CHAPITRE III

 

 

LES REFUGIES 

 

        102.        Depuis le coup d'Etat du 29 septembre 1991, des milliers d'Haïtiens se sont enfuis du pays et ont affronté la mer dans des embarcations petites et dangereuses.  L'un des facteurs qui a contribué à l'exode massif d'Haïtiens est la grave répression déclenchée contre les groupes qui appuient le Président Aristide, et qui fut particulièrement grave dans certains quartiers de la capitale.  Une autre cause du déplacement massif a été la dégradation de la situation économique, aggravée par les restrictions prévisibles imputables à l'embargo économique.

 

        103.        La répression et la dégradation de la situation politique et économique ont contraint un grand nombre de personnes à s'enfuir du pays.  Nombre d'entre elles ont traversé la frontière avec la République dominicaine et d'autres se sont embarquées à bord de petites embarcations à destination des Etats-Unis.  Quelques embarcations ont mis le cap sur Belize, Cuba, le Honduras, la Jamaïque, la Trinité et Tobago et le Venezuela en quête d'asile.  Les garde-côtes étatsuniens ont intercepté un pourcentage élevé de ces embarcations.  On estime d'autre part qu'un grand nombre d'entre elles ont fait naufrage et que leurs occupants ont été noyés.

 

        104.        Avant le coup d'Etat, le Gouvernement des Etats-Unis s'autorisant d'un accord bilatéral avec Haïti, menait une politique d'interception des embarcations haïtiennes dans les eaux internationales de la mer des Caraïbes et les retournaient à leur pays d'origine.  Pendant dix ans (septembre 1981 - septembre 1991) environ 20,000 Haïtiens furent interceptés en application de cet accord.  De la date du coup d'Etat à ce jour, on estime qu'environ  40,000 Haïtiens ont été interceptés par les garde-côtes, dont 30,000 ont été retournés en Haïti.

 

        105.        Après l'interception des bateaux, les Haïtiens étaient conduits à la base navale étatsunienne de Guantanamo (Cuba) où ils ont eu des entretiens avec les représentants du Service d'immigration et de naturalisation des Etats-Unis pour déterminer si, au regard du droit international, ils remplissaient les conditions requises pour l'obtention du statut de refugié.

 

        106.        Le Gouvernement des Etats-Unis a indiqué que les causes de départ des Haïtiens de leur pays étaient dans la majorité de nature économique et non pas de nature politique, et que pour cette raison, une sélection devait être opérée dans l'octroi de l'asile.  Les 18 et 19 novembre 1991, les autorités étatsuniennes retournèrent en Haïti plus de 500 personnes qui avaient sollicité asile.  Cette décision provoqua l'introduction d'un grand nombre d'actions devant les Cours fédérales des Etats-Unis en Floride, par des organisations non gouvernementales représentant les réfugiés de la mer (boat people).  Les actions étaient basées sur le danger physique auquel seraient exposées ces personnes si elles étaient contraintes de retourner à leur pays d'origine.

 

        107.        Le juge de la Cour de district rendit une décision ordonnant la suspension des retours forcés.  En même temps, les moyens d'information et les avocats des "boat people" furent autorisés à se rendre en visite à Guantanamo.  Ils estimèrent que le pourcentage de personnes qui pourraient obtenir le statut de réfugié serait de 33% environ.

 

        108.        Le 31 janvier 1992, le Ministre de la justice demanda la suspension de la décision du tribunal du district.  La Cour suprême des Etats-Unis fit droit à cette requête.  Pour sa part, la Commission interaméricaine des droits de l'homme avait demandé à deux reprises au Gouvernement des Etats-Unis de suspendre, pour des raisons humanitaires, le retour forcé de ces Haïtiens à leur pays d'origine.

 

        109.        Devant la poursuite de l'exode d'Haïtiens, le 24 mai 1992, le Gouvernement des Etats-Unis promulga le Décret "Interdiction of Illegal Aliens", qui abrogeait et remplaçait le décret de 1981.  Le décret du 24 mai permet que les Haïtiens interceptés en mer par le service des garde-côtes soient retournés immédiatement en Haïti.  En application de ce décret aussi, le ministère public ordonnait que les Haïtiens qui cherchaient asile aux Etats-Unis devraient soumettre leur demande par l'intermédiaire de l'Ambassade des Etats-Unis à Port-au-Prince.  D'aucuns ont fait valoir que le décret avait pour objet de protéger les vies des Haïtiens qui s'aventuraient dans des embarcations dangereuses pour se rendre aux Etats-Unis.

 

        110.        Certaines sources ont opiné que le décret s'appuyait sur la non-application du principe de la prohibition de l'expulsion et du refoulement des personnes énoncé dans la Convention des Nations Unies sur le statut des réfugiés aux personnes trouvant hors du territoire des Etats-Unis.  Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a fait valoir que selon le paragraphe 1 de l'article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, le principe de l'interdiction de l'expulsion et du refoulement des personnes s'appliquait aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du territoire des Etats-Unis.

 

        111.        Le 29 juillet 1992, la Cour fédérale d'appel déclara que les lois des Etats-Unis interdisaient au Gouvernement de retourner les Haïtiens qui s'enfuyaient de leur pays dans des embarcations, sans déterminer d'abord s'ils étaient vraiement persécutés.  La Cour ajoutait également que la politique des Etats-Unis d'intercepter toutes les embarcations qui apparement transportaient des réfugiés haïtiens, les empêchait de chercher asile dans d'autres pays comme les Bahamas, la Jamaïque ou Cuba.  Le 1er août, après que le Gouvernemnt eut appelé de cette décision, la Cour suprême par un vote de sept contre deux suspendit l'exécution de la décision de la Cour fédérale d'appel, et permit au Gouvernement de continuer sa politique d'interception et de retour des réfugiés haïtiens.

 

        112.        La Cour suprême fixa au 24 août 1992 la date limite à laquelle le Gouvernement devait introduire l'affaire et décida que les représentants des Haïtiens avaient un délai expirant en septembre pour développer leurs moyens.  Le résultat de l'instance n'est pas encore connu.  Il est probable que la procédure se poursuive jusqu'à l'épuisement de tous les recours.  Dans ces conditions, il est possible que se poursuive la pratique du retour des réfugiés haïtiens à leur pays d'origine sans qu'ils fassent l'objet de l'enquête qui leur permettrait de remplir les conditions requises pour obtenir asile.

 

        113.        Antérieurement, il avait été annoncé que les installations des réfugiés dans la base navale de Guantanamo avaient atteint leur capacité d'accueil.  Le Service d'immigration informa que 10,736 Haïtiens avaient été transportés aux Etats-Unis afin que l'instruction de leur requête puisse se poursuivre, à l'exception de 274 personnes qui étaient des séropositifs (HIV), qui demeurèrent dans les installations de la base navale où elles continuèrent à remplir les formalités afférentes à leur requête d'asile.

 

        114.        Durant la première semaine de janvier 1993, quarante cinq réfugiés haïtiens entreprirent une grève de la faim au centre de détention Krome (dans les environs de Miami) pour protester contre la politique d'immigration qui, selon eux, accordait un traitement préférentiel aux réfugiés cubains.  La grève de la faim commença deux jours après la mise en liberté de quarante huit cubains arrivés le 29 décembre 1992 à Miami, à bord d'un avion commercial qui avait été détourné.

 

        115.        Peu de jours avant le 20 janvier 1993, les départs de réfugiés reprirent et on craignait un exode de 200,000 réfugiés avant le changement de Gouvernement étatsunien.  Le 14 janvier, le Président élu Bill Clinton diffusa un message par radio, invitant les Haïtiens à rester dans leur pays, et les informant qu'après son investiture, les "boat people" continueraient d'être interceptés et d'être retournés en Haïti.  Le nouveau Gouvernement annonça un plan global pour restaurer la démocratie en Haïti et obtenir le retour du Président déchu, Jean-Bertand Aristide.  Il informa également que l'opération "Able Manner" à laquelle participaient vingt unités navales et dix avions de la marine des Etats-Unis, avait déjà été mise en place au large des côtes d'Haïti pour éviter que des centaines d'Haïtiens ne périssent en mer.  Cette déclaration fut rejettée par les groupes des droits de l'homme représentant les réfugiés haïtiens, qui en  outre soulignèrent que cette action violait le droit international et même les lois des Etats-Unis,interdisant que les réfugiés soient refoulés et exposés à des représailles sans qu'ils aient eu la chance d'établir les mérites de leur demande d'asile.

 

        116.        Deux cent trente-six haïtiens ont été interceptés et conduits directement en Haïti pendant la première semaine de janvier 1993.  Cent deux réfugiés, et parmi eux huit survivants du naufrage du "Vierge Mirage" qui transporta 400 haïtiens, sont revenus de Cuba par le pont aérien entre Cuba et Haïti.  Ce pont fut établi sous l'initiative du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés avec la collaboration de la Croix-Rouge des deux pays.  Certaines sources ont souligné que le nombre de réfugiés qui avait décidé de volontairement retourner au pays depuis le 12 janvier s'établissait à 1298.

 

        117.        Dès leur retour en Haïti, les réfugiés refoulés sont reçus par les autorités douanières, qui relèvent leurs empreintes digitales, recueillent des données générales et les photographient.  Les membres du Comité international de la Croix-Rouge et les diplomates de l'Ambassade des Etats-Unis ont souligné que les réfugiés ne sont pas victimes de mauvais traitements à leur arrivée.  Cependant, des groupes de droits de l'homme ont indiqué des méthodes exhaustives d'identification de chacun des réfugiés ont suscité une certaine peur de ce qui pourrait leur arriver dans la suite.

 

        118.        Dans certains cas, il a été signalé que plusieurs Haïtiens rapatriés avaient été arrêtés dans leurs domiciles et que certains d'entre eux avaient été retrouvés morts.  D'autres avaient été frappés en public par les militaires qui les forcaient, sous la menace des armes, à identifier d'autres Haïtiens rapatriés.  Dans d'autres cas, il a été indiqué que des rapatriés avaient été emmenés au Pénitencier national où ils étaient torturés et privés de nourriture.  

 

 

  

          CONCLUSIONS  

 

        119.        Durant la période couverte par le présent rapport, la situation des droits de l'homme en Haïti s'est considérablement dégradée.  Les violations des droits de l'homme, telles que les exécutions sommaires, les disparitions, les détentions arbitraires, la torture, les mauvais traitements, les extorsions et les mesures de représailles exercés contre les moyens d'information ont considérablement augmenté.  La majorité de ces violations ont été perpétrées dans un contexte politique créé par le Gouvernement de facto dans son souci de consolider son pouvoir.

 

        120.        Les violations des droits de l'homme, perpétrées sous des formes multiples par le Gouvernement de facto, font partie maintenant de la trame de la vie quotidienne des Haïtiens.  Elles ont créé un climat d'illégalité et ont laissé la population absoluement sans défense face aux mesures que les agents de l'Etat peuvent adopter à son encontre.  La pratique du Gouvernement de facto est de détenir les opposants politiques et tous ceux qu'ils soupçonnent d'appuyer le retour de la démocratie.  Les militaires ont particulièrement utilisé l'accusation de "terrorisme" pour justifier les exécutions sommaires, les détentions arbitraires, les perquisitions intempestives et violentes.

 

        121.        L'institutionnalisation de la violence et l'impunité dont elle jouit, ainsi que la corruption instaurée par les membres de l'armée et de la police, dont la fonction est précisément de protéger les garanties des citoyens, ont exposé la population haïtienne à une série d'abus.  Les anciennes structures répressives des chefs de section et de leurs adjoints ont été remises en place par les autorités de facto, et ont largement outrepassé leurs pouvoirs d'agents de police, terrorisant la population rurale qui actuellement n'a aucune voie de recours et est à leur merci.  Pour leur part, les autorités judiciaires n'ont fait montre ni de l'efficience ni de la détermination requises pour mener à bien les investigations ouvertes sur ces violations.

 

        122.        La Commission interaméricaine des droits de l'homme réaffirme que l'Etat haïtien, indépendamment de la situation politique actuelle, demeure lié par la Convention américaine relative aux droits de l'homme.  En conséquence, les détenteurs du pouvoir, même de facto, sont non seulement obligés de respecter les droits consacrés dans la Convention mais ont aussi pour devoir de garantir leur plein et libre exercice.

 

        123.        La Commission a soutenu que parmi les options que le droit constitutionnel offre aux différentes formes de Gouvernement, le cadre d'un régime démocratique doit être l'élément prépondérant afin qu'au sein d'une société puissent exercer pleinement les droits de l'homme, car, comme il a été démontré, la négation des droits politiques ou le détournement de la volonté populaire conduisent à une situation de violence.  La Commission est consciente que tant qu'il n'existera pas entre les parties intéressées une véritable volonté politique de trouver une solution à la crise haïtienne, la situation des droits de l'homme continuera de s'aggraver.

 

        124.        Pour cette raison, la Commission espère que les efforts accomplis par l'Organisation des Etats Américains et l'Organisation des Nations Unies contribueront à la recherche d'une solution politique qui permette l'établissement d'un régime démocratique, où les droits de l'homme peuvent être pleinement respectés.

 

        125.        Dans l'exercice de ses attributions et selon le prescrit de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, la Commission continuera d'observer leur situation en Haïti.