RAPPORT Nº 30/96

AFFAIRE 10.897

GUATEMALA

16 octobre 1996

 

 

I.       ANTECEDENTS

 

         1.      Le 11 juin 1991, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (la Commission) a commencé l’instruction de cette affaire liée à la plainte suivante:

 

         2.      Le 11 février 1990, la disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza (frère du requérant) et survenue à environ 14 heures dans la communauté de la Palma, commune de Río Hondo, Département Zacapa.  Cet acte a été exécuté par des collaborateurs de la G-2 (unité de renseignements de l’Armée guatémaltèque) appartenant à la zone militaire 705, située dans la ville de Zacapa.  La plainte a cité le nom de huit personnes présumées être les auteurs de la disparition.

 

         3.      Afin de pouvoir déterminer où se trouvait la victime, le requérant s’est adressé à la Direction générale de la Police nationale, au Bureau du Procureur pour les droits de l’homme, à la Commission des droits de l’homme, au Congrès de la République et à l’organisme judiciaire, sans succès.

 

 

II.      PROCEDURE INTERNE

         4.      Les faits mentionnés ci-après sont basés sur l’information fournie par le requérant et par le Gouvernement.

 

 

         A.     Procédure pénale

 

         5.      Le Ministère public a participé à la procédure pénale sur la disparition ouverte le 22 mars 1990 en demandant à la police d’effectuer une enquête exhaustive sur l’affaire afin de déterminer où se trouvait la victime.

 

         6.      La première plainte de Juventino Cruz Morales (père de la victime) a été déposée le 16 juillet 1990 à Río Hondo-Zacapa.  Le Juge de Río Hondo a cité le plaignant, Juventino Cruz Morales, à comparaître pour qu’il confirme la plainte et apporte des éléments de preuve supplémentaires, mais celui-ci a négligé de comparaître.

 

         7.      Le 17 août 1993, M. Juventino Cruz Morales a porté plainte une seconde fois au Sous-commissariat de la Police nationale en alléguant que son fils Arnoldo Juventino Cruz Soza avait disparu.  En se fondant sur cette plainte, une nouvelle procédure pénale a été instituée pour le même fait par devant le Juge de paix de la commune de Río Hondo, puis transférée au Tribunal pénal de première instance du Département de Zacapa.

 

         8.      Le Tribunal pénal de première instance de Zacapa, sur demande du Ministère public, est intervenu dans la première procédure no 314-90 confiée au Premier magistrat, et à la seconde procédure C-1095-93, confiée au Deuxième magistrat, s’agissant de la survenance d’un même fait.

 

         9.      Le Ministère public a demandé au Juge du fond de renouveler la citation à comparaître du plaignant pour que celui-ci confirme sa plainte et apporte un complément de preuves, et de recevoir la déclaration d’enquête préliminaire des diverses personnes qui accusées d’être les auteurs principaux et les complices du crime, y compris plusieurs collaborateurs de l’Armée et l’ancien gouverneur du Département de Zacapa.  Aucune de ces personnes ne s’est présentée pour faire une déclaration.

 

 

         B.      Requête d’habeas corpus

 

         10.    Au mois de mars 1991, la famille de la victime a déposé une requête d’habeas corpus par devant le Tribunal de première instance de Zacapa.  Cette requête a, d’après le requérant, été infructueuse, parce qu’il n’a pas été possible de déterminer où se trouvait la victime, laquelle ne figurait sur aucun registre d’écrou du pays ni sur les listes de cachots des unités militaires.

 

 

III.     INSTRUCTION DEVANT LA COMMISSION

         11.    La Commission a commencé l’instruction de cette affaire le 11 juin 1991, en se fondant sur la plainte du requérant, en transmettant les passages pertinents de celle-ci au Gouvernement guatémaltèque à cette date et en sollicitant l’envoi d’informations relatives aux faits dénoncés.

 

         12.    Une lettre du requérant Eddy Cruz Soza a été reçue le 5 novembre 1991, par laquelle celui-ci demandait d’accélérer l’instruction de l’affaire et de demander au Gouvernement au pouvoir à l’époque des éclaircissements sur la disparition de la victime, vu qu’il n’avait reçu aucune réponse du Gouvernement précédent.  Il a fait savoir en outre qu’il avait dû quitter le pays en raison de menaces et de persécutions dont il avait été l’objet de la part de militaires et de groupements paramilitaires.

 

         13.    La Commission a renouvelé les 24 janvier et 5 mars 1992 sa demande de renseignements au Gouvernement concernant l’affaire.

 

         14.    Des éléments d’information supplémentaires ont été reçus les 10 et 11 mars 1992 de la part du requérant, dans lesquels il était fait état des présumés coupables de la disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz.  Le requérant a nommé plusieurs personnes considérées comme responsables de la disparition, y compris des collaborateurs de la G-2 de la Zone militaire 705 de Zacapa en tant qu’auteurs principaux du crime et l’ancien gouverneur de Zacapa ainsi qu’un autre collaborateur de l’Armée qualifiés de complices.

 

         15.    Le 5 mai 1993, la Commission a transmis au Gouvernement, pour qu’il formule ses observations, les renseignements supplémentaires fournis par le requérant.

 

         16.    Dans une note du 8 juillet 1993, la Commission a accordé un délai de 30 jours demandé par le Gouvernement pour communiquer sa réponse.

 

         17.    Le 9 mars 1994, la Commission a renouvelé sa demande d’information au Gouvernement au sujet de la présomption de la véracité des faits dénoncés, en l’avisant de l’application éventuelle des dispositions de l’article 42 du Règlement.

 

         18.    Le Gouvernement du Guatemala a répondu le 11 mai 1994 en indiquant que Juventino Cruz avait, le 17 août 1993, signalé la disparition de son fils à la police.  Qu’il n’avait pas porté plainte plus tôt par crainte de représailles de la part des personnes à qui il a imputé cet acte.  Que l’affaire se trouve devant le Tribunal pénal de première instance du Département de Zacapa. Que le Ministère public est partie en cause dans la procédure du 22 mars 1990 et a demandé qu’une enquête soit ouverte pour retrouver les auteurs de la disparition.  Le Juge a cité le plaignant à comparaître afin d’apporter des preuves, mais celui-ci n’a pas comparu.  Qu’il n’existe aucune plainte formelle.  Que les présumés coupables ont été cités à comparaître en vue d’être entendus dans le cadre de l’enquête préliminaire, mais qu’ils n’ont pas comparu.

 

         19.    Le 7 juin 1994, l’information émanant du Gouvernement a été remise au requérant afin qu’il formule ses observations.

 

         20.    Le 7 septembre 1994, la Commission a renouvelé sa demande d’information au requérant.  Ce dernier a répondu le 24 février 1995 en fournissant à nouveau les noms des présumés auteurs principaux de la disparition, lesquels ont agi avec l’appui de la G-2 de la zone militaire 705 de Zacapa.

 

         21.    Le 24 février 1995, des informations supplémentaires ont été reçues du requérant, précisant que la disparition avait eu lieu au kilomètre 138, sur la route conduisant à Atlantico par rapport au lieu déjà mentionné dans la plainte initiale.

 

         22.    La Commission a remis au Gouvernement le 21 mars 1995 l’information reçue du requérant.  La Commission a demandé en outre des détails spécifiques concernant l’instruction de la procédure pénale entamée dans la législation interne.

 

         23.    Le Gouvernement a répondu le 5 juin 1995 à la Commission pour porter à sa connaissance que la Commission présidentielle de coordination de la politique de l’Exécutif en matière des droits de l’homme (COPREDEH) avait demandé au Ministère public de lui faire connaître l’état d’avancement de l’instruction, à quoi il a été répondu que malgré les citations à comparaître adressées par le tribunal aux personnes impliquées dans l’affaire, ces dernières n’ont pu être localisées.

 

         24.    Le 28 mars 1996, la Commission a offert ses bons offices aux parties en vue d’une solution amiable de l’affaire, en les priant de répondre à cette offre dans un délai de 30 jours.  Le Gouvernement a répondu à l’offre de la Commission par une note du 13 mai 1996, indiquant que l’ouverture de négociations dans cette affaire ne lui paraissait pas opportune pour parvenir à un règlement amiable.

 

 

IV.     POSITION DES PARTIES

         A.     Position du requérant

 

         25.    Le requérant allègue que la victime a disparu du fait d’actes imputables à des agents du Gouvernement et qu’aucune enquête efficace n’a été menée pour savoir ce qu’il est advenu de la victime.  Que l’on connaît les auteurs présumés de ces actes, lesquels sont des individus ayant des liens avec l’Armée guatémaltèque, mais ils n’ont pas été traduits en justice.  Qu’une procédure a été entamée dans la juridiction interne, mais que cette procédure est au point mort.  Que le requérant a déposé une requête d’habeas corpus, sans résultat positif, et que l’on ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de la victime. Que le Gouvernement guatémaltèque n’a ni collaboré, ni procédé à une enquête efficace sur la disparition.

 

 

         B.      Position du Gouvernement

 

         26.    Dans sa réponse, le Gouvernement guatémaltèque a fait état de l’instruction de l’affaire dans le cadre de la législation interne, en indiquant qu’une procédure pénale avait été engagée sur la base de la plainte déposée par Juventino Cruz, mais que l’instruction n’avait pas progressé en raison de l’absence d’une plainte formelle contre un particulier.  Que le plaignant a été invité à fournir un complément de preuves, mais qu’il n’a pas donné suite à cette requête.  Que les présumés coupables ont été cités à comparaître afin d’être entendus, mais qu’ils n’ont pu être localisés.  Enfin, le Gouvernement a établi  expressément que "à cette date, aucune personne n’a été entendue, par conséquent, il n’y a aucun résultat positif". 

 

V.      RECEVABILITE

         A.     Conditions de forme

 

         27.    La requête renferme toutes les conditions formelles de recevabilité prévues à l’article 46.1 de la Convention américaine et n’est pas ostensiblement dénuée de fondement ou manifestement non conforme aux normes aux termes des dispositions de l’article 47.c de la Convention.

 

         28.    La Commission interaméricaine des droits de l’homme a compétence pour connaître de la présente affaire qui se rapporte à des violations présumées du droit à la vie (article 4.1), du droit à l’intégrité de la personne (article 5), à la liberté de la personne (article 7), aux garanties judiciaires (article 8) et à la protection judiciaire (article 25) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, le tout en rapport avec l’article 1.1 de ce même instrument juridique.  La présente affaire rentre dans la compétence ratione materiae de la Commission, conformément à l’article 44 de la Convention.

 

         29.    Les conditions requises par les articles 46.b et 47.d de la Convention sont remplies, étant donné qu’il est établi que la plainte ne fait substantiellement double emploi avec une requête déjà examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale. 

 

         30.    Le Gouvernement n’a pas allégué le non-respect du délai prévu à l’article 46.1.b de la Convention.

 

         31.    Conformément à l’article 48.1.f de la Convention, la Commission s’est mise à la disposition des parties intéressées en vue d’aboutir à un règlement amiable en l’espèce.  Dans sa réponse, le Gouvernement a indiqué qu’il ne souhaitait pas entamer des négociations pour parvenir à une solution amiable.  La Commission estime donc épuisé le recours à l’étape du règlement amiable.

 

 

         B.      Epuisement des voies de recours internes

 

         32.    En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, la Cour interaméricaine des droits de l’homme dispose que "... d’après l’objet et la fin de la Convention, conformément à l’interprétation de l’article 46.1.a de cette dernière, la voie de recours appropriée, dans le cas de la disparition forcée de personnes, serait normalement celle de la requête d’habeas corpus, étant donné que, en pareil cas, l’action des autorités revêt un caractère d’urgence [et il s’agit de] ... la voie de recours appropriée pour trouver une personne présumément détenue par les autorités, vérifier la légalité de la détention et, le cas échéant, obtenir sa liberté". (Cour I.D.H., Affaire Caballero Delgado et Santana. Exceptions préliminaires.  Arrêt du 21 janvier 1994, paragraphe 64, citant Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 65).

 

         33.    Appliquant ce que dit la Cour, le seul fait que la requête d’habeas corpus ait été déposée, dans les affaires de "disparus" comme dans le cas présent, requête dont le résultat a été infructueux car la victime n’a toujours pas réapparu, est une condition suffisante pour déterminer que les voies de recours internes ont été épuisées, sans qu’il soit besoin d’entrer dans une analyse plus approfondie au sujet de l’instruction de la procédure dans la législation interne, aspect qui a également son importance, mais qui s’inscrit dans le cadre de l’analyse sur le fond. (Cour I.D.H., Affaire Caballero Delgado et Santana. Exceptions préliminaires.  Arrêt du 21 janvier 1994, paragraphe 67).

 

         34.    Qui plus est, les voies de recours internes, selon la jurisprudence de la Cour, doivent être effectives.  En d’autres termes, elles doivent répondre à la fin pour laquelle elles ont été destinées.  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphes 63, 64).  Dans l’affaire qui nous occupe, la disparition de la victime a eu lieu le 11 février 1990.  Le fait a été dénoncé devant la législation interne le 16 juillet 1990.  Plus de quatre ans se sont écoulés et l’on ne dispose d’aucune information sur le sort du disparu.  La procédure pénale n’a pas dépassé le stade initial, sans qu’ait été effectuée une enquête régulière, sans qu’aient été rassemblées les preuves pertinentes, et sans qu’aient été entendus les accusés.  La requête d’habeas corpus a été infructueuse.  La procédure pénale est au point mort, parce qu’on ignore où se trouvent les présumés coupables, et l’on n’a enregistré aucun progrès qui permette de faire la lumière sur le fait dénoncé.  Le résultat des deux procédures (requête d’habeas corpus et procédure pénale) sont un exemple suffisant du caractère inefficace et inadéquat des recours invoqués.  Aucune de ces démarches et procédures n’ont permis de retrouver la victime ni de punir les coupables de l’acte délictueux. 

 

         35.    Si le Gouvernement n’établit pas l’existence d’une voie de recours et son efficacité, il rate l’occasion d’alléguer le non-épuisement.  Qui plus est, le Gouvernement n’a pas, dans la présente affaire, allégué le non-épuisement des voies de recours internes et, de ce fait, on peut présumer la renonciation tacite à se prévaloir de l’exception du non-épuisement des voies de recours internes.  (Voir Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez. Exceptions préliminaires.  Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 88).  Par conséquent, en ce qui concerne la question de l’épuisement des voies de recours internes, la Commission estime qu’il y a lieu d’appliquer la règle d’exception de l’article 46.2 de la Convention, qui déroge à la condition d’épuisement des voies de recours. 

 

VI.     ANALYSE DE FOND

         A.     Présomption des faits dénoncés

 

         36.    Le requérant a saisi la Commission de la disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza et a communiqué les noms des coupables présumés de l’acte délictueux.

 

         37.    Le Gouvernement n’a à aucun moment contesté ou nié les faits dénoncés par le requérant, et a répondu à la plainte en faisant uniquement allusion à l’instruction de la procédure pénale dans la législation interne.

 

         38.    Selon la jurisprudence de la Cour:  "le silence du défendeur ou sa réponse élusive ou ambiguë peuvent être interprétés comme une acceptation des faits consignés dans la requête, à moins que la preuve du contraire ne ressorte des actes ou ne résulte de l’appréciation judiciaire". (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 138).

 

         39.    La Commission dispose, dans la présente affaire, d’une information suffisante pour établir la disparition de la victime et la véracité des faits dénoncés, et aucune preuve ou information démontrant le contraire ne ressort du dossier. 

 

         B.      Violation des droits de la victime

 

         40.    M. Arnoldo Juventino Cruz Soza a disparu le 11 février 1990.  Depuis cette date, on ignore ce qu’il est advenu de sa personne; on ne sait pas s’il a été arrêté et s’il est toujours en vie ou non.  Malgré la procédure pénale entamée pour enquêter et faire la lumière sur l’affaire, le Gouvernement n’a pas apporté le moindre indice qui fasse présumer où se trouve la victime ou permette d’éclaircir l’affaire.  Aucune instruction n’a été ouverte qui permette d’accuser les personnes responsables du délit, malgré les données fournies par le requérant sur l’identité des personnes impliquées, présumément des collaborateurs de l’Armée.  À ce jour, ceux-ci n’ont pas été traduits en justice.

 

         41.    L’ensemble de toutes les caractéristiques qui se dégagent des faits dénoncés, à savoir: la disparition de la victime; l’inexistence d’information sur sa situation; l’absence de jugement des coupables et la non-collaboration des fonctionnaires de l’Etat et du Gouvernement dans l’enquête concernant un acte qui a été commis contre un citoyen dans la juridiction de l’Etat guatémaltèque, correspond à la définition de "disparition forcée" qui a été établie dans la jurisprudence de la Cour et de la Commission et qui a été incorporée dans la Convention interaméricaine relative à la disparition forcée des personnes (Voir Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 1985-86, p 40-41; Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 1982-83, p. 48-50; Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, 1980-81, p. 113-14; Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 147; Convention interaméricaine relative à la disparition forcée des personnes, article III).

 

         42.    La "disparition forcée" est considérée comme un délit persistant ou permanent tant que ne demeure pas établi le sort de la victime.  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphes 155, 181).  Le délit implique également des violations multiples des droits fondamentaux de l’homme.  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 155).  Comme il s’agit en l’espèce d’une disparition forcée, la violation de tous ces droits est confirmée dans la présente affaire. 

 

            1.      Droit à la reconnaissance de la personnalité juridique

 

         43.    La disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza implique une violation du droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique consacré à l’article 3 de la Convention.  Lorsque M. Cruz a disparu du fait de l’action d’agents du Gouvernement, il a été nécessairement exclu de l’ordre juridique et institutionnel de l’Etat, ce qui signifie une négation de son existence propre en tant qu’être humain doté de la personnalité juridique.  (Voir Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, article 1.2 (caractérisant la disparition forcée comme "une violation des règles du droit international qui garantissent à tout être humain le droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique").  Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies 47/133, 18 décembre 1992). 

 

           2.      Droit à la vie

 

         44.    La Cour s’est ainsi exprimée sur la question du droit à la vie: "la pratique des disparitions, en somme, a comporté fréquemment l’exécution des détenus, en secret et sans autre forme de procès, suivie de la dissimulation du cadavre afin d’effacer toute trace matérielle du crime et de procurer l’impunité à ceux qui l’ont commis, ce qui signifie une violation brutale du droit à la vie reconnu à l’article 4 de la Convention". (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 157).

 

         45.    M. Arnoldo Juventino Cruz Soza est toujours disparu et l’on ignore son sort.  Après tout ce temps, on présume qu’il a perdu la vie aux mains des agents de l’Etat (Cour I.D.H., voir Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 188).

 

         46.    La Commission estime, par conséquent, qu’il y a eu violation du droit à la vie, droit fondamental protégé à l’article 4 de la Convention.


            3.      Droit à l’intégrité de la personne

 

         47.    L’analyse de cette multiple violation fait ressortir qu’il y a eu violation implicite du droit à l’intégrité de la personne de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza.

 

         48.    Dans ce sens, la Cour affirme que "l’isolement prolongé et la privation de communication sous la contrainte auxquels se trouve soumise la victime [de la disparition] représentent en eux-mêmes des formes de traitement cruel et inhumain préjudiciables à l’intégrité psychique et morale de la personne et du droit de tout détenu au respect dû à la dignité inhérente à la personne humaine, ce qui constitue, pour sa part, la violation des dispositions de l’article 5 de la Convention qui reconnaît le droit à l’intégrité de la personne" (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 156).

 

         49.    Conformément à ce qui vient d’être énoncé, la Commission a constaté la violation de l’article 5 de la Convention.

 

 

            4.      Droit à la liberté de la personne

 

         50.    En ce qui concerne la violation de ce droit, la Cour a indiqué que "l’enlèvement de la personne est un cas de privation arbitraire de liberté qui, de plus, empiète sur le droit de la personne détenue à être traduite dans le plus court délai devant un Juge et à introduire les recours appropriés afin qu’il soit statué sans retard sur la légalité de son arrestation, et qui viole l’article 7 de la Convention qui reconnaît le droit à la liberté de la personne".  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 155). 

 

         51.    La disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza implique également la violation de ce droit, reconnu à l’article 7 de la Convention.

 

 

           5.      Droit aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire

 

         52.    Les informations communiquées par les parties permettent d’établir que le Gouvernement guatémaltèque n’a accordé ni les garanties judiciaires ni la protection judiciaire voulues.

 

         53.    Selon la Cour, les principes du droit international "ne se réfèrent pas uniquement à l’existence formelle de(s) recours, mais soulignent également que ceux-ci doivent être satisfaisants et effectifs, ainsi qu’il résulte des exceptions envisagées à l’article 46.2".  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 63).

 

         54.    La Cour a également précisé que la condition d’une procédure effective et non formelle implique, en plus d’une exception à l’épuisement des voies de recours internes, une violation des articles 8 et 25 de la Convention.  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez, Exceptions préliminaires.  Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 91).

 

         55.    La procédure pénale dans la législation interne s’est soldée par une simple instruction formelle et inopportune du dossier de l’affaire et les enquêtes n’ont pas fourni le moindre indice qui permette de déterminer le sort de la victime.  La requête d’habeas corpus en faveur de cette dernière n’a pas non plus été concluante et s’est traduite, en pratique, par un recours absolument sans effet.  Le sort de M. Cruz Soza, six ans après les faits, demeure incertain.  Lorsque, malgré l’accès accordé aux voies de recours, il n’a pas été possible d’établir la vérité sur les faits dénoncés et que la victime reste toujours "disparue", une telle procédure ne peut être considérée ni effective ni satisfaisante.

 

         56.    Un des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier la stagnation de la procédure pénale repose sur l’absence d’une plainte formelle et de suivi de la part des particuliers représentant la victime.  Cet argument n’a aucune substance ni fondement juridique, car la législation interne applicable en l’espèce stipule que dans toutes les affaires portant sur des délits d’ordre public, le Ministère public assume la représentation de l’Etat et de la victime, et une procédure ne peut être retardée du fait de la non-comparution de la victime (partie civile).  Le Ministère public est tenu de prendre la défense de la victime et de l’Etat.  En conséquence, il doit amorcer et entreprendre tous les actes de procédure que mérite l’affaire (offre de preuves, inspections et tout autre moyen d’enquête).  Dans le même ordre d’idées, il appartient au Juge de première instance de prendre l’initiative de tous les actes de procédure nécessaires pour faire la lumière sur les faits.  (Voir Code de procédure pénale du Guatemala, Décret Numéro 52-73, articles 16 (Ministère public) et 68 (Action publique); Constitution politique de la République du Guatemala, article 264 (applicable à la disparition de personnes).

 

         57.    La jurisprudence de la Cour confirme les dispositions de la législation interne lorsqu’elle se réfère à l’obligation des Etats et stipule, en rapport avec les observations présentées sur le point précédent, que "l’Etat a le devoir juridique de... procéder sérieusement avec les moyens dont il dispose à une enquête sur les violations qui ont été commises dans le cadre de sa juridiction, afin d’identifier les responsables, d’imposer les châtiments pertinents et d’assurer à la victime un dédommagement satisfaisant". (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 174).

 

         58.    L’Etat ne peut, en d’autres termes, se soustraire sous quelque prétexte que ce soit, à son devoir d’enquêter sur une affaire qui implique la violation des droits fondamentaux de l’homme.  La Cour s’exprime ainsi lorsqu’elle dit que l’enquête "doit être prise au sérieux et non pas comme une simple formalité vouée d’avance à l’échec.  Elle doit avoir un sens et être assumée par l’Etat comme un devoir juridique et non comme une simple gestion d’intérêts particuliers, qui dépend de l’initiative... de la victime ou de sa famille ou de l’apport d’éléments probatoires, sans que l’autorité publique cherche effectivement à obtenir la vérité".  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 177).  L’Etat avait le devoir non transférable et ne pouvant être délégué de mener les enquêtes nécessaires pour trouver les responsables de l’acte, veiller à ce qu’ils soient entendus et les traduire en justice, en vertu de la loi, avec les garanties judiciaires.

 

         59.    Les caractéristiques exposées sur le déroulement de la procédure pénale et le sort de la requête d’habeas corpus dans la législation interne constituent de la part de l’Etat guatémaltèque la violation des articles 8 et 25 de la Convention.

 

 

         C.     De l’obligation qu’ont les Etats de garantir et de respecter les droits

 

         60.    Il a été établi dans la présente affaire que l’Etat guatémaltèque n’a pas observé la disposition de l’article 1.1 de "respecter les droits et libertés reconnus dans la Convention et d’en garantir le libre et plein exercice à toute personne relevant de sa compétence".  La violation des droits reconnus aux articles 3, 4, 5, 7, 8 et 25 de la Convention lui est de ce fait imputable.

 

         61.    La première obligation des Etats résultant des dispositions de l’article 1.1 est de respecter les droits et libertés de toutes les personnes relevant de leur compétence.  En ce qui concerne cette obligation, la Cour a indiqué que "c’est un principe du droit international que l’Etat réponde des actes de ses agents et ... des omissions desdits agents même s’ils outrepassent les limites de leur compétence ou agissent en violation du droit interne".  De même, "est imputable à l’Etat toute violation des droits reconnus par la Convention du fait d’un acte du pouvoir public ou de l’action de personnes qui se prévalent du pouvoir qu’elles détiennent à titre officiel".  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 28 juillet 1988, paragraphe 170 et 172).

 

         62.    La Commission conclut que la disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza et le déni de justice qui s’est ensuivi ont été perpétrés par des collaborateurs de l’Armée guatémaltèque et par les autorités publiques, et qu’il s’agit par conséquent d’actes à caractère public commis par des agents du Gouvernement, de sorte que l’Etat guatémaltèque a violé les droits de la victime prévus à l’article 1.1 en liaison avec les violations des dispositions des articles 3, 4, 5, 7, 8 et 25 de la Convention.

 

         63.    La seconde obligation prévue à l’article 1.1 est de garantir le libre et plein exercice des droits et libertés reconnus dans la Convention.  À ce titre, la jurisprudence de la Cour établit que "cette obligation implique le devoir qu’ont les Etats parties d’organiser l’ensemble de l’appareil gouvernemental et, d’une manière générale, toutes les structures par le biais desquelles s’exerce le pouvoir public, de telle sorte qu’elles puissent assurer juridiquement le libre et plein exercice des droits de l’homme.  Comme suite à cette obligation, les Etats doivent prévenir, instruire et sanctionner toute violation des droits reconnus par la Convention".  (Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez.  Arrêt du 29 août 1988, paragraphe 166).

 

         64.    La seconde obligation ci-dessus mentionnée implique que l’Etat, dans une affaire de disparition forcée, a le devoir de déterminer le sort et la situation de la victime, de châtier les coupables et d’indemniser la famille de la victime.

 

         65.    Dans l’affaire qui nous occupe, ces obligations n’ont pas été remplies, et de ce fait, la Commission conclut que l’Etat guatémaltèque a violé l’article 1.1 pour n’avoir pas garanti l’exercice des droits et garanties de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza et sa famille.

 

 

VII.    REPONSE AU RAPPORT RELATIF A L’ARTICLE 50 DE LA COMMISSION

         66.    À sa 92e Session extraordinaire, la Commission a adopté, conformément aux dispositions de l’article 50 de la Convention, le Rapport no 21/96 ayant trait à la présente affaire.  Par une note du 15 mai 1996, la Commission a transmis ce rapport au Gouvernement guatémaltèque assorti de ses recommandations, invitant le Gouvernement à lui faire part des mesures qu’il aurait adoptées pour donner suite aux recommandations et trouver une solution à la situation examinée, dans un délai de 60 jours.

 

         67.    Le 23 juillet 1996, la Commission a reçu une note du Gouvernement guatémaltèque demandant un délai supplémentaire pour répondre au rapport relatif à l’article 50.  La Commission a avisé le Gouvernement le 1er août 1996 de l’octroi d’un délai supplémentaire de 30 jours.  Par une note du 19 septembre 1996, le Gouvernement guatémaltèque a adressé à la Commission sa réponse au Rapport no 21/96.

 

         68.    La Commission conclut que la réponse de l’Etat ne démontre pas qu’il a été donné suite aux recommandations de la Commission pour résoudre la situation examinée.  L’Etat ne fait mention d’aucun progrès réalisé dans l’instruction de l’affaire.  Il signale que nouvellement, en septembre 1995, des témoins oculaires éventuels ont été cités à comparaître pour témoigner, soit plus de cinq ans après la disparition de M. Cruz Soza.  La réponse du Gouvernement est également muette au sujet de la prise de toute mesure destinée à dédommager la famille de la victime.

 

Par conséquent,

 

 

LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L’HOMME

 

CONCLUT:

 

         69.    En se fondant sur les considérations exposées dans le présent rapport et eu égard aux observations de l’Etat guatémaltèque communiquées en liaison avec le Rapport 21/96, que l’Etat guatémaltèque n’a pas rempli ses obligations de respecter et garantir l’exercice du droit à la reconnaissance de la personnalité juridique, à la vie, à l’intégrité de la personne, à la liberté de la personne, aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire, violant ainsi les articles 3, 4, 5, 7, 8 et 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme en rapport avec l’article 1.1 de cette dernière, à laquelle le Guatemala est Etat partie, et par conséquent, est responsable de la disparition de M. Arnoldo Juventino Cruz Soza et du déni de justice dans cette affaire.

 

RECOMMANDE:

 

         70.    La Commission recommande à l’Etat guatémaltèque de:

 

                 a.      Relancer l’instruction de l’affaire afin d’établir ce qu’il est advenu de Juventino Cruz Soza et rechercher et châtier les responsables de sa disparition;

 

                 b.      Indemniser la famille pour réparer les dommages subis.

 

         71.    La Commission décide de publier le présent rapport dans le Rapport annuel à l’Assemblée générale de l’OEA, en vertu des dispositions des articles 48 du Règlement de la Commission et 51.3 de la Convention, étant donné que le Gouvernement du Guatemala n’a pas adopté les mesures pour apporter une solution à la situation dénoncée, dans les délais impartis.