CHAPITRE II

SITUATION DES DROITS DE L'HOMME EN HAITI

        1.     La répression

        42.        Depuis le coup d'Etat en Haïti, la situation des droits de l'homme a continué de se dégrader.  La Commission est informée de la répression exercée par les militaires à l'encontre de la population haïtienne.  Comme il est signalé dans l'introduction, de nombreuses personnes ont été détenues illégalement, exécutées sommairement, maltraitées et torturées par des membres des Forces armées, de la police et des civils qui collaborent avec eux.  Dans la majorité des cas, les victimes sont des partisans du Président déchu Jean-Bertrand Aristide.  Dans d'autres cas, il s'agit des gens qui simplement sont soupçonnés de l'appuyer.  Toutes les manifestations et toutes les réunions, quelles qu'elles soient, ont été violemment réprimées.  Il n'a pas été non plus permis aux journalistes de rapporter les faits.  Un grand nombre de ces victimes sont des membres d'organisations populaires et des droits de l'homme, des étudiants, des journalistes, des paysans, des commerçants et des membres de l'Eglise catholique.

        43.        Les violations de domiciles et les inspections des véhicules que les militaires entreprennent à toute heure du jour ont contribué à créer un climat d'insécurité dans la population, qui est exposée sans défense à toutes sortes d'abus.  A titre d'exemple de ces excès, on peut citer le cas de Mgr Romélus, dont la voiture a été arrêtée plusieurs fois pour inspection pendant qu'il s'y trouvait, et ensuite les menaces dont il a été l'objet dans sa résidence.

        44.        Dans les zones rurales la répression et la violence ont été aggravées par le retour des chefs de section, qui agissent avec l'acquiescement des militaires en toute impunité.  Aussi bien dans la capitale du pays qu'en province la population est victime de la corruption exercée par les autorités de facto, et des extorsions pratiquées par les militaires à l'encontre des civils, qui sont contraints, sous la menace, de leur verser des sommes importantes pour éviter d'être détenus ou s'épargner des mauvais traitements, ou simplement pour améliorer les conditions auxquelles ils sont assujettis dans les centres de détention, et quelquefois même pour recouvrer leur liberté.  La corruption qui existe dans l'administration de la justice a empêché les victimes de ces abus de faire valoir leurs garanties judiciaires.

        45.        D'autre part, le climat de crainte et d'insécurité qui existe en Haïti a porté une grande partie de la population à se déplacer et à chercher refuge en province, l'obligeant ainsi à abandonner son foyer et à se cacher en permanence.  Dans son rapport précédent, la CIDH a signalé qu'environ 300,000 personnes avaient été affectées par ce déplacement massif.[1]  Dans d'autres cas, un grand nombre d'Haïtiens s'est vu forcé de s'enfuir du pays à bord d'embarcations dangereuses pour demander asile aux Etats-Unis.

        46.    La pratique de la répression "préventive" des Forces armées exercée à l'encontre de la population civile et la dégradation de la situation politique ont favorisé toute une série de violations des garanties individuelles, parmi lesquelles se détachent le droit à la vie, à l'intégrité physique, à la liberté individuelle, à la liberté d'opinion et d'expression, à la liberté de réunion et d'association, qui sont tous protégés par la Convention américaine relative aux droits de l'homme, à laquelle la République d'Haïti est partie.  A titre d'illustration, dans le présent chapitre, sont exposées quelques-unes des plaintes que la CIDH a retenues pendant la période couverte par le présent rapport.

        2.        Droit à la vie

        Normes légales

        47.    Le droit à la vie est consacré par l'article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme dans les termes suivants:

        1.   Toute personne a droit au respect de sa vie.  Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception.  Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie.

        2.   Dans les pays qui n'ont pas aboli la peine de mort, celle-ci ne pourra être infligée qu'en punition des crimes les plus graves en vertu d'un jugement définitif rendu par un tribunal compétent en application d'une loi prévoyant cette peine qui était en vigueur avant la perpétration du crime.  La peine de mort ne sera pas non plus appliquée à des crimes qu'elle ne sanctionne pas actuellement.

        3.     La peine de mort ne sera pas rétablie dans les Etats qui l'on abolie.

        4.     En aucun cas la peine de mort ne peut être affligée pour des délits politiques ou pour des crimes de droit commun connexes á ces délits.

        5.     La peine de mort ne peut être infligée aux personnes qui, au moment où le crime a été commis, étaient âgées de moins de dix-huit ans ou de plus de soixante-dix ans; de même elle ne peut être appliquée aux femmes enceintes.

        6.   Toute personne condamnée à mort a le droit de demander l'amnistie, la grâce ou la commutation de la peine.  L'amnistie, la grâce ou la commutation de la peine de mort peuvent être accordées dans tous les cas.  La sentence de mort ne peut être exécutée tant que la demande sera pendante devant l'autorité compétente.

                La Constitution de 1987  de la République d'Haïti consacre dans ses articles 19 et 20 les garanties relatives au droit à la vie.  Ces articles se lisent comme suit:

        Article 19:

        L'Etat a l'impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l'homme.

        Article 20:

        La peine de mort est abolie en toute matière.

        48.    En ce qui concerne le droit à la vie, la Commission a observé que les exécutions sommaires n'ont pas cessé.  Des sources diverses estiment qu'il est très difficile d'indiquer un nombre exact des personnes touchées, car dans quelques cas les corps des victimes sont levés immédiatement par les militaires pour écarter toute possibilité d'enquête.  Dans d'autres cas, les exécutions ne sont pas connues, en raison des manoeuvres continues d'intimidation dirigées contre les moyens d'information.  Cependant, quelques groupes d'organisations des droits de l'homme qui opèrent en Haïti estiment que d'octobre 1991 à août 1992, le nombre d'exécutions sommaires a atteint 3,000 dont 89% ont eu lieu à Port-au-Prince.

        49.        Les exécutions sommaires sont de toute évidence dictées par des motifs politiques, la majorité d'entre elles ont eu lieu dans les secteurs populaires de Port-au-Prince, particulièrement dans ceux où les habitants sont des partisans du Président déchu Jean-Bertrand Aristide.  A l'heure actuelle, dans le cadre de la campagne de "répression préventive" menée par les militaires, les victimes sont des personnes qui sont simplement soupçonnées de l'appuyer.

        50.    En février 1992, quatre jeunes de la zone de Platon (Bel Air) à Port-au-Prince, ont été détenus par deux militaires identifiés comme membre de la garnison du "Fort Dimanche".   Le lendemain de leur appréhension, les parents de l'un des jeunes, Odner Lamitié, se sont présentés dans les différents centres de détention de la ville pour essayer de le localiser.  Enfin, ils ont trouvé son corps à la morgue de l'Hôpital général ainsi que ceux de ses trois compagnons.  Les quatre cadavres portaient des traces de balles.

        51.        Pendant le mois de mai, les exécutions sommaires se sont multipliées.  Les militaires accompagnés de civils armés se sont introduits dans les quartiers marginaux de Port-au-Prince, à des heures avancées de la nuit, violant les domiciles, frappant les occupants et faisant feu sur eux.  Des dizaines de corps ont été trouvés, particulièrement dans les quartiers de Carrefour et de Cité Soleil.  Le 19 mai, après qu'un avion eut survolé la ville de Port-au-Prince et lancé des brochures avec la photographie du Président Aristide, cinq personnes ont été tuées par balles.

        52.    Le 26 mai, Georges Izméry, frère d'un partisan bien connu du Président Aristide, a été atteint de balles au dos en présence de centaines de témoins, par un groupe de soldats vêtus en civil, qui après le crime se réfugièrent dans le bureau de police connu sous le nom de "Cafétéria", situé à une courte distance du lieu où s'étaient produits les faits.  Quand la police arriva sur les lieux, elle ne permit pas à ses parents de s'approcher, ni de le transporter à l'hôpital pour y recevoir des soins.  M. Georges Izméry fut conduit par la police à l'Hôpital général.  Il fut interdit au médecin de la famille d'entrer à la morgue et il a été seulement possible de retrouver le corps de la victime après trois jours, à la suite des démarches d'un avocat.

        53.        Avant tous ces faits, la maison de M. Georges Izméry avait été perquisitionnée par des membres de la police qui ne détenaient pas un mandat judiciaire.  Une domestique fut frappée et conduite en prison sans qu'aucune raison n'ait été donnée.  Cette nuit-là elle fut libérée.  Les funérailles furent interrompues par un groupe d'hommes fortement armés, qui avaient à leur disposition un système sophistiqué de communications.  Les personnes qui suivaient le cortège furent dispersées et quelques-unes d'entre elles détenues et frappées.

        54.        Pendant les dernières semaines de mai et durant le mois de juin plusieurs manifestations d'étudiants, appuyant le retour du Président Aristide, furent sauvagement réprimées par la police, et quelques étudiants y trouvèrent la mort.  Le 19 août ont été trouvés à la morgue de Port-au-Prince les cadavres de trois jeunes qui distribuaient des affiches du Président Aristide, à l'occasion de la prochaine visite de la mission de l'OEA.  Des jeunes avaient été détenus la veille par des membres des Forces armées.  L'une des victimes, Martine Remilien était le co-fondateur d'un nouveau parti politique dénommé "Louvri Baryè" (Enlever les barrières).

        55.    Le 3 août, la CIDH a reçu une plainte au sujet de la mort de M. Robinson Joseph, ex-directeur de Radio Lumière.  M. Joseph fut tué par balles, selon la police, au moment où dans une rue très fréquentée de Port-au-Prince il essayait de se soustraire à un contrôle de voiture.

        56.        Un autre cas est celui de M. Marcel Fleurzil, membre actif du KONAKOM.  Le 3 septembre, son corps criblé de balles fut trouvé près de la Compagnie nationale des téléphones.  La deuxième semaine de septembre la CIDH reçut une plainte au sujet de l'enlèvement de M. Marcel Trouillot, par des hommes armés, qui le conduisirent dans une jeep de type militaire dans un lieu inconnu.  Son cadavre fut retrouvé plus tard à la morgue de la capitale.  Pendant le même mois fut retrouvé le cadavre M. Marcel Almonacyl, maire de l'Anse d'Hainault, qui portait des signes visibles de torture.  La victime était le frère d'un prêtre et sa mort a été associée aux actes d'hostilité et aux menaces dirigées contre les membres de l'Eglise catholique haïtienne.

        57.    A la fin de novembre, l'armée et les forces paramilitaires continuaient la répression contre la population.  C'est ainsi que l'enlèvement et la mort subséquente de Jacques Derenoncourt et de Wesner Luc ainsi que la disparition de Justin Brésil furent dénoncés.  Toutes ces personnes étaient membres du parti politique KONAKOM.  L'attaque contre les étudiants de la Faculté d'agronomie qui manifes­taient pacifiquement a été aussi dénoncée.  Quelques-uns d'entre eux ont été blessés par balles et douze ont été portés disparus.  Dans ces cas, il a été extrêmement difficile de déterminer si les victimes étaient mortes ou se terraient par peur d'être appréhendées par les autorités militaires.

        58.    Le 5 décembre, Jean-Sony Philogène fut arrêté en même temps que six jeunes par un groupe d'hommes armés, qui les conduisirent dans une jeep à Ti Tanyen, où se trouve une fosse commune où sont lancés clandestinement les cadavres[2].  A l'arrivée sur les lieux le groupe fit feu sur eux.  Philogène fut l'unique survivant de ce massacre et réussit à arriver jusqu'à la route nationale où il fut aidé par un chauffeur et conduit à l'Hôpital Saint François de Salles.  Cette institution refusa de le recevoir.   Grâce aux démarches d'un médecin, Philogène fut immédiatement conduit à l'Hôpital du Canapé Vert.  Le lendemain, après avoir subi une opération chirurgicale, plusieurs militaires en tenue se présentèrent à l'hôpital et s'enquirent à son sujet.  Plus tard, un groupe de cinq hommes armés entrèrent dans la chambre de Jean-Sony qui était en compagnie de sa grand-mère et le criblèrent de balles.

        59.    La Commission a instruit ces affaires et n'a obtenu aucune réponse à leur sujet des autorités de facto.

        3.        Droit à la liberté et à l'intégrité personnelle

        Normes légales

        60.    En son article 7, la Convention américaine relative aux droits de l'homme consacre le droit à la liberté de la personne dans les termes suivants:

        1.   Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne.

        2.   Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs et dans des conditions déterminées à l'avance par les constitutions des Etats parties ou par les lois promulguées conformément à celles-ci.

        3.   Nul ne peut faire l'objet d'une détention ou d'une arrestation arbitraires.

        4.   Toute personne arrêtée ou détenue sera informée des raisons de l'arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de l'accusation ou des accusations portées contre elle.

        5.   Toute personne arrêtée ou détenue sera traduite dans le plus court délai devant un juge ou un autre fonctionnaire habilité par la loi à exercer des attributions judiciaires, et devra être jugée dans un délai raisonnable ou libérée sans préjudice de la poursuite de l'instance.  La mise en liberté de l'accusé peut être conditionnée à des garanties assurant sa comparution à l'audience.

        6.   Toute personne privée de sa liberté a le droit d'introduire un recours devant un juge ou un tribunal compétent pour voir celui-ci statuer sans délai sur la légalité de son arrestation ou de sa détention et ordonner sa libération si l'arrestation ou la détention est illégale.  Dans les Etats parties à la présente Convention où toute personne qui se trouve menacée d'être privée de sa liberté a le droit d'introduire un recours devant un juge ou un tribunal compétent pour voir statuer sur la légalité de la menace, un tel recours ne peut être ni restreint ni aboli.  Le recours peut être exercé par l'intéressé lui-même ou par toute autre personne.

        7.   Nul ne peut être arrêté pour motif de dette.  Cette disposition ne s'applique pas aux mandats décernés par une autorité judiciaire compétente pour cause d'inexécution des obligations alimentaires.

        Le droit à un traitement humain est garanti à l'article 5 de la Convention précitée, lequel dispose:

        1.   Toute personne a droit au respect de son intégrité physique, psychique et morale.

        2.   Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.  Toute personne privée de sa liberté sera traitée avec le respect dû à la dignité inhérente à la personne humaine.

        3.     La peine est personnelle et ne peut frapper que le délinquant.

        4.   Les prévenus doivent être, sauf dans des circonstances exceptionnelles, séparés des condamnés, et soumis à un régime approprié à leur condition de personnes non condamnées.

        5.   Lorsque le prévenu est dans sa minorité, il doit être séparé des adultes et traduit, avec toute la célérité possible, devant un tribunal spécialisé où il recevra un traitement approprié à son statut.

        6.   Les peines privatives de liberté doivent avoir pour but essentiel l'amendement et le reclassement social des condamnés.

        Dans ses articles 24, 25, 26 et 27 la Constitution haïtienne de 1987 énonce les garanties légales accordées à l'individu pour la sauvegarde de sa liberté personnelle et de son intégrité physique.  Ces articles se lisent comme suit:

        Article 24:

        La liberté individuelle est garantie et protégée par l'Etat.

        Article 24-1:

        Nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle prescrit.

        Article 24-2:

        L'arrestation et la détention, sauf en cas de flagrant délit, n'auront lieu que sur un mandat écrit d'un fonctionnaire légalement compétent.

        Article 24-3:

        Pour que ce mandat puisse être exécuté, il faut:

a.       Qu'il exprime formellement en créole et en français le ou les motifs de l'arrestation ou de la détention et la disposition de loi qui punit le fait imputé;

b.       Qu'il soit notifié et qu'il en soit laissé copie au moment de l'exécution à  la personne prévenue;

c.       Qu'il soit notifié au prévenu de son droit de se faire assister d'un avocat à toutes les phases de l'instruction de l'affaire jusqu'au jugement définitif;

d.       Sauf en cas de flagrant délit, aucune arrestation sur mandat, aucune perquisition ne peut avoir lieu entre six (6) heures du soir et six (6) heures du matin;

e.       La responsabilité est personnelle.  Nul ne peut être arrêté à la place d'une autre.       

        Article 25:

        Toute rigueur ou contrainte qui n'est pas nécessaire pour appréhender une personne ou la maintenir en détention, toute pression morale ou brutalité physique notamment pendant l'interrogation sont interdites.

        Article 25-1:

        Nul ne peut être interrogé en l'absence de son avocat ou d'un témoin de son choix.

        Article 26:

        Nul ne peut être maintenu en détention s'il n'a comparu dans les quarante-huit (48) heures qui suivent son arrestation par devant un juge appelé à statuer sur la légalité de l'arrestation et si ce juge n'a confirmé la détention par décision motivée.

        Article 26-1:

        En cas de contravention, l'inculpé est déféré par devant le juge de paix qui statue définitivement.

        En cas de délit ou de crime, le prévenu peut, sans permission préalable et sur simple mémoire, se pourvoir par devant le Doyen du Tribunal de première instance du ressort qui, sur les conclusions du Ministère public, statue à l'extraordinaire, audience tenante, sans remise ni tour de rôle, toutes affaires cessantes sur la légalité de l'arrestation et de la détention.

        Article 26-2:

        Si l'arrestation est jugée illégale, le juge ordonne la libération immédiate du détenu et cette décision est exécutoire sur minute nonobstant appel, pourvoi en Cassation ou défense d'exécuter.

        Article 27:

        Toutes violations des dispositions relatives à la liberté individuelle sont des actes arbitraires.  Les personnes lésées peuvent, sans autorisation préalable, se référer aux tribunaux compétents pour poursuivre les auteurs et les exécuteurs de ces actes arbitraires quelles que soient leurs qualités et à quelque corps qu'ils appartiennent.

        61.        L'ordre juridique haïtien a créé des postes officiels dont les titulaires ont pour tâche de servir l'Etat en ce qui concerne l'inculpation de délinquants et de sauvegarder les droits de l'individu:  le Commissaire du Gouvernement et le Juge d'instruction.

        62.    En ce qui concerne les violations du droit à la liberté et à l'intégrité physique, la Commission a continué de recevoir de nombreuses plaintes de personnes qui ont été détenues arbitrairement, par des membres des services de sécurité.  Dans la majorité des cas, les détenus ont été appréhendés sans mandat judiciaire et en dehors des heures prévues par la loi.  Les détenus demeurent en prison pendant des jours et quelquefois même pendant des mois, sans qu'ils soient traduits devant un tribunal, en violation du délai de 48 heures imparti par la Constitution.  Parfois, les victimes sont libérées sans que des charges aient été formulées à leur encontre.

        63.        Les témoignages apportés par les victimes indiquent que les détentions s'accompagnent toujours de mauvais traitement et dans certaines circonstances de tortures.  A l'heure actuelle, l'extorsion est devenue une pratique généralisée, et les détenus sont contraints de verser les fortes sommes qui sont exigées d'eux s'ils veulent éviter d'être conduits en prison ou s'épargner de mauvais traitements.

        64.        Ce sont surtout les personnes qui sont soupçonnées d'appuyer le Président Aristide et de participer aux activités de l'opposition, qui sont victimes des détentions arbitraires.  Le seul fait de posséder une photo d'Aristide est un motif de détention.  En outre, aussi bien à la capitale que dans les zones rurales, des dirigeants d'organisations populaires, de groupes de droits de l'homme, des prêtres, des religieuses et des journalistes ont été victimes de détention illégale.  Nombre d'entre eux se sont vus dans l'obligation d'abandonner leurs activités et quelques-uns d'entre eux ont dû s'expatrier.

        65.        Les groupes des droits de l'homme qui opèrent en Haïti ont enregistré 5,096 cas de détentions illégales d'octobre 1991 à novembre 1992.  34% de ces détentions ont eu lieu à Port-au-Prince, 16,30% dans le Département de l'Artibonite, 13,35% dans le Département du Nord, 12,79%  dans la région du Plateau central et 9,02% dans le Département du Sud.  Le reste est reparti entre les autres régions du pays.

        66.    Le 21 mars 1992, Dully Oxéva et Dérose Eranor, paysans de la région de Thomonde (Département du Centre) ont été appréhendés par des membres des services de sécurité à Mirebalais, où ils vivaient depuis que leur maison et leur silo furent incendiés par les soldats.  Oxéva et Eranor, membres du Mouvement paysan de Papaye (MPP) ont été brutalement frappés et détenus aux casernes de Mirebalais et selon les témoins, les soldats avaient demandé à leurs parents la somme de EU$31, pour prix de leur libération.  Les deux hommes furent libérés le 23 avril et immédiatement après incarcérés de nouveau.

        67.        Henry Nicolas, membre actif de plusieurs organisations populaires, fut arrêté le 29 mars 1992 au Cap-Haïtien.  Un juge de paix, accompagné de quatre soldats, se présenta à son domicile et commença à l'inspecter, sans apparemment détenir un mandat judiciaire.  Bien qu'ils ne trouvèrent aucun indice de preuves capables de compromettre M. Nicolas, ils le conduisirent à la prison du Cap-Haïtien, et un mois plus tard il fut libéré sans que des charges aient jamais été formulées à son encontre.

        68.    En mars aussi, Elvéus Elissaint et Dorzius Bennissé, deux catéchistes et Piersaint Piersius, dirigeant de l'église protestante, furent détenus sans mandat judiciaire parce qu'ils avaient assisté à deux réunions avec le Père Gilles Danroc, curé des Verrettes.  Les trois personnes furent frappées et le chef de section qui les avait détenues brisa son fusil sur le dos d'Elvéus Elissaint.

        69.    Le 27 avril, la Soeur Clemencia Ascanio, religieuse vénézuélienne, fut arrêtée en compagnie de deux dames dominicaines, après que les militaires eurent découvert, dans l'autobus qui les transportait, des boîtes contenant des calendriers sur lesquels figurait la photographie du Président Aristide.  L'appréhension a eu lieu à Malpasse, près de la frontière dominicaine, d'où elles venaient.  Les passagers de l'autobus furent conduits aux casernes de la Croix-des-Bouquets.  La majorité d'entre eux furent libérés après qu'ils eurent accusé la religieuse d'avoir eu l'initiative du transport des calendriers.  Deux jours plus tard, les trois dames furent présentées au Ministère public de Port-au-Prince et libérées le 2 mai.

        70.        Toujours en avril, Moléon Lebrun, dirigeant de l'Association des jeunes paysans de Bois de Lance, fut détenu par la police sans mandat légal et frappé après qu'il eut participé à une manifestation à Bois de Lance (Département du Nord).  Cinq personnes furent appréhendées en même temps que lui:  Marc Magloire, Jean Magloire, Appolis Lebrun, Yves Lebrun et Jean Luma.  Ils furent libérés plus tard après avoir payé chacun EU$600.  Moléon Lebrun resta en prison parce qu'il ne pouvait pas payer la somme de EU$800 qui était le prix de sa libération.  Ultérieurement, il fut transféré à la prison du Cap-Haïtien dans un très mauvais état de santé provoqué par les coups et les mauvais traitements auxquels il fut soumis le jour de son appréhension.

        71.        Patrick Morisseau, enseignant et membre du "Komité Jen Kafou Peyan", Association des jeunes de Carrefour Péan et partisan de Lavalas, fut appréhendé le 25 mai par plusieurs policiers près de Delmas, à Port-au-Prince.  Morisseau fut frappé au moment de son appréhension et transféré plus tard au Service anti-gang où il demeura jusqu'à sa libération le 10 juin.  Claire Edouard, mère de Patrick Morisseau, fut assassinée en son domicile la nuit suivant l'appréhension de son fils.  Plusieurs voisins affirmèrent qu'elle avait été tuée par les membres des services de sécurité qui les contraignirent à sortir de leurs maisons et à assister à l'exécution.

        72.        Pendant le mois de mai également Rémy Amazan, directeur de l'école Frantz Guillit et ancien adjoint au maire des Cayes (sous l'administration d'Aristide), fut appréhendé en même temps que de nombreuses personnes dans la ville des Cayes.  Les arrestations furent effectuées en représailles d'une attaque armée dirigée contre un poste militaire dans la localité de Camp Perrin, par des hommes non identifiés qui portaient des drapeaux revêtus de l'inscription "la démocratie ou la mort".  Quelques-uns des détenus, entre autres Amazan, furent conduits à des centres de détention à Port-au-Prince et ensuite libérés.

        73.        Aux Cayes, les prêtres ont été particulièrement l'objet de détentions arbitraires, accompagnées quelque fois de mauvais traitements, de menaces, d'inspections de leurs domiciles et de destruction de leurs archives.  En juin, le Père Denis Verdier, directeur de Caritas, le Père Gilles Danroc, coordonnateur de la Commission nationale de justice et paix,  le Père Sony Décoste, le Père Marcel Bussels et le Frère Jean-Baptiste Casséus ont été arrêtés par les membres des services de sécurité et libérés des jours plus tard.  Dans des conditions semblables ont été arrêtés MM. Milo Batista et Carl Henri Richardson.

        74.    A partir d'août 1992, les appréhensions arbitraires par la police et les chefs de section et leurs adjoints devinrent plus nombreuses.  La Commission a reçu de nombreuses plaintes, qui toutes montrent que les victimes étaient des personnes qui appuyaient le retour du Président Aristide ou des personnes chez qui ont été trouvée des photos d'Aristide.  Dans la majorité de ces cas, les détentions étaient accompagnées de mauvais traitements et de tortures.  La liste des victimes est donnée ci-après:

Noms                          

Lieu de détention Date

Altide Louisdor

Hinche 07/06/1992

Liliane Pierre-Paul                  

Mallepasse  07/08/1992

Hubert Pascal                     

Petit-Goâve  11/08/1992

Vonel St-Germain                        

 Jacmel 12/08/1992

Brunel Jacquelin                  

Port-au-Prince 31/08/1992

Père Valery Rebecca                     

Belle-Rivière 26/08/1992

Moïses Jean-Charles

Cap-Haïtien 22/08/1992

Yolette Etienne

Port-au-Prince 01/09/1992

Inelda César

Port-au-Prince 01/09/1992

Jean Kedner Bazelais  

Port-au-Prince 01/09/1992

Lucien Pardo

Gonaïves 03/09/1992

Frénel Régis

Saut d'Eau/Pl. Central 01/09/1992

Destinas Vilsaint

Port-au-Prince 05/09/1992

Siméon Siméus

Port-au-Prince 13/09/1992

Carlo Bassett

Nippes 24/09/1992

Mathurin Vincent

Nippes 24/09/1992

Travil Lamour

Nippes 24/09/1992

Eliphète Abeltus

Limbé 02/10/1992

Mérès Fédé

Mirebalais 03/10/1992

Dorsée Laplace

Verettes 26/10/1992

Thomas André

Port-au-Prince 31/10/1992

Rodrigue Flaman

Laschobas/Pl.Central 01/11/1992

Solon Cadet

Savanette 03/12/1992

Bahurel Médélus

Savanette 03/12/1992

Louis Germain

Savanette 03/12/1992

Antoine Augustin

Cap-Haïtien 05/12/1992

Maurice Danucy

 Bainet 08/12/1992

        75.    A la mi-janvier 1993, la Commission fut informée de la détention de M. Antoine Izméry.  Selon la police, la détention a été motivée par le fait qu'il ne détenait pas un permis de conduire valide.  Pour cette raison il est resté trois jours en prison.  Normalement, ce genre d'infraction au code de la route entraîne une amende et non pas une peine privative de liberté.  Selon les informations reçues, M. Izméry a été arrêté parce qu'il avait collaboré à l'organisation de la visite que le Pasteur Jessy Jackson a rendue en Haïti.

        76.    En janvier, M. Jean Emile Estimable, correspondant de Radio Cacique, fut arrêté par la police de Marchand Dessalines et conduit à la prison de St Marc.  Pendant sa détention, M. Estimable fut victime de mauvais traitements et son état de santé fut qualifié de préoccupant.

        77.        Les détentions arbitraires ont continué également en province à partir de janvier 1993.  La CIDH a reçu des informations sur les détentions de Vans Neudet Chéry (Gonaïves), Jean-Claude Marsan (Cayes), Dieulan Borgeta (Jean Rabel), Gisèle St Fermin (Cayes) et le Père Joseph Simoli (Hinche).

        78.    La Commission interaméricaine des droits de l'homme a instruit ces affaires dans les délais utiles.  Dans la suite, des groupes de droits de l'homme en Haïti ont avisé la Commission que seulement quelques-unes des personnes mentionnées précédemment avaient été libérées.  Il est extrêmement difficile de confirmer ces informations et de déterminer le nombre de personnes qui sont encore en prison, en raison du refus du Gouvernement de facto de fournir des informations à ce sujet.

        79.        Avant de clore le présent rapport, la Commission a été informée de détentions illégales et de mauvais traitements infligés à des personnes qui participaient le 25 février 1993 à la messe célébrée pour honorer la mémoire des victimes du naufrage du bateau "Neptune".  Selon les plaintes, Mgr Willy Romélus, archevêque de Jérémie, a été frappé et sa soutane déchirée par des hommes armés au moment où il sortait de la Cathédrale.  Parmi les détenus, il a été possible d'identifier Edride Jean, Julienne Charles, membres des communautés ecclésiastiques de base (TKL) et Pharnès Jan qui a été brutalement frappé et ensuite conduit au Pénitencier national.  Selon les informations obtenues, à la suite des coups reçus, la santé de M. Pharnès Jan exigeait des soins médicaux urgents.  Mme Arlette Josué, journaliste du "Signal FM" et de la Voix de l'Amérique a été également appréhendée en même temps qu'un séminariste à leur sortie de la Cathédrale et maltraitée pendant l'interrogatoire au Service anti-gang.

        80.    Il est également parvenu à la connaissance de la Commission que les militaires avaient exercé des représailles à Jérémie pendant les premiers jours du mois de mars 1993.  De nombreux jeunes ont été arrêtés et frappés par les militaires.  Selon des sources dignes de foi, seulement quelques-uns d'entre eux ont été libérés.  M. Patrick Bourdeau a été tellement torturé pendant sa détention qu'il ne peut plus marcher.  Les détenus sont encore en prison, au mépris de la prescription constitutionnelle fixant à 48 heures la durée maximale de la détention préventive.

        4.        Droit à la liberté de pensée et d'expression

        Normes légales

        81.        L'article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme dispose:

        1.   Toute personne a droit à la liberté de pensée et d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, que ce soit oralement ou par écrit, sous une forme imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

        2.   L'exercice du droit prévu au paragraphe précédent ne peut être soumis à aucune censure préalable, mais il comporte des responsabilités ultérieures qui, expressément fixées par la loi, sont nécessaires:

                a. Au respect des droits ou à la réputation d'autrui; ou

                b. à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, ou de la santé ou de la morale publiques.

        3.     La liberté d'expression ne peut être restreinte par des voies ou des moyens indirects, notamment par les monopoles d'Etat ou privés sur le papier journal, les fréquences radioélectriques, les outils ou le matériel de diffusion, ou par toute autre mesure visant à entraver la communication et la circulation des idées et des opinions.

        4.   Sans préjudice des dispositions du paragraphe 2 ci-dessus, les spectacles publics peuvent être soumis par la loi à la censure, uniquement pour en réglementer l'accès en raison de la protection morale des enfants et des adolescents.

        5.   Sont interdits par la loi toute propagande en faveur de la guerre, tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse, qui constituent des incitations à la violence, ainsi que toute autre action illégale analogue contre toute personne ou tout groupe de personnes déterminées, fondée sur des considérations de race, de couleur, de religion, de langue ou d'origine nationale, ou sur tous autres motifs.

        L'article 28 de la Constitution haïtienne de 1987 consacre la liberté d'expression dans les termes suivants:

                Tout Haïtien a le droit d'exprimer librement ses opinions, en toute matière par la voie qu'il choisit.

        Article 28-1: Le journaliste exerce librement sa profession dans le cadre de la loi.  Cet exercice ne peut être soumis à aucune autorisation, ni censure, sauf en cas de guerre.

        Article 28-2: Le journaliste ne peut être forcé de révéler ses sources.  Il a toutefois pour devoir de vérifier l'authenticité et l'exactitude des informations.  Il est également tenu de respecter l'éthique professionnelle.

        82.    En ce qui concerne le droit à la liberté d'expression, la Commission a continué de recevoir des plaintes relatives aux restrictions qui sont apportées à l'exercice de ce droit et à la répression exercée à l'encontre des journalistes et des stations de radiodiffusion, dont plusieurs ont cessé leurs émissions.  Quelques stations de radio ont été fermées par les militaires et d'autres ont préféré suspendre leurs émissions, parce qu'elles craignaient pour la sécurité de leur personnel.  Dans les zones rurales, les chefs de section ont arrêté arbitrairement tous ceux qui ont essayé de diffuser des nouvelles sur la répression qui règne en Haïti.  Tous ceux qui ont continué à travailler clandestinement le font au péril de leur vie.

        83.        Guy Delva, correspondant de la Voix de l'Amérique à Port-au-Prince, a été menacé de mort, par téléphone, s'il ne cessait pas ses émissions.  Selon Delva, les menaces ont été proférées parce qu'il diffusait à l'étranger des informations sur les violations des droits de l'homme et en particulier sur l'absence de liberté de presse en Haïti.  A la fin de février 1992, un groupe d'hommes armés se présenta à Delmas, quartier où il vivait, et s'informa de ses nouvelles.  Delva, comme de nombreuses personnes qui ont été menacées, changea de domicile.  En mai 1992, Delva fut frappé par la police de Port-au-Prince au moment où il faisait un reportage sur une manifestation d'étudiants.

        84.    Le 7 mai, la journaliste Merle India Augustine et une consoeur étatsunienne se présentèrent au bureau du ministère public pour s'informer de la situation de la Soeur Clemencia (citée plus haut).  Durant l'entrevue, l'agent du ministère public s'en prit violemment à Augustine, qui interprétait et la menaça de l'envoyer en prison.  Parce qu'Augustine répliqua qu'il ne pourrait l'envoyer en prison que si elle commettait un délit, l'agent ordonna à ses soldats de procéder à son arrestation.  Augustine fut détenue pendant plusieurs heures et n'obtint sa libération qu'à la suite de l'intervention de quelques amis.

        85.    Le 12 avril, Sony Estéus, journaliste de Radio Tropiques FM, était arrêté par un policier qui le frappa brutalement, lui brisa les deux bras et plusieurs côtes.  La police accusa Estéus de distribuer de la propagande antigouvernementale et le frappa jusqu'à ce qu'il avouât les charges.  Six heures plus tard il fut libéré dans un tel état qu'il dût être hospitalisé.  La violence exercée contre Estéus fait partie de la campagne d'intimidation dirigée contre Radio Tropiques, menacée plusieurs fois déjà, et à qui il fut interdit d'émettre le programme de nouvelles locales.

        86.        Pendant une manifestation d'étudiants à Port-au-Prince, appuyant la ratification de l'Accord de Washington, la police arrêta plusieurs étudiants et le photographe Thony Bélizaire, et confisqua son matériel de photographies.  Après avoir été interrogé par le Service anti-gang, Bélizaire fut libéré.

        87.    En août la répression des organes de presse et des moyens d'information devint plus violente.  L'une des victimes de ces attaques fut M. Clifford Larose, journaliste à la revue Balance et directeur du Bureau régional du Ministère de l'information (durant le Gouvernement d'Aristide) qui fut grièvement blessé par balles par un groupe d'hommes armés à Port-au-Prince.  Pendant ce mois-là aussi, Radio Lumière cessa ses émissions après l'assassinat de son ancien directeur, Robinson Joseph, dans un poste de police.

        88.    Le 22 janvier 1993, Jean Emile Estimable, correspondant de la station de Radio Cacique fut appréhendé par la police rurale à Marchand Dessalines.  Selon les informations reçues, pour pouvoir arrêter Estimable, le chef de section Gélès introduisit dans sa poche un dépliant de propagande en faveur du Président déchu Jean-Bertrand Aristide.  M. Estimable fut soumis à de mauvais traitements et conduit à la caserne de St-Marc, dans un état que des sources ont qualifié de "préoccupant".

        89.    Le 27 janvier, M. Elder Alméus, directeur de la station privée, Radio Vision, à Jérémie, fut arrêté par les autorités locales sous l'accusation d'avoir "incité la population à la révolte".  Quelques jours auparavant, M. Alméus avait diffusé une émission intitulée "La vérité" dans laquelle une analyse de la situation politique d'Haïti était conduite.  Cette émission fut considérée comme subversive par les autorités.  Après une nuit de détention, M. Alméus fut libéré.

        90.    Le 2 février, fut dénoncée la disparition de Colson Dormé, journaliste haïtien de Radio Tropiques, qui après avoir couvert la veille une manifestation à l'aéroport de Port-au-Prince organisée à l'occasion de la visite du représentant de l'ONU-OEA, M. Dante Caputo, n'est retourné ni à son travail ni à son domicile.  La disparition fut associée à la répression des moyens d'information exercée par les militaires.  Pendant la même manifestation, les journalistes Clarens Renois, de Radio Métropole, Hans Bazar de l'hebdomadaire Le Rouleau, ainsi que les correspondants à Port-au-Prince des Agences Associated Press et France Presse furent agressés et insultés.

        91.        Les manifestations qui ont été organisées pendant les premiers jours de février pour protester au nom de la "souveraineté nationale" et  contre l'envoi en Haïti de la mission civile OEA-ONU se déroulèrent en présence d'un dispositif de police, qui n'est pas intervenu, en cette occasion, bien que plusieurs manifestants eurent attaqués des automobiles dont les plaques d'immatriculation portaient la mention "diplomatique", ou "OEA" et eurent dégonflé des pneus de quelques-unes d'entre elles.  Plusieurs diplomates furent attaqués verbalement.

        5.        Droit de réunion

        Normes légales

        92.        L'article 15 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme dispose:  le droit de réunion pacifique et sans armes est reconnu.  L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions qui, prévues par la loi, sont nécessaires dans une société démocratique dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté et de l'ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits ou les libertés d'autrui.

        L'article 31 de la Constitution haïtienne de 1987 consacre le droit à la liberté de réunion et d'association dans les termes suivants:

                La liberté d'association et de réunion sans armes à des fins politiques, économiques, sociales, culturelles ou à toutes autres fins pacifiques est garantie.

        Article 31.1

                Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage.  Ils se forment et exercent leur activité librement.  Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.  La loi détermine leurs conditions de reconnaissance et de fonctionnement, les avantages et privilèges qui leur sont réservés.

        Article 31.2

                Les réunions sur la voie publique sont sujettes à notification préalable aux autorités de police.

        Article 31.3

                Nul ne peut être contraint de s'affilier à une association quel qu'en soit le caractère.

        93.        Les militaires ont prohibé la tenue de réunions tant dans les zones urbaines que dans les zones rurales.  Les réunions pacifiques d'organisations populaires, de paysans, d'étudiants et de religieux ont été interrompues violemment et leurs participants ont été arrêtés et frappés.  Les locaux de ces organisations ont été incendiés et leurs biens saccagés.  De nombreux membres de ces organisations se sont enfuis dans d'autres villes et quelques-uns ont abandonné le pays.

        94.        Dans le Nord-Est, les groupes de paysans ont dû cesser de se réunir.  Les militaires ont déclaré que "les paysans n'ont aucun rôle dans la politique, par conséquent ils n'ont pas à se réunir".  A la fin de l'année 1991, les autorités militaires ont informé les résidents des collectivités locales qu'ils devaient aviser, trois jours au moins avant toute réunion, la caserne la plus proche de la localité, et qu'en outre un soldat devrait être présent pendant tout rassemblement.  En application de cette politique, les 28 et 29 avril 1992, les soldats de la localité Desarmes dans l'Artibonite mirent un grand nombre d'habitants en une sorte de résidence surveillée, parce que le Commandant de la zone n'avait pas été avisé au préalable de la tenue de la réunion.  Dans une autre collectivité, l'armée a donné la mort à trois membres de la coopérative agricole des paysans et a détruit le local des réunions.  Le Mouvement des paysans de Papay est l'un des groupes qui a été le plus harcelé depuis le coup d'Etat de septembre 1991.  Il ne lui a pas été permis de tenir des réunions et la majorité de ses membres ont dû chercher refuge dans d'autres collectivités.

        95.    Le 29 avril 1992, les étudiants de l'Ecole normale supérieure de Port-au-Prince convoquèrent une réunion pour l'examen de la crise politique du pays.  Au moment où la réunion allait s'ouvrir, cinq policiers en tenue se présentèrent et appréhendèrent l'étudiant Cantave Gerson.  Après une journée de détention au Service anti-gang, Gerson fut libéré sans qu'il eût été avisé du motif de son arrestation.  Quelques étudiants qui lui ont rendu visite déclarèrent qu'il avait été sévèrement battu par les soldats et que son état physique appelait des soins médicaux immédiats.

        96.        Au début de mars, des élèves des écoles secondaires se réunirent aux Gonaïves pour organiser une manifestation à l'entrée de la ville.  Quelques moments avant que la marche ne démarre, un groupe de soldats dispersa la réunion, et frappa plusieurs élèves et en arrêta quarante.

        97.    Le 13 mai 1992, un groupe de militaires et d'hommes armés vêtus en civil firent irruption dans la Faculté des Sciences de l'Université d'Haïti, à Port-au-Prince et frappèrent les étudiants qui tenaient une réunion.  Le 19 juin, des douzaines de soldats encerclèrent l'Ecole normale supérieure, où se trouvaient environ 250 étudiants qui s'étaient réunis pour protester contre la nomination du Premier ministre de facto, Marc Bazin.  Les soldats lancèrent des menaces aux étudiants et confisquèrent les clés de l'école faisant ainsi des étudiants des prisonniers virtuels.  Quelques heures plus tard, les soldats commencèrent à lancer des pierres et brisèrent les vitres de l'immeuble.  De peur d'être attaqués, les étudiants et quatre professeurs refusèrent de sortir.  Ce n'est que pendant la nuit du lendemain que les étudiants purent sortir avec l'aide d'un prêtre qui avait agi comme intermédiaire pour s'assurer et les assurer qu'ils ne seraient pas attaqués.

        98.    Le 15 juillet, soixante policiers interrompirent violemment une réunion d'étudiants à la Faculté de médecine à Port-au-Prince.  La réunion se tenait après une marche pacifique à travers la capitale.  Quelques personnes qui assistèrent aux incidents informèrent que les policiers frappèrent plusieurs étudiants:  entre autres, Roosevelt Millard, Ronald Léon, Claude Lucien, Désir Rosette, Canez Prévault et Esner Blaise, ils firent feu ensuite et il n'a pas été possible de préciser si quelqu'un avait été blessé.  Cependant, les journalistes qui arrivèrent plus tard sur les lieux virent des tâches de sang sur le parquet.[3]  Environ 20 étudiants furent détenus et conduits au Service anti-gang, où ils furent gardés pendant plusieurs jours bien qu'aucune charge n'eût été formulée à leur encontre.

        99.        Les membres de l'Eglise ont été particulièrement l'objet de la répression qui prévaut en Haïti.  Dans quelques cas, il leur est permis de tenir des réunions préparatoires aux cérémonies religieuses du lendemain.  Le 6 juin, le Père Gilles Danroc fut arrêté avec d'autres personnes tandis qu'il donnait des leçons de catéchisme, dans la localité de La Chapelle, bien que la veille, il eût informé les autorités locales du lieu et de l'heure où les leçons seraient données.  Au moment où il allait commencer sa leçon, des soldats se présentèrent pour l'informer que la réunion était illégale et 14 étudiants et lui, y compris une jeune femme enceinte, étaient arrêtés.  Bien qu'aucun mandat ne fût produit, le Père Danroc et les étudiants furent conduits à la caserne de La Chapelle et ensuite transférés à la caserne des Verrettes, où ils durent subir un interrogatoire pendant plusieurs heures.  Le lendemain, les détenus furent transférés à la prison de St-Marc, où les soldats continuèrent à les interroger et les qualifièrent de communistes et de partisans du mouvement de Lavalas.   Sept étudiants, y compris la jeune femme enceinte furent frappés.  Le Père Danroc et sept étudiants furent libérés le 7 juin et les autres étudiants des jours plus tard, sans qu'aucun d'eux n'eût comparu devant un juge pour s'entendre déclarer les griefs qui lui étaient reprochés.  Le 9 juin, le Père Danroc abandonna le pays.

        100.        Deux autres cas peuvent être cités.  D'abord, celui d'Elvéus Elissaint, de Dorzius Bennissé et de Piersant Piersius, qui furent détenus et soumis à de mauvais traitements parce qu'ils avaient participé à deux réunions avec le prêtre des Verrettes.  Ensuite, Mme Liliane Pierre-Paul, ancienne correspondante de Radio Haïti Inter, fut arrêtée et accusée d'être une terroriste parce qu'elle se rendait à une réunion de la Fédération latino-américaine des journalistes à Santo Domingo.

          101.    Le 6 janvier 1993, pendant qu'une messe était célébrée, un groupe de militaires et de civils armés firent irruption dans l'église de la Nativité à l'Acul-du-Nord, détruisirent des portes et des objets religieux.  Les militaires s'opposèrent à la célébration de la messe, maltraitèrent les paroissiens et accusèrent le Père Renaud François d'avoir critiqué le Gouvernement de Bazin.  Deux jours après, les militaires empêchèrent le déroulement d'une procession à Jérémie.  Mgr Willy Romélus et 25 prêtres avaient procédé à la Cathédrale de Jérémie  à une ordination qui devait être suivie d'une procession.  Les militaires dispersèrent à coup de bâtons les participants dont quelques-uns, à la suite de la râclée qu'ils reçurent, furent transportés à l'hôpital.



[1]         Voir Rapport annuel de la CIDH 1991, op.cit, pages 225-247.

[2]         Dans le Rapport de la CIDH 1991, la Commission interamérica­ine des droits de l'homme fait état de ces fosses communes où ont été trouvés de nombreux cadavres portant des traces de balles et des signes de tortures.

[3]         "Police Disperse Students in Haïti", Washington Post, le 16 juillet 1992, section A-18.