RAPPORT Nº 15/95 (*)
AFFAIRE Nº 11.010
COLOMBIE
13 septembre 1995

          I.        ANTECEDENTS

          1.       Le 31 mars 1992, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a reçu la plainte suivante:

          La missionnaire HILDEGARD MARIA FELDMAN, religieuse séculaire de l’ordre des missionnaires laïques, de nationalité suisse, est venue en Colombie au début de l’année 1980 afin de faire oeuvre pastorale et de participer au développement communautaire en donnant des soins aux habitants de zones paysannes.  En juin 1990, sur ordre du diocèse d’Ipiales (Nariño), auquel elle appartenait, elle a été chargée de travailler à “El Sande”, petite localité proche de la commune d’Ipiales,

          A 16 h 30, le 9 septembre 1990, des troupes de la troisième brigade de l’armée sont entrées dans cette localité en tirant sans discrimination des coups de feu contre la population civile.  La religieuse Hildegard María se trouvait ce jour-là en train de soigner une personne malade dans la demeure de M. JOSE RAMON ROJAS ERAZO et, selon les affirmations de son épouse Regalía Marina Leyton, qui se trouvait également dans cette demeure, l’armée a tiré des coups de feu sur la résidence sans aviser au préalable ses occupants.  Ces mesures ont eu pour résultat l’assassinat de la religieuse et de M.José Ramón Rojas Erazo.

          Avant l’attaque, Mme María Graciela Alvarez, son mari Hernando García, Segundo Abigaíl García Torres et sa femme Carmen Guelga de García, ont couru vers l’arrière de la résidence de Rojas Erazo, pour y chercher protection.  C’est à ce moment-là que M. HERNANDO GARCIA fut blessé à la jambe.  Les trois personnes qui l’accompagnaient lui ont posé un tourniquet et l’ont placé à l’abri derrière des roches du ruisseau, puis se sont rendues dans un autre lieu proche.  Quelques minutes après, des soldats ont découvert le refuge de Hernando García et ont tiré des coups de feu sur lui, à la suite de quoi M. García a perdu la vie.

          Selon les déclarations des témoins, le commandant des troupes a immédiatement ordonné aux habitants de se réunir dans l’église de la localité où ils furent contraints de passer la nuit entière, couchés à même le sol et menacés de mort par armes à feu.

          Plus tard, l’armée a donné à certains habitants l’ordre de transporter les cadavres des lieux où ils se trouvaient jusqu’à un terrain de sports situé au centre de la localité où ils furent laissés toute la nuit.

          En outre, les membres de la population furent victimes du pillage de leur centre de santé, qui fonctionnait dans la résidence où furent assassinés la religieuse Hildegard María Feldman et Ramón Rojas Erazo.

          II.       INSTRUCTION DE L’AFFAIRE DEVANT LA CIDH

          2.       Après avoir reçu la plainte et sans préjugé de son admissibilité, la Commission a transmis les informationa concernant les parties pertinentes au Gouvernement de la Colombie par communication en date du 22 mai 1992, et lui a demandé de fournir des informations les concernant.

          3.       Par note du 16 septembre 1993, le Gouvernement de la Colombie a répondu à la Commission et, à propos de l’assassinat de HILDEGARD MARIA FELDMAN, RAMON ROJAS ERAZO et HERNANDO GARCIA, a fait savoir que l’état actuel de la procédure était le suivant:[1]

          Une fois l’enquête terminée, le Brigadier général,commandant de la troisième brigade, juge de première instance, a décidé par arrêté du 17 mai 1991 de cesser toutes procédures contre le personnel militaire qui avait fait l’objet de l’enquête parce qu’il estimait qu’il n’y a aucune raison de convoquer un conseil de guerre, puisqu’il a été prouvé, conformément au Code pénal militaire qu’existaient des motifs excluant l'illégalité et la culpabilité, telles la  légitime défense et l’accusation sans fondement.  Par décision du 22 juillet 1991, l’Honorable tribunal supérieur militaire confirme dans tous ses éléments l’arrêt de toutes procédures en cours dans la décision de première instance du 17 mai 1991 en affirmant que, dans l’affaire question, il a été prouvé qu’il existait trois causes d’exclusion de l'illégalité, telles la stricte observation de devoir légal, la nécessité de défendre un droit propre ou étranger contre une injuste agression et la nécessité de défendre un droit propre ou étranger qui n’est pas défendable d’une autre façon (raisons consacrées par l’article 26, alinéas 1, 4 et 5 du Code pénal militaire).

          A propos du non-épuisement des recours internes, la juridiction du contentieux administratif estime que les personnes victimes des actes ou omissions de fonctionnaires de l’Etat ou par l’Etat lui-même ont la possibilité d’intenter une action devant cette juridiction contre le service, le fonctionnaire ou les deux, et si elles parviennent à faire recevoir leur demande, celle-ci fera l’objet d’une sentence qui satisfait les personnes lésées de la part de l’entité.  C’est ce que consacre la législation colombienne (décret N 01 de 1984 Code du contentieux administratif) au moyen d’une procédure spécifique pour les cas de responsabilités intentés contre la nation, qui doit être épuisée avant de recourir aux diverses instances internationales.

          4.       La Commission a poursuivi l’instruction de l’affaire conformément aux normes contenues dans la Convention américaine relative aux droits de l’homme et dans son règlement, en donnant à chacune des parties la possibilité d’avancer ce qu’elles jugent utile au sujet des observations de chacune d’entre elles, et a transmis aux requérants la réponse du Gouvernement de la Colombie par note en date du 4 octobre 1993.

          5.       Le 11 novembre 1993, les requérants ont formulé leurs objections et leurs commentaires à la réponse du Gouvernement de la Colombie, ce dont la Commission a pris dûment note, et les a transmis de nouveau audit Gouvernement pour qu’il en ait connaissance et formule les observations pertinentes.

          6.       Dans le cadre de la procédure qui consistait à recueillir  et confronter les informations founies par les parties, la Commission a mis à la disposition du Gouvernement de la Colombie, par note en date du 30 novembre 1993, les éléments pertinents du mémoire d’observations remis à la Commission par les requérants.

          7.       Le 30 décembre de la même année, le Gouvernement de la Colombie a fait savoir que le personnel du bureau de l’administration du personnel de la branche juridictionnelle se trouvait en vacances, conformément aux dispositions du décret 1660 et a demandé une prorogation de 45 jours pour donner sa réponse, délai supplémentaire qui lui fut accordé par la Commission par communication du 13 mars 1994.  Depuis cette date, le Gouvernement n’a fourni aucune information nouvelle au sujet de la situation de l’instance.

          8.       Durant sa 85e Session, la Commission a accordé aux requérants une audience, le vendredi 28 janvier 1994, pour traiter, parmi diverses affaires, de l’instance concernant l’assassinat de HILDEGARD MARIA FELDMAN, RAMON ROJAS ERAZO et HERNANDO GARCIA.

          9.       Durant l’audience, devant les membres de la Commission et des représentants du Gouvernement de la Colombie, les requérants ont exprimé verbalement et par écrit leurs observations au sujet des faits et la situation des enquêtes.  Le Gouvernement de la Colombie n’a pas présenté d’observations à l’intervention des requérants durant l’audience du 28 janvier 1994 à propos de la situation de l’instance.

          10.     Pour adopter le présent rapport, la Commission a tenu compte des déclarations de divers témoins, dont les témoignages mis à sa disposition par les requérants le 25 mars 1994, qui ont rapport avec les faits suivants: a.  Mort de la religieuse Feldman et de l’agriculteur José Ramón Rojas Erazo; b. Façon dont M. Hernando García fût exécuté par l’armée; c. Façon dont l’armée s’est comportée le 9 septembre 1990 à l'égard des habitants d’El Sande.

          11.     Témoignages[2]

          A.      A propos de la mort de la religieuse Feldman et de l’agriculteur José Ramón Rojas Erazo:

          a.       ROGELIA MARINA LEYTON

          Le 9 septembre mon mari JOSE RAMON ROJAS ERAZO s’occupait du bétail et est revenu à la maison à quatre heures; il a attaché le cheval devant la maison et est entré directement dans la cuisine et a dit qu’il avait faim et m’a demandé de lui servir à manger; je l’ai servi non pas dans la salle à manger mais sur un autre banc.  La soeur Hildegard se trouvait alors dans la maison et était en train de soigner une malade que j’aidais en lui donnant à manger, elle s’est alors assise aux côtés de mon  mari sur le même banc et lui a demandé comment allaient les affaires.  C’est alors que les coups de feu ont commencé; mon mari a continué à manger et Melle Hildegard s’est touchée la tête et a dit “Sainte Vierge qu’est-ce qui nous arrive” et voilá ce que nous avons fait, je leur ai dit étendons-nous par terre et alors ils se sont préparés à s’étendre et lorsqu’ils étaient en train de le faire on leur a tiré dessus; mon mari est tombé d’un côté et la soeur Hildegard de l’autre; j’ai alors pris mon mari à la ceinture et l’ai soutenu pour qu’il ne tombe pas brutalement, j’ai dit Jésus, il a émis un son que je n’ai pas compris, un bruit différent à trois reprises et la deuxième fois, il voulait parler, mais l’autre fois il ne m’a pas répondu.  La malade Florinda Quiroz et deux autres personnes, ma fille Gladys Concepción Rojas et ma fille adoptive, Ruby Marleny Zambrano ont déclaré: “Courons parce que ici ils vont nous tuer”.

          Nous sommes donc sorties par la porte de devant, la porte principale, en soutenant la malade, nous sommes allées nous cacher dans une colline où nous sommes restées jusqu’à ce que cesse la fusillade vers cinq heures de l’après-midi et nous sommes alors revenues; j’ai supplié que l’on me dise si je pouvais rentrer dans la maison pour y recueillir le cadavre de mon mari et celui de Melle Hildegard et le commandant m’a dit qu’il avait dit que oui; nous sommes donc retournées et le commandant m’a présenté ses condoléance et m’a dit “voilà ton époux, occupes-toi de l’enterrer, prends soin du cadavre de ton époux”; je lui ai répondu “et le cadavre de la soeur Hildegard?”; il m’a dit tranquillement qu'ils s'en chargeraient; il m’a demandé ce qu’elle faisait et je lui ai répondu qu’elle était en train de soigner une voisine qui était malade, il m’a alors demandé pourquoi je donnais l’hospitalité aux guérilleros chez moi et moi je lui ai dit: “M.  le commandant, vous avez un fusil entre les mains et vous me demandez l’hospitalité, je ne vous la refuse pas parce que vous pouvez me tuer et alors il m’a dit oui c’est ainsi et il s’est mis à rire.  Il a demandé si  nous étions propriétaires de la maison et s’il y avait des armes.  Les armes nous appartiennent et mon époux avait deux carabines dont une qu’il prêtait aux ouvriers et l’autre dont il se servait pour la chasse; mon époux n’appartenait à aucun groupe armé; il travaillait dans l’agriculture, avait du bétail et payait ce qu’il devait.

          b.       FLORINDA QUIROZ ROSERO

          Le 9 septembre, je me trouvais dans la maison de don Ramón Rojas et Rogelia Leyton, nous étions quatre, j’étais là avec la soeur Hildegard qui venait de me faire une piqûre quand on a commencé à tirer du dehors, la lumière s’est éteinte; ils nous ont accusé de trahison puis est tombé d’abord le défunt Ramón Rojas puis la soeur Hildegard; toutes les femmes sont sorties ou si elles ne l‘avaient pas fait, on les aurait toutes tuées par une nouvelle décharge.  Ils ont fait ça en pensant qu’il y avait des guérilleros, alors il qu'il n’y avait pas de guérilleros.  Dans la maison de don Ramón Rojas, il y avait moi, le docteur (Hildegard), mon parrain don Ramón, la femme de don Ramón, la jeune Ruby et la fille de Concepción.  Avant de commencer la fusillade, il n’y a eu aucun appel ou aucun cri parce que si nous avions entendu quoique ce soit nous serions partis en courant.  Il n’y a pas eu non plus de visite de quiconque.

          c.       Le prêtre CIPRIANO LORENZAO BASTIDAS

          J’ai été informé de l’attaque par la guérilla qui opère contre l’armée de la façon suivante: l’armée est montée parce qu’elle était sûre qu’un groupe de guérilleros se trouvaient à El Sande et ils ont pénétré dans la maison où ceux-ci se trouvaient, comme ils me l’ont expliqué, ils sont entrés d’un côté d’El Sande et sont passés par un autre côté, par le ravin pour s’approcher de la maison où se trouvait le groupe de guérilleros.  Lorsqu’ils se trouvaient près de l’objectif, un guérillero qui montait la garde les a apercçus et a ouvert le feu.  Les autres guérilleros étaient en train de se baigner dans la rivière Cristal à une centaine de mètres de la maison.  Les soldats ont tué le guérillero puis croyant que les autres guérilleros se trouvaient à l’intérieur de la maison  ils ont ouvert le feu contre les deux maisons; il faut noter que ces deux maisons étaient contiguës.

          d.       Lieutenant NESTOR BELTRAN DUSSAN

          Nous étions en déplacement depuis quatre jours, depuis la localité de Guachavés jusqu’à El Sande parce qu’on nous avait dit qu’il y avait dans le voisinage un groupe de FARC, mouvement 29 front de FARC, et exactement le 9 septembre nous étions partis de El Socorro quand vers quinze heures environ nous avons pris contact avec deux civils ou paysans qui venaient de El Sande dont je ne connais pas les noms, et qui nous ont informé qu’entre midi trente et une heure et demi le groupe que nous cherchions s’était reuni dans la localité de El Sande et s’était rendu vers la maison de Ramón Rojas qui y est mort ...  Une fois que nous avons pris connaissance de ce fait, nous avons adopté un dispositif militaire d’approche afin d’arriver par le haut et par le bas en même temps pour éviter que le groupe ne nous échappe, la troupe de combat contre la guérilla qui venait par le haut a entouré le hameau et s’est rapproché de la maison de don Ramón Rojas exactement à l’embranchement du ravin de El Tigre et de la rivière Cristal.  A ce moment-là nous avons pris contact visuel avec le groupe et au moment de nous approcher nous avons été dépistés par le garde (sentinelle) qui en nous voyant a ouvert le feu et commencé le combat.  Nous avons commencé l’avance en neutralisant la sentinelle et en ouvrant le feu sur le reste du groupe qui se trouvait dans la rivière.  En poursuivant notre chemin, nous avons trouvé la maison de Ramón Rojas d’où on tirait des coups de feu.  En essayant d’arriver à cette maison, le soldat Caicedo Angulo qui était l’opérateur de la mitrailleuse a été blessé; c’est pourquoi on a intensifié l’attaque contre la maison afin de consolider l’objectif.  En même temps se poursuivait le combat dans la rivière et après un certain moment ... nous sommes parvenus à la maison dont nous avons effectué la fouille ....

          e.       Soldat JULIO CESAR CAICEDO ANGULO

          Le dimanche 9 septembre dernier, vers 4 heures de l’après-midi, je me trouvais dans la section El Sande, c’est-à-dire là où nous sommes maintenant; j’étais en patrouille avec mes collègues Montaño, Hernández et d’autres dont je ne peux dire exactement le nom, nous allions près du sentier El Sande et l’avons traversé; en traversant la rivière, j’ai vu qu’il y avait là une sentinelle vêtue en policier et il a commencé à tirer sur mes compagnons qui se mirent à riposter; la sentinelle est tombée morte, je déclare que je ne me suis pas rendu compte s’il était mort.  Nous avons poursuivi notre chemin et plus loin se trouvait la maison d’où on m’a tiré dessus parce que j’allais installer la mitrailleuse pour balayer ceux qui se trouvaient dans la rivière.  Je montrais la moitié de mon corps et j’ai senti qu’on m’avait atteint à la jambe droite, après quoi j’ai tiré une rafale sur la maison; et je suis resté là.  Par la suite, mes autres collègues sont venus, m’ont aidé et je les ai suivis, et c’est tout ce qui s’est passé.  J’ai pu identifier la personne sur laquelle j’ai tirée et que j’ai blessée en l’identifiant de la manière suivante: il y avait deux guérilleros et l’un d’entre eux fut celui qui m’a tiré dessus et qui a été blessé tandis que l’autre a pris la fuite.

          f.       Représentant de la commune de Samaniego[3]

          Tout ce dont j’ai connaissance au sujet des faits est la version que m’a donnée le major de l’armée, qui commandait tous les détachements qui se trouvaient dans cette localité.  Il m’a indiqué verbalement que les faits se sont passés de la manière suivante: Quand ils sont arrivés sur les lieux, ils ont vu que dans une maison un peu en dehors il y avait un homme armé d’un fusil, il dit qu’il s’agissait d’un guérillero et que quand ils se sont rapprochés, cet homme a tiré contre lui en blessant un soldat à la jambe.  En réponse, le soldat qui était armé d’une mitrailleuse a tiré contre son assaillant et comme il se trouvait en dehors de la maison, certains ont tiré sur la maison et les balles ont traversé les parois. Malheureusement, la religieuse et le sieur Ramón Rojas se touvaient à l’intérieur et furent atteints par les balles et sont morts...

          g.       Juge SANDRA BASTIDAS

          Au sujet de l’enquête d’inspection judiciaire et de la vérification oculaire effectuées à propos du “campement”, elle a déclaré que: “en premier lieu je dois préciser que j’ai effectué l’enquête d’inspection judiciaire dans la maison où se trouvaient les éléments et armements qu’employaient les guérilleros et qui appartenaient aux forces militaires ordinaires, mais pas le lieux indiqué comme “campement” et où sont mortes les personnes mentionnées...”.  “L’un des lieutenants m’a expliqué dans sa déclaration que les opérations de renseignements qui avaient précédé l’engagement leur avaient fait savoir que le groupe de guérilleros se logeait dans la maison d’un des habitants du hameau El Sande, c’est pourquoi ils s’y sont rendus et ont effectué l’attaque.  Malheureusement, se trouvaient dans la maison des civils qui sont morts....  En tant que personne et en tant que juge, je ne trouve aucune raison morale, humaine ou légale d’attaquer sans discrimination une population sous prétexte, comme le disent les forces armées, que tous les membres de la communauté sont des guérilleros.  Indépendamment des opérations et des tactiques militaires que je ne connais pas dans le détail, je crois que le conflit et la guerre ont lieu entre les forces armées et les groupes subversifs; il faut entourer la population civile de plus de respect et de considération.  Je crois qu’on n’aurait jamais dû agir comme malheureusement on l’a fait à propos de ces événements....”.

          Sur le lieu du conflit où les cadavres avaient été enterrés par des habitants de la région, elle a décidé de demander au personnel médical du tribunal de les exhumer et de procéder à leur autopsie; elle a reçu des déclarations concernant les faits auxquels des habitants de la localité avaient assisté; elle les a reçues de quatre personnes, qui sont d’accord pour dire que l’armée est arrivée par surprise et a attaqué sans discrimination la population en affirmant qu’elle était entièrement composée de guérilleros; dans leur majorité, les décédés appartenaient à la population civile; l’exhumation et la reconnaissance des cadavres a confirmé cette version puisqu’un seul mort était un guérillero tandis que les autres personnes étaient connues dans la région comme travailleurs agricoles qui n’avaient rien à voir avec les activités de subversion; elle a constaté que ce qui était le plus douloureux c’est qu’il s’agissait d’une communauté vivant dans un état de pauvreté absolue et d’abandon; qu’on avait causé la mort d’une missionnaire qui jouait le rôle d’infirmière et possédait une formation rudimentaire; que certains membres de la population, de façon très prudente et craintive, ont avoué qu’ils avaient été menacés de mort par l’armée...

          B.       A propos de la façon dont M. HERNANDO GARCIA fut exécuté par l’armée:

          a.       SEGUNDO ABIGAIL GARCIA TORRES

          Le 9 septembre 1990, je me trouvais dans ma ferme, j’étais avec ma femme et trois fils, dans le hameau de Sande.  A quatre heures de l’après-midi, à peu près, j’étais avec Hernándo García Zambrano ou Zambrano García  et sa femme; c’est alors que nous avons entendu trois ou quatre coups de feu.  Immédiatement il y a eu une rafale, nous avons pris peur et je leur ai dit “courons vers la rivière”, ma femme a dit et où seront les enfants?  Nous avons couru dans la même direction, Hernándo, ma femme, la femme d’Hernándo et ma fille avec les enfants et un de mes fréres; à la fille et au petit garçon, à mon frère nous leur avons dits de sortir de la maison par en haut pour aller dans l’autre maison, sur ce Hernándo m’a dit “ ne me laisse pas seul parce que je suis atteint à la jambe”; je lui ai donc ligoté la jambe et je l’ai fait se mettre plus en haut et je lui ai dit “reste là tranquille jusqu’à ce que ça se passe, tu as la jambe cassée; plus tard nous viendrons t’amener au poste de santé pour qu’on te fasse une piqûre et une anesthésie”.  Je l’ai accompagné et me suis caché près de lui.  Il m’a appelé plusieurs fois et je suis revenu le voir.  Ensuite il y a eu arrêt des coups et il m’a dit: “fais-moi sortir d’ici”.  “Attends que les coups de feu se passent, attendons un petit moment”.  Je suis revenu à mon poste et j’ai entendu quelques appels; je suis sorti en pensant que c’était l’armée qui nous disait que nous pouvions partir, mais c’était les soldats qui s’appelaient les uns les autres.  Je leur demandai où leur criai est-ce que nous pouvons sortir?  Ils n’ont répondu “Va-t-en de là”.  Je savais où se trouvait ma famille et j’ai couru vers la berge de la rivière ou se trouvait une grande grotte entourée de pierres.  L’armée a tiré deux fois contre les pierres où nous nous trouvions puis une autre fois en rafale.  J’ai dit à ma famille “Ils ont atteint Hernándo”.  Ensuite la nuit est arrivée et nous avons voulu sortir de là parce que nous ne pouvions pas y dormir et c’est ce que nous avons fait. Quand nous sommes arrivés dans la ferme nous nous sommes retrouvés.  Là on m’a dit qu’Hernándo García et l’autre guérillero étaient morts.

          A propos des membres de l’armée qui ont tiré sur les roches, et où vous vous trouviez, il dit qu’ils n’ont rien vu.  "Ce que j’ai fait, c’était de me rendre dans la grotte avec ma famille.  Je suis resté là au moins une heure et demi".  Il croit que les personnes qui ont causé la mort appartenaient à l’armée.  Qu’Hernándo n’appartenait à aucun groupe armé et que c’était un homme pauvre, un paysan qui était responsable de sa famille.  Il croit qu’ils ont blessé Hernándo quand ils couraient pour se cacher. Qu’Hernándo ne portait aucune arme.  Qu’après qu’il ait quitté Hernándo il y a eu un bon moment de silence puis un coup de feu et ils ont dit qu’ils ont atteint Hernándo.

          b.       Lieutenant NESTOR BELTRAN DUSAN

          Le sujet Hernándo García fut l'un de ceux qui a été abattu en haut de la rivière au moment où il fuyait avec un autre bandit présumé.  Cet acte fut exécuté par un escadron de l'armée appelé Arco 3.

          c.       MARÍA CARMEN GUELGA DE GARCÍA

          Nous marchions quand ils ont blessé M. Hernándo Garía qui s'était joint à nous;  je les ai bien vu et c'était des gens de l'armée ... ensuite on a mis un tourniquet à Hernándo pour étancher le sang; nous l'avons étendu les jambes élevées et la tête en bas -je leur ai dit: "Laissons-le et partons" et il a répondu: "Ne t'en vas pas - j'ai subi la fusillade", et mon mari est sorti et a appelé l'armée pour leur dire que nous sortions et ils ont dit:  "étendez-vous à terre et tout de suite" et après, moi, je me suis éloignée avec mon mari et nous sommes restés là;  après j'ai entendu la fusillade qui en a fini avec lui ... quand nous sommes arrivés à la chapelle, j'ai dit "je suis bien triste qu'ils aient tué Hernándo", et le soldat m'a répondu: "non, c'était un guérillero qui l'a mérité ...".

          d.       ROGELIA MARINA LEYTON

          A propos des personnes qui sont mortes le 9 septembre à la suite de la fusillade qui a eu lieu ce jour-là, elle a dit qu'était mort un homme qui s'appelait Hernándo García Zambrano et un guérillero.  C'est ce qu'ils ont dit, pas plus:  il y a eu quatre morts et une fusillade.  Je le connaissais parce que c'était un ouvrier de mon mari.  Le lieu où je l'ai trouvé et où se trouvait le cadavre de celui qui selon eux était un guérillero. Il l'avait laissé au beau milieu du chemin devant Himat, un petit peu en diagonale, c'est très loin de ma maison.  Je connaissais la missionnaire Hildegard qui était ici dans le hameau, elle aidait à faire ses célébrations.

          C.      Au sujet de la façon dont a agi l'armée le 9 septembre 1990 à l'égard  des habitants de El Sande:

          a.       LUZ MARINA ERAZO

          Le dimanche 9 septembre, je me trouvais dans le hameau El Sande;  c'était à peu près cinq heure moins le quart, je sortais de Sande, pour aller chez un cousin de mon mari et dans la dernière maison, celle de LUIS TORRES, nous avons rencontré quelques messieurs; ils appartenaient à l'armée et ils étaient armés.  Il fallait un peu de temps pour arriver à la maison de Luis Torres, quand nous avons vu ces messieurs de l'armée et ils nous ont dit de nous mettre sur le côté du chemin.  Nous devions remettre des images de la Vierge de las Lajas à Mme Rosaria, nous les lui avons remises et nous nous sommes rendus à la maison de l'oncle de mon mari.  Nous n'étions pas parvenus à la maison  quand nous avons entendu des coups de feu et nous nous sommes alors jetés à même le sol, mon mari est tombé sur le côté dans une sorte de fossé avec un escalier et je suis restée en haut; les auteurs de la fusillade sont alors passés, ils étaient nombreux, mon mari m'a dit baisses-toi parce là-haut ils vont te tuer.  Quand je suis tombée sur mon mari, mon mari a dit "Ils l’ont tué" et les coups de feu se sont succédés.  Ils m'avaient blessée, mais je ne pensais pas que j'étais blessée seulement battue.  Nous sommes partis et c'est alors que je me suis rendue compte que j'étais pleine de sang; lorsque sont passés les soldats, j'ai dit "jetons-nous dans l'embrasure" et quand j'ai levé la tête, il y avait beaucoup de militaires sur le devant et je lui ai dit "ils vont nous tuer, ne nous baissons pas", mais après j'ai dit "baissons-nous parce que je vais mourir".  J'ai reçu des soins médicaux le lundi, un membre des forces anti-guérilla m'a mis un pansement, c'est-à-dire que c'était les mêmes gens de l'armée;  mon mari a essayé de venir me chercher ce jour-là, mais il ne l'a pas pu parce que il était seul ici; ils disaient que tous les gens étaient dans la chapelle ...  Au moment de la fusillade, je n'ai vu personne appartenant à la guérilla et il y avait pas mal de temps que je n'avais vu aucun d'entre eux.  Je n'ai pas vu de guérillero en train de tirer.  Les gens qui tiraient des coups de feu étaient revêtus de l'uniforme de l'armée, quelques-uns en camouflage et d'autres avec un pantalon vert et une chemisette verte à rayures également vertes, ils étaient tous  barbouillés ...

          b.       MANUEL MESIAS OVIEDO GARCÍA

          Je me trouvais avec les professeurs José Antonio Rodríguez et Luis Augusto Moran;  nous étions tous les trois dans la cuisine et ils m'ont invité pour voir les choses qu'il y avait là, parce que le professeur José était occupé ce jour-là dans la cuisine et puis nous avons entendu des coups de feu, je leur ai demandé qu'est ce qui se passe? ils m'ont alors dit "Sainte Vierge, c'est l'armée, étendons-nous par terre".  Nous nous sommes donc jetés à même le sol, après quoi je me suis bouché les yeux avec les mains et entre-temps ils sont sortis et je me suis retrouvé tout seul; j'ai entendu des cris émanant de l'armée qui disait "les fils de pute sortent des maisons".  Là-dessus j'ai ouvert la porte de derrière et je me suis mis sous l’échelle et j'ai entendu répéter les cris "qu'ils sortent" et je suis sorti pour revenir dans la cuisine et me mettre dans le corridor, et alors dans la maison j'ai rencontré deux membres de l'armée qui pointaient leurs fusils dans ma direction et alors je leur ai dit non laissez-moi passer et ils m'ont dit de passer et de m'étendre à terre; je suis sorti dans le corridor et je me suis étendu à terre et ils m'ont dit d’aller sur le terrain de jeux. Ils recherchaient davantage de gens et les mettaient sur le terrain de jeux avec moi, quelques femmes avec des petits enfants et là nous nous sommes retrouvés et nous pleurions, on nous disait que nous étions tous des guérilleros, qu'on allait nous tuer tous et on a séparé les femmes d'un côté et les hommes de l'autre et ils continuaient à dire aux hommes que nous étions des guérilleros; c'est alors qu'a commencé à parler Rodrigo Morales, non monsieur, nous sommes tous des paysans et moi je réponds pour tous et alors ils ont dit "Eh s'ils sont des guérilleros et nous allons vous tuer...."

          12.     L'enquête du procureur général de la nation

          L'enquête du procureur général de la nation a prouvé ce qui suit:

          Dans la localité dénommée El Sande, commune de Santa Cruz, quatre personnes ont trouvé la mort:  la missionnaire Hildegard María Feldman, les agriculteurs Ramón Rojas et Hernando García et un guérillero;  des blessures personnelles ont été infligées à Luz Marina Erazo et à un soldat;  des éléments et médicaments du centre de santé ont été volés et la population a été détenue et menacée, ce qui a provoqué la panique parmi les habitants de cette région.  Cette conduite a été observée durant une opération contre le groupe 29 de la FARC, exécutée par la compagnie anti-guérilla Pantera 5 et la seconde compagnie anti-guérilla.  La première appartient au bataillon anti-guérilla dont le QG est le bataillon José Hilario López dans la ville de Popayán et la deuxième à l'escadron du groupe principal, dont le QG est à Ipiales (Nariño).

          L’enquête présente également les conclusions suivantes:

          La missionnaire laïque et M. Ramón Rojas se trouvaient, comme le prouvent les photographies prises sur les lieux et les déclarations des témoins, assis sur un banc au fond près de la cuisine où il était impossible de voir ou de se rendre compte de ce qui se passait aux alentours;  les membres de l'armée ont tiré des coups de feu contre cet humble logement, construit en planches, sans donner la moindre indication d'alerte en se basant sur des fausses imputations et des suppositions sans être sûrs de ceux qui se trouvaient là, causant la mort de personnes civiles et sans défense;  ils ont causé des blessures et ont donné la mort à Hernando García, âgé de 28 ans, père de deux enfants, agriculteur.  Le procureur aboutit à la conclusion que "les membres de l'armée sont ceux qui ont commis cet acte de barbarie injuste et condamnable qui doit être puni conformément aux normes qui le prévoient ..."

          13.     Conclusions du procureur délégué pour les droits de l'homme

          De son côté, le procureur délégué pour les droits de l'homme est parvenu aux conclusions suivantes:

          1.       L'opération militaire exécutée les 9 et 10 septembre 1990, au lieu dit Sande, est allée au-delà de tout principe général qui guide le comportement des membres de cette institution, en se caractérisant par une action désordonnée, excessive et violente, conduites qui sont non seulement punissables mais aussi passibles de sanctions disciplinaires:  vol, blessures personnelles et homicide;  2.  Il est question d'homicide parce que les fonctionnaires objets de l'enquête ont causé la mort de deux agriculteurs qui n’avaient aucune liaison politique (RAMON ROJAS et HERNANDO GARCIA), d'une religieuse qui jouait le rôle d'infirmière (HILDEGARD FELDMAN) et d'une autre personne d'identité inconnue....;  3.  Ramón Rojas et Hildegard Feldman sont morts des mains de membres de l'armée, dans la résidence de celui-ci...;  4.  Hernando García Zambrano est mort à la suite de blessures occasionnées par des armes à feu des mains de l'armée nationale alors qu'il voulait se réfugier dans un lieu très éloigné de la demeure de Ramón Rojas ....

          14.     Selon les informations dont dispose la Commission, le procureur délégué pour les forces militaires, a décidé par une résolution en date du 6 novembre 1992 "de ne pas ouvrir d'enquête disciplinaire" car il estime qu'il n'y a pas de preuves permettant d'établir des conduites irrégulières de la part des militaires responsables de l'opération; il a donc donné l'ordre d'archiver l'affaire.

          15.     Le 6 octobre 1994, le Gouvernement a communiqué des informations relatives à l'instance en indiquant que, selon les informations fournies par Rogelia Marino Leyton et Gladis Rojas Leyton, qui se trouvaient dans la maison où se sont produits les faits, il ne s'agissait pas d'une opération indiscriminée, comme l'affirment les requérants, mais d'un lamentable accident;  que l'agression armée qui a provoqué la réaction militaire provenait précisément de l'une des maisons de M. Rojas, au voisinage de laquelle se trouvaient les victimes de la présente affaire.  Dans ce contexte, le Gouvernement demande que l'on tienne compte du fait que, s'il est vrai que les faits qui ont entraîné la perte de vie des personnes mentionnées constituent un lamentable accident que ne pouvait prévoir la troupe qui a repoussé une attaque de guérilleros, on ne peut dire qu'il s'agisse néanmoins d'une exécution arbitraire.

          16.     Durant sa 88e Session, en février 1995, la Commission a adopté le rapport 2/95, qui fut remis au Gouvernement de la Colombie pour qu'il formule dans un délai de 90 jours à compter de la date de sa réception les observations qu'il jugerait pertinentes.

CONSIDERANT:

          Que l'analyse des dossiers, rapports et décisions cités par les parties met en évidence ce qui suit:

          A.      En ce qui concerne l'admissibilité

          1.       Que, comme en dispose l'article 44 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, à laquelle la Colombie est un Etat partie, la Commission a compétence pour examiner l'affaire, puisqu'il s'agit de violations de droits que stipule ladite Convention;  article 4, relatif au droit à la vie:  article 5, relatif au droit à l'intégrité de la personne;  article 8, relatif au droit à des garanties judiciaires; et article 25, relatif au droit à une protection judiciaire effective;

          2.       Que la plainte remplit les conditions officielles d'admissibilité prévues par la Convention américaine relative aux droits de l'homme et par le règlement de la Commission interaméricaine des droits de l'homme;

          3.       Que la présente plainte n'est pas en instance d'autre procédure de règlement international et n'est pas non plus la répétition d'une plainte précédente déjà examinée par la Commission interaméricaine des droits de l'homme;

          4.       Que la présente affaire a épuisé toutes les démarches légales et réglementaires prévues par le Pacte de San José et par le règlement de la Commission interaméricaine des droits de l'homme.

          B.       En ce qui concerne l'utilisation et l'épuisement des recours de la juridiction interne:

          1.       Que les faits ont été connus dès le début par le juge général de la commune de Guachavez, Sandra Oliva Bastidas qui au même lieu où ils se sont déroulés, a recueilli les déclarations des habitants du lieu dit El Sande et des familles des victimes;

          2.       Que le juge général de Guachavez a fait à son tour des déclarations devant le tribunal d'ordre public de deuxième instance, qui a continué d'instruire l'instance;

          3.       Que le juge Sandra Oliva Bastidas a répété dans ses déclarations que les décédés appartenaient à la population civile et non pas à la guérilla; que la maison où a été tuée la missionnaire Hildegard María Feldman et M. Rojas Erazo était "une maison d'habitation ordinaire et commune de la localité de Sande" et non pas un campement de guérilleros comme l'a affirmé l'armée dans un premier cas;  et que tous les témoins qu'elle a interrogés ont été d'accord pour affirmer" qu'ils ont été attaqués à l'improviste par des coups de feu sans discrimination contre la population;

          4.       Que les témoignages reçus durant l’enquête pénale et l’enquête disciplinaire du procureur général de la nation auprès de Rogelia  Marian Leyton et de Florinda Quiroz de Rosero ont confirmé qu'avant l’attaque de l’armée contre le logement qu’il n’y a eu aucune sorte de mise en demeure;

          5.       Que les témoignages fournis par divers habitants de “El Sande”, dont en particulier Mme María Carmen Guelgua de García et M. Segundo Abigail García Torres, témoignages qui concordent avec la déclaration du lieutenant Nestor Beltrán Dussan, montrent de façon évidente que M.Hernando García a été exécuté par des membres de l’armée alors qu’il se cachait derrière quelques roches en attendant que cessent les fusillades, lieu où il avait été amené par sa femme après avoir été blessé à la jambe, à la suite des coups de feu tirés par l’armée contre la localité;

          6.       Que les déclarations de tous les témoins sont d’accord pour indiquer qu’il n’y a pas eu échange de coups de feu permettant de soutenir l’hypothèse d’un combat avec la guérilla et que les troupes de l’armée ont  ouvert le feu sans discrimination contre les logements et contre la population;

          7.       Que plus tard le juge 18 d’instruction pénale militaire, qui a pris la suite de l’enquête, malgré les déclarations des témoins oculaires et d’autres fonctionnaires qui indiquaient à maintes reprises la responsabilité directe des membres de l’armée dans la mort de María Feldman et des agriculteurs Rojas Erazo et Hernando García, n'a pas tenu compte de ces témoignages et les a écartés, exonérant ainsi l’armée de toute responsabilité par décision du 17 mai 1991;

          8.       Que le tribunal supérieur militaire a confirmé la décision précitée par arrêté du 22 juillet 1992, en invoquant en faveur des membres de l’armée des raisons excluant l'illégalité tel que “le strict accomplissement d’un devoir légal, la nécessité de défendre un droit propre ou étranger contre une agression injuste et la nécessité de défendre un droit propre ou étranger qui n’est pas évitable d’une autre façon”;

          9.       Que les raisons d'exclusion de l'illègalitè qui ont été invoquées ne paraissent pas pouvoir être appliquées étant donné qu’il a été prouvé que les victimes se trouvaient toujours absolument sans défense; qu’elles ne portaient pas d’armes; qu’elles n’ont jamais attaqué l’armée; que sans le moindre doute la maison d’habitation de M. José Ramón Rojas Erazo a été désignée par l’armée comme objectif militaire et à ce titre a été attaquée sans aucun respect de la vie des civils qui s’y trouvaient;  que M. Hernando García a été achevé par des membres de l’armée alors qu’il était seul blessé et sans armes; et parce que - selon le procureur général de la nation - les membres de l’armée qui sont venus à “El Sande” le 9 septembre 1990 ont commis des actes de barbarie injustes et reprochables qui doivent faire l’objet d'un châtiment;

          10.     Que, par conséquent, les recours de juridiction interne qui garantissent les droits violés ont été entièrement épuisés sans qu’on ait identifié ou puni les responsables;

          11.     Que cette situation rentre dans le champs d'application de l’article 46.1.a de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          C.      Concernant l’utilisation d’autres recours:

          La procédure judiciaire

          1.       Que les conclusions de l’équipe d’enquête du bureau d’enquêtes spéciales du procureur général de la nation sont claires et montrent que les membres de l’armée ont ouvert le feu contre l’habitation  de M. José Ramón Rojas Erazo “sans donner le moindre avertissement, en se fondant sur de fausses imputations et suppositions et sans être sûrs de savoir qui s’y trouvaient, causant ainsi la mort de personnes civiles et sans défense”, et que les membres de l’armée ont été ceux qui ont commis “cet acte de barbarie, injuste et reprochable qui doit faire l’objet d’un châtiment conformément aux normes applicables”, qui a causé la mort de l’agriculteur Hernando García;

          2.       Que, durant l’instruction de la procédure disciplinaire devant le procureur général de la nation, le procureur délégué aux droits de l’homme a montré clairement que les membres de l’armée colombienne visés par l’enquête ont occasionné de par leur attitude “désordonnée, excessive et violente” la mort de José Ramón Rojas Erazo, Hernando García et Hildegard Feldman;

          3.       Que malgré, les affirmations précédentes du bureau des enquêtes spéciales et du procureur délégué aux droits de l’homme, le procureur délégué aux forces militaires a décidé par arrêté du 9 novembre 1992, “de ne pas ouvrir d’enquête disciplinaire” et d’archiver l’instance.

          L’intervention devant la juridiction administrative

          1.       Que, comme l’a affirmé la Commission dans les rapports précédents et comme l’a fait également la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Saúl Godínez Cruz, les recours de la juridiction interne qui doivent être épuisés pour pouvoir s’adresser à l’instance internationale ne sont pas tous ceux qui peuvent exister dans l’ordre interne d’un pays parce qu’ils ne sont pas tous applicables dans toutes les circonstances, mais ceux qui sont suffisants pour que “si le recours n’est pas approprié dans un cas particulier, il soit évident qu’il n’y a pas à l’épuiser".

          2.       Que, comme l’a affirmé le Gouvernement de la Colombie, la juridiction contentieuse administrative ne déclare pas la responsabilité  des auteurs d’un fait punissable; n’impose pas de sanction administrative et encore moins pénale,  prce que demandent précisément les requérants, mais est conçue uniquement comme un moyen de contrôler des activités administratives de l’Etat et d'obtenir une indemnité pour des dommages causés par les débordements de la branche exécutive et non pas comme moyen de réparation d’une violation de droits de l’homme selon les termes prévus par la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          D.      En ce qui concerne la demande de justice et de châtiment des responsables

          1.       Que les enquêtes effectuées par le juge général de Guachavez, Sandra Olivia Bastidas; par le juge de deuxième instance de Pasto; par le procureur provincial d’Ipiales; par le bureau des enquêtes spéciales du procureur général de la nation et les considérations avancées par le procureur délégué aux droits de l’homme dans sa décision du 18 octobre 1991, contrastent avec les décisions de la justice pénale militaire  - du juge de première instance, commandant de la troisième brigade de l’armée et du tribunal supérieur militaire - qui a déclaré l’arrêt de la procédure contre le personnel militaire en question sur la base de l’existence supposée de causes excluant l'illégalité, telles que la légitime défense et l’accident fortuit, ignorant ainsi les  versions des témoins qui indiquent la façon délibérée dont les membres de l’armée ont attaqué le logement de M. José Ramón Rojas Erazo, occasionnant la mort de la missionnaire Hildegard María Feldman et de M. Rojas Erazo, et achevé sans aucune hésitation, M. Hernando García;

          2.       Que le fait que se soit la justice pénale militaire qui ait achevé l’enquête et ait prononcé la décision définitive d’acquittement en faveur des responsables de la mort d’Hildegard Maria Feldman, d’Hernando García et de Ramón Rojas Erazo, est une circonstance clairement défavorable à l’obtention d’un règlement de justice qui recueille et évalue de façon impartiale et objective l’ensemble des preuves avancées par les requérants comme le prévoit la Convention américaine relative aux droits de l’homme;

          3.       Que, comme l’a déclaré la Commission dans ses rapports nos 1/94 et 2/94, dans un pays où, selon la loi, quand les faits constituent une violation des droits de l’homme et sont imputés à des militaires en service, les enquêtes judiciaires sont effectuées par l’Institut militaire en cause, il est symptomatique mais aussi explicable que presque toujours cette juridiction refuse de reconnaître les preuves d’accusation et acquitte de leur responsabilité les militaires en question, ce qui porte atteinte à la recherche de la vérité et au châtiment des coupables, comme dans l’affaire actuelle, ce qui constitue ainsi un fait grave qui touche directement le droit des victimes et de leurs familles à la justice;

          4.       Que, lorsqu’ils jugent leurs homologues, les tribunaux militaires ne donnent pas la garantie d’impartialité et d’indépendance qu’exige la Convention à l'égard des victimes.

          E.       En ce qui concerne le règlement à l’amiable

          1.       Que les questions objet de la plainte: la violation irréparable du droit à la vie et l’absolution définitive des responsables malgré la présentation de preuves qui prive pour toujours les victimes et leurs familles du droit à recevoir la justice sont difficilement susceptibles d’être résolues par la procédure d’un règlement à l’amiable;

          2.       Que les parties n’ont pas demandé à la Commission l’utilisation de la procédure de règlement à l'amiable que prévoient l’article 48.1.f de la Convention et l’article 45 du règlement de la Commission;

          3.       Que durant l’audience qui a eu lieu le 26 septembre 1994 devant la Commission, l’organisation accusatrice a déclaré de façon expresse qu’elle n’acceptait pas la formule de règlement à l’amiable mais demandait que soit poursuivie l’instruction que prévoit la Convention américaine dans ses articles 50 ret 51;

          4.       Que du fait que la formule de règlement à l’amiable n’est pas applicable, la Commission doit donner suite aux dispositions de l’article 50.1 de la Convention, et faire connaître son avis et ses conclusions au sujet de l’affaire qui lui a été soumise.

          F.       Au sujet de la responsabilité du Gouvernement de la Colombie

          1.       Que, durant le déroulement de la présente affaire, il a été prouvé -- ce que, pour sa part, le Gouvernement n’a jamais nié-- la participation d’agents de l’armée de la Colombie à la mort de la missionnaire laïque suisse Hildegard María Feldman et de M.Ramón Rojas Erazo, et plus tard à l’exécution arbitraire du paysan Hernando García, qui se sont produites durant l’intervention militaire effectuée par l’armée au lieu dit “El Sande” le 9 septembre 1990;

          2.       Que ce fait est confirmé par des preuves non contestées qui furent apportées durant l’enquête pénale aussi bien au moment de la procédure de justice ordinaire que durant l’instance devant les juges militaires et l’enquête disciplinaire exécutée par le procureur général de la nation et qui sont rapportées dans le présent rapport, lesquelles sont claires et montrent de façon détaillée comment se sont produits les faits le 9 septembre 1990 au lieu dit El Sande, département de Nariño, durant lesquels l’armée a attaqué la population sans discrimination et de façon intentionnelle comme il ressort des déclarations de Mme Luz Marina Erazo,qui fut également blessée par des coups de feu tirés par des soldats de l’armée. Cette attaque démesurée a produit la mort de la missionnaire suisse et des deux paysans;

          3.       Que les Etats parties à la Convention américaine relative aux droits de l’homme assument en tant qu’Etats l’obligation de respecter et de garantir les droits et libertés reconnus par la Convention à toutes les personnes relevant de leur juridiction et s’engagent à adopter les mesures nécessaires pour rendre effectifs l’exercice et la jouissance desdits droits et libertés;

          4.       Que, par conséquent, la responsabilité internationale de l’Etat colombien en matière de droits de l’homme, reconnus ou non par la justice interne, découle des actes du pouvoir public dans les cas, où de façon volontaire ou involontaire, ses agents, par action ou omission, violent les droits de l’homme, dont le droit à la justice des personnes dans la mesure où ils les privent du droit légitime qu’ils possèdent que soit puni par des sanctions pénales l’auteur de l’homicide.

          G.      Concernant l’exécution des démarches prévues par la Convention:

          1.       Que, le 23 mai 1995, le Gouvernement de la Colombie a présenté ses observations au rapport 2/95 indiquant qu’il n’avait pas tenu compte des arguments de la défense; qu’il avait fragmenté et accepté de façon partielle et non pas complète les déclarations des témoins; que les déclarations des témoins ne lui avaient pas été transmises, ce pourquoi il n’en avait pas pris connaissance et n’avait pas eu la possibilité d’y répondre; exprimant son désaccord absolu et son rejet total du rapport 2/95 et demandant qu’il soit réexaminé;

          2.       Que, durant l’instruction de la présente affaire, la Commission a donné des possibilités égales de défense aussi bien au Gouvernement de la Colombie qu’aux requérants; a écouté avec le même intérêt les allégations des deux parties; et a jugé avec la plus grande impartialité et avec une objectivité totale les éléments de preuve présentés aussi bien par les uns que par les autres;

          3.       Que les témoignages cités par la Commission dans le rapport 2/95 sont des documents officiels produits au cours d'enquêtes effectuées par des autorités publiques colombiennes, dont le procureur général de la nation, organe du Gouvernement colombien, et ne peuvent donc être ignorés ou méconnus par les représentants du Gouvernement de la Colombie;

          4.       Que le Gouvernement de la Colombie lui-même admet la participation de ses agents et leur responsabilité dans les faits objet de la plainte quand, dans la même note il demande le réexamen du rapport 2/95.  La note indique textuellement:

          DE FACON EVIDENTE ET COMME IL A ETE DIT PRECEDEMMENT, LE GOUVERNEMENT N’A NIE A AUCUN MOMENT QUE LES FAITS QUI ONT DONNE LIEU A LA MORT DE LA MISSIONNAIRE FELDMAN ET DE M. ROJAS ERAZO ONT ETE PRODUITS A LA SUITE DE COUPS DE FEU TIRES PAR L’ARMEE.

          5.       Que le fait que se soit le procureur délégué aux forces militaires qui formule l’acte d’accusation des militaires directement responsables et applique des sanctions administratives tardives, ce dont il est également rendu compte, ne fait que confirmer la responsabilité de l’Etat colombien, aussi bien pour les faits objet de la plainte que pour la violation du droit des victimes à la justice, à la suite de l’intervention de la justice militaire condamnée si souvent par la CIDH qui les a exonéré de tout châtiment pénal, comme elle le fait fréquemment. Ces sanctions administratives, que la Commission n’ignore pas, ne libèrent pas pour autant l’Etat colombien de la responsabilité internationale qui lui incombe à la suite des violations de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, dont il est fait mention dans le rapport 2/95;

          6.       Que les considérations que renferme la note de réponse du Gouvernement colombien n’apportent pas des éléments nouveaux qui permettent de nier les faits dénoncés ou qui montrent qu’ont été adoptées des mesures suffisantes pour apporter une solution à la situation dénoncée, raisons pour lesquelles il a demandé le 23 mai 1995 que soit réexaminée la question, ne sont pas admissibles;

          7.       Que l’instruction de la présente affaire a observé, rempli et épuisé toutes les démarches légales et réglementaires prévues par la Convention américaine relative aux droits de l’homme et par le règlement de la Commission:

LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L’HOMME,

CONCLUT:

          1.       Que le Gouvernement de la Colombie n’a pas rempli son obligation de respecter et de garantir les droits visés par les articles 4 (droit à la vie), 5 (droit à l’intégrité de la personne), 8 (garanties judiciaires), et 25 (protection judiciaire) en liaison avec l’article 1.1 et 2 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, à laquelle la Colombie est un Etat partie, à propos de la mort de Hildegard María Feldman, de Ramón Rojas Erazo et d’Hernando García.

          2.       Que le Gouvernement de la Colombie n’a pas donné suite aux dispositions de l’article 2 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, en adoptant conformément à ses procédures constitutionnelles et légales en vigueur des mesures législatives ou autres indispensables pour rendre effectif le droit des personnes à obtenir la justice en punissant les membres de la force publique en service actif qui, accomplissant des actes dans l’exercice dudit service, ont violé le droit à la vie.

          3.       De recommander au Gouvernement de la Colombie qu’il poursuive et approfondisse l’enquête portant sur les faits dénoncés et punisse les responsables.

          4.       De recommander à l’Etat de la Colombie qu’il verse une indemnité aux familles des victimes.

          5.       De recommander à l’Etat de la Colombie qu’il adapte sa législation interne à la Convention américaine relative aux droits de l’homme de telle façon que le jugement des agents de l’Etat qui ont participé à des violations des droits de l’homme soit prononcé par des juges ordinaires et non pas par des juges militaires afin de garantir aux victimes l’indépendance et l’impartialité des tribunaux qui statueront sur leurs affaires.

          6.       De demander au Gouvernement de la Colombie qu’il garantisse la sécurité et donne la protection nécessaire aux témoins oculaires des faits qui, au risque de leur vie, ont apporté leur collaboration pour préciser les faits.

          7.       De rejeter la demande de réexamen du Gouvernement de la Colombie en date du 23 mai 1995 étant donné que selon les dispositions de  l’article 54 de son règlement, la Commission ne peut admettre et examiner cette catégorie de requête qu’à propos des Etats de l’Organisation qui ne sont pas parties à la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

          8.       De publier ce rapport dans son rapport annuel à l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats Américains conformément aux dispositions des articles 51.3 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et 48 du règlement de la Commission, étant donné que le Gouvernement de la Colombie n’a pas adopté de mesures pour apporter une solution à la situation dénoncée dans les délais prévus par le rapport 2/95 du 17 février 1995, que la Commission a approuvé durant sa 88e Session.

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(*)      Le Dr. Alvaro Tirado Mejía, membre de la Commission n'a pas participé à l'examen du présent rapport, ni à son adoption, conformément aux dispositions de l'article 19 du règlement de la Commission.

     [1] Ce texte, ainsi que les autres textes cités dans le présent rapport résument les communications originales.  La décision de la Commission se fonde sur les textes originaux.

     [2] Les témoignages ci-après représentent un extrait, sans les modifier ni en changer la nature, des versions originales recueillies par les fonctionnaires du procureur général de la nation ou par les autorités judiciaires colombiennes qui ont participé aux enquêtes internes réalisées dans la République de Colombie.

     [3] Version du major Cajiao.