué que les recours internes n’étaient pas épuisés ni que les requérants ne pouvaient y recourir devant les tribunaux de la Grendade.  Néanmoins, il a indiqué que la faculté d’interdire l’importation de certaines publications était consacrée dans la section 3 de la loi d’importation (interdiction) de publications (chapitre 145 des lois révisées de la Grenade), norme sur la base de laquelle fut pris l’ordre d’interdiction d’importation de publications de 1989 (S.R. & O No 6 de 1989).  Le gouvernement a inclus une copie de la section 6 de la loi, qui donne faculté à certains fonctionnaires de l’Etat de veiller à l’application de la loi, et de la section 16 qui définit les recours internes légaux et les procédures que consacre la section 16 de la Constitution de la Grenade de 1973 (S.I. 1973 No 2155).

 

          4.          En résumé, la section 16 (1) déclare que toute personne qui allègue que l’une quelconque des dispositions des sections 2 à 15 de la loi “a été, est effectivement ou est probablement en contravention à son égard (ou, dans le cas où la personne est détenue, si une autre personne allègue cette contravention, à propos de celle-ci), la personne détenue (ou l’autre personne) peut, sans préjudice de tout autre recours disponible selon la loi à propos de la même affaire, recourir à la Cour suprême afin d’obtenir compensation”.  La section 16 (2) donne à la Cour suprême juridiction primaire pour connaître de toute affaire découlant d'une telle situation et d’entendre toute demande ou toute affaire en découlant et de statuer à son égard et d’effectuer des déclarations ou promulguer des arrêtés les concernant, y compris un refus de juridiction.

 

          5.          La Commission estime que les requérants ont épuisé les recours internes tels que les prévoit l’article 46.2 c, puisqu’il y a eu un retard injustifié de la part de la Cour suprême de justice de la Grenade pour rendre un arrêté définitif au sujet de la requête présentée le 26 mars 1989.  Le Gouvernement de la Grenade n’a présenté aucun argument qui justifie la raison pour laquelle l’article 46.2 ne devrait pas être appliqué.  La Commission estime que cette requête est admissible.

 

          B        EST-CE QUE LES FAITS DENONCES CONSTITUENT UNE VIOLATION DE L’ARTICLE 13?

 

          1. L’article 13 de la Convention américaine stipule ce qui suit:

 

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’expression.  Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de disséminer des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, que ce soit oralement ou par écrit, sous une forme imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

 

2. L’exercice du droit prévu au paragraphe précédent ne peut être soumis à aucune censure préalable mais il comporte des responsabilités ultérieures qui, expressément fixées par loi, sont nécessaires:

 

a. au respect des droits ou à la réputation d’autrui,

 

b. à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public ou de la santé ou de la morale publiques.

 

3. La liberté d’expression ne peut être restreinte par des voies ou des moyens indirects, notamment par les monopoles d’Etat ou privés sur le papier journal, les fréquences radioélectriques, les outils ou le matériel de diffusion ou par toute autre mesure visant à entraver la communication et la circulation des idées et des opinions.

 

4. Sans préjudice des dispositions du paragraphe 2 ci-dessus, les spectacles publics peuvent être soumis par la loi à la censure uniquement pour en réglementer l’accès en raison de la protection morale des enfants et des adolescents.

 

5. Sont interdits par la loi toute propagande en faveur de la guerre, tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constituent des incitations à la violence, ainsi que toute autre action illégale analogue contre toute personne ou tout groupe de personnes déterminées, fondée sur des considérations de race, de couleur, de religion, de langue ou d’origine nationale ou sur tous autres motifs.

 

          2.          La section 10 de la Constitution de la Grenade de 1973[3] consacre la “protection de la liberté d’expression”.  Cette section stipule ce qui suit:

 

          (1)     Sauf si elle donne son consentement, on ne pourra interdire à personne la jouissance de sa liberté d’expression, y compris la liberté d’avoir des opinions sans ingérence, la liberté de recevoir des idées et des informations sans ingérence (qu’il s’agisse de communication s’adressant au public en général ou à toute personne ou groupe de personnes) ni le droit à une correspondance libre d’ingérence.

 

          (2)     Aucun élément contenu dans une loi quelconque ou réalisé en vertue de celle-ci ne pourra être compatible avec la présente section ou sera en contravention avec celle-ci à moins que la loi en question ne renferme des dispositions:

 

a. Qui soient raisonnablement requises dans l’intérêt de la défense, de la sécurité publique, de l’ordre public, et de la morale ou de la santé publiques;

 

b. Qui soient raisonnablement requises afin de protéger la réputation, les droits et les libertés d’autres personnes ou la vie privée de personnes participant à des procédures légales, pour empêcher la fuite d’informations reçues à titre confidentiel, maintenir l’autorité et l’indépendance des tribunaux ou réglementer l’administration technique des opérations de téléphonie, de télégraphie, de postes, de transmissions sans fil ou de télévision;

 

c. Qui imposent des restrictions aux fonctionnaires et, même en l’absence de cette norme, selon le cas, qui fassent en sorte que les questions présentées sous leur autorité ne semblent pas être justifiables de façon raisonnable dans une société démocratique.

 

          3.          Les faits présentés à la Commission établissent que le Gouvernement de la Grenade a interdit 4 livres publiés par la Pathfinder Press.  Les livres ont été saisis à l’aéroport de Point Salines à la Grenade, le 8 mars 1989, où ils sont restés entre les mains de la police.  Le Gouvernement de la Grenade n’a offert aucun argument concernant le bien-fondé de l’affaire ni donné de réponse à propos des faits.  Aussi bien la Convention américaine relative aux droits de l’homme que l’article 10 de la Constitution de la Grenade de 1973 donnent aux requérants le droit à la liberté de pensée et d’expression, y compris le droit de rechercher, recevoir et disséminer des informations et des idées de toute espèce, indépendamment des frontières, qu’elles soient écrites, verbales ou imprimées et soient communiquées par un moyen artistique, par tout autre moyen choisi par chaque personne sans ingérence; la liberté de communiquer les idées et le droit à une correspondance libre d’ingérence.

 

          4.          A propos de cette question, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a déclaré que:

 

          L’article 13 stipule que la liberté de pensée et d’expression “comprend la liberté de chercher, de recevoir et de disséminer des informations et des idées de toute espèce ...”.  Ce texte déclare littéralement que les personnes qui relèvent de la protection de la Convention ont non seulement le droit et la liberté d’exprimer  leur propre pensée, mais aussi le droit et la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce.  Par conséquent, quand on limite de façon illégale la liberté d’expression d’un individu, c’est non seulement le droit de cet individu qui est violé mais aussi le droit de  tous à “recevoir” des informations et des idées; il s’ensuit que le droit protégé par l’article 13 a une portée et un caractère spéciaux.  Il est donc évident qu’il y a deux dimensions à la liberté d’expression.  En effet, celle-ci exige d’une part que personne ne soit gêné ou empêché de manifester ses propres pensées ce qui est donc un droit de chaque individu; mais il existe d’un autre côté un droit collectif à recevoir n’importe quelle information et à connaître l’expression de la pensée d’autrui.[4]

 

          5.          Les actes de confiscation et d’interdiction de livres par le gouvernement ont pour effet d’imposer une “censure préalable” à la liberté d’expression et ont donc violé le double droit de recevoir et de distribuer des informations à “toute personne” aussi bien dans la communauté qu’en dehors de celle-ci, sans distinction de frontières comme l’indique l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.  Le gouvernement n’a pas prouvé que la teneur des livres tombe dans le cadre des exceptions, “concernant les droits ou la réputation d’autrui”; ou “la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la morale publique”, comme le prévoit l’article 13 de la Convention américaine.

 

          6.          Qui plus est, le Gouvernement de la Grenade n’a présenté à la Commission aucun argument prouvant que les livres interdits:  “La lutte est ma vie” de Nelson Mandela; “Maurice Bishop parle”; “La révolution de la Grenade, 1979-1983"; “Rien ne peut arrêter le cours de l’histoire”; ”Une entrevue avec Fidel Castro par le Parlementaire Mervyn Dymally et Jeffrey M.Elliott”; “Un peuple, un destin”; “Les Caraïbes et l’Amérique centrale aujourd’hui” publiés sous la direction de Don Rojas, et “Malcolm X parle”; ainsi qu’un exemplaire personnel du roman policier, “Notre homme de La Havane” de Graham Greene qui fut saisi sur Meryl Lynn Farber, ont violé le respect des droits ou la réputation d’autrui, ou la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, ou de la santé ou de la morale publique, et par conséquent, “entraînant des responsabilités” expressément définies par la loi pour assurer la protection de ces droits, conformément aux exceptions que mentionne l’article 13.2 de la Convention américaine.

 

          7.          Sur cette question, la Cour interaméricaine des droits de l’homme stipule également que:

 

          Dans sa dimension individuelle, la liberté d’expression ne s’épuise pas dans la reconnaissance théorique du droit de parler, ou d’écrire, mais comprend en outre de façon inséparable le droit d’utiliser tout moyen approprié pour répandre les idées et les faire parvenir au plus grand nombre de destinataires.  Lorsque la Convention proclame que la liberté de pensée et d’expression comprend le droit de répandre des informations et des idées “par tout ... moyen”, elle souligne que l’expression et la diffusion de la pensée et de l’information sont indivisibles de telle façon qu’une restriction des possibilités de diffusion représente directement, et dans la même mesure, une limite au droit de s’exprimer librement.  D’où l’importance du régime légal applicable à la presse et au statut de ceux qui s’y consacrent professionnellement[5].

 

          Dans sa dimension sociale, la liberté d’expression est un moyen d’échange d’idées et d’informations et de communication de masses entre les êtres humains.  Il comporte le droit de chacun à essayer de communiquer à autrui ses propres points de vue et entraîne également le droit de tous à connaître des avis et des nouvelles.  Pour le citoyen ordinaire, la connaissance de l’avis d’autrui et des informations dont disposent d’autres personnes est aussi important que que le droit à répandre ses propres idées[6].

 

          8.          Sur la base de ce qui vient d’être dit, la Commission estime que le Gouvernement de la Grenade a violé les droits des requérants à la “liberté de pensée et d’expression”, lorsqu’il a confisqué et interdit les livres appartenant aux requérants.  “Les deux dimensions susmentionnées (ci-dessus 30) de la liberté d’expression doivent être garanties de façon simultanée.  Il ne serait pas licite d’invoquer le droit de la société à être informée de façon véridique pour justifier un régime de censure préalable qui serait soi-disant destiné à éliminer les informations qui seraient fausses selon l’avis du censeur.  Il ne serait pas non plus admissible que, sur la base du droit à répandre des informations et des idées, on constitue des monopoles publics ou privés  des moyens de communication pour essayer de mouler l’opinion publique en fonction d’un point de vue unique”.[7]  Le droit des requérants à transporter des livres à la Grenade et le droit de les recevoir à la Grenade sont portégés par l’article 13 de la Convention américaine.

 

          9.          L’article 2 de la Convention américaine stipule: “Si, dans l’exercice des droits et libertés visés à l’article 1, ce droit n’est pas déjà garanti par des dispositions législatives ou autres, les Etats parties s’engagent à adopter, en accord avec leurs prescriptions constitutionnelles et les dispositions de la présente Convention, les mesures législatives ou autres nécessaires pour donner effet auxdits droits et libertés”.[8]  Par conséquent, le Gouvernement de la Grenade doit s’assurer que sa législation est conforme aux dispositions de l’article 23 de la Convention américaine.

 

                    LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L’HOMME.

 

CONCLUT QUE:

 

          1.          La “liberté de pensée et d’expression” des requérants a été violée par le Gouvernement de la Grenade.  Ce droit à la “liberté de pensée et d’expression” est contenu dans l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

 

          2.          Le Gouvernement de la Grenade doit lever l’interdiction existante à propos des livres qui sont couverts par cet ordre.

 

          3.          Le Gouvernement de la Grenade doit adopter les mesures requises pour s’assurer que sa législation concorde avec les dispositions de l’article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

 

          4.          Elle publiera le présent rapport dans son rapport annuel à l’Assemblée générale.

 

 

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     [1]  28 avril 1993, 25 mai 1993, 23 novembre 1994, 17 mai 1995 et 21 juin 1995.

     [2]  La Grenade a ratifié la Convention le 18 juillet 1978.

     [3]  1973, No 2155, Grenade, Constitution de la Grenade, 1973 page 15.

     [4]  Avis consultatif OC-5/85 du 13 novembre 1985, page 18, paragraphe 30.

     [5]  Idem page 19, paragraphe 31.

     [6]  Idem, page 19, paragraphe 32.

     [7]  Idem, page 19, paragraphe 33.

     [8]  Article 2 de la Convention américaine.