RAPPORT No 4/97

Concernant la recevabilité

COLOMBIE[1]/

12 mars 1997

 

 

         1.      Le 17 octobre 1996, la Commission interaméricaine des droits de l'homme (la "Commission") a reçu la requête de M. Nelson Eduardo Jiménez Rueda au sujet de la violation présumée par la République de Colombie (l'"Etat", l'"Etat colombien" ou "la Colombie") des articles 8, 9, 10 et 25 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme (la "Convention") pour avoir reçu une sanction qui a suspendu pendant un an son exercice de sa profession d'avocat.  Le requérant a fait parvenir le 4 février 1997 à la Commission des informations supplémentaires à propos de sa requête.  La Commission doit statuer sur la recevabilité de la requête.

 

 

I.       HISTORIQUE

         A.     Contexte

 

         2.      M. Isauro Romero avait épousé en troisièmes noces Mme María Nohemy López Zuloaga.  Les deux conjoints ont demandé le divorce et la liquidation des biens en communauté conjugale, qui comportaient un appartement sis dans un édifice de trois étages, dont le premier était un local commercial, le deuxième un logement où habitait M. Isauro Romero et le troisième un autre appartement où résidait M. Dagoberto Romero, neveu de M.Isauro Romero.

 

         3.      Le 10 février 1986, date à laquelle l'immeuble devait être remis à Mme María Nohemy López, en présence des autorités judiciaires respectives, M. Nelson Eduardo Jímenez, agissant en qualité d'avocat de M. Dagoberto Romero, s'est opposé à la remise de la totalité du bien pour les raisons suivantes: a) son mandant n'avait pas été cité comme tiers intéressé à l'exécution d'une décision  qui le touchait; b) M. Dagoberto Romero occupait le troisième étage de l'immeuble; et c) l'immeuble dont on demandait la remise appartenait à une première communauté conjugale, puisque M. Isauro Romero n'avait jamais demandé l'annulation de son premier mariage religieux, ce qui portait préjudice à la situation de Mme Adriana Bermeo, première femme de M. Isauro Romero.  M. Nelson E. Jiménez avait indiqué dans le dossier que le tribunal civil possédait les contrats des trois mariages de M. Isauro Romero.

 

         4.      Néanmoins, deux mois après la première action du requérant en opposition à la remise, le Tribunal civil 28, qui avait à connaître de l'affaire, a statué et a retiré l'immeuble à Dagoberto Romero et à Adriana Bermeo.

 

         5.      Par la suite, plusieurs recours ont été interjetés qui ont retardé la remise pendant plusieurs années.  L'opposition à l'acte de remise est allée du 31 janvier 1986 jusqu'en avril 1988.

 

         B.      Faits objets de la plainte

 

         6.      Le requérant, Nelson Eduardo Jiménez, a été poursuivi devant la Chambre disciplinaire du Conseil supérieur de la judicature de Colombie, où il a été soumis à une procédure administrative disciplinaire qui s'est soldée par l'imposition d'une sanction, qui a suspendu pendant un an son exercice de la profession d'avocat.

 

         7.      M. Nelson E. Jiménez a été poursuivi devant la Chambre disciplinaire par M. Isauro Romero pour les raisons suivantes: a) pour avoir offensé par son intervention les juges de Colombie; b) pour avoir violé le secret professionnel au préjudice de M. Isauro Romero; et c) pour avoir fait des interventions judiciaires en interjetant des questions accessoires et des nullités qui ont délibérément retardé la remise de l'immeuble objet du litige.

 

         8.      M. Nelson E. Jiménez a prouvé durant la procédure devant le Conseil de section de la Judicature (tribunal disciplinaire de première instance de l'affaire) que son intervention faisait partie des mandats de l'avocat, qu'il n'était pas mandataire de M. Isauro Romero et, par conséquent, n'avait pas de secret professionnel à garder et l'a donc dénoncé en justice pour bigamie.  A propos de la dernière accusation, le requérant a de nouveau cherché à prouver devant le Conseil de section, sans évoquer la question du nombre de recours qu'il avait interjetés et leur manque de fondement, que M. Isauro Romero avait frauduleusement épousé Mme María Nohemy López afin d'éviter que l'immeuble ne soit remis à sa première femme.  Il a également indiqué pour sa défense que, conformément aux dispositions du Code pénal, un tiers peut s'opposer à la remise de l'immeuble pourvu qu'il allègue possession et fournisse une preuve, situation qui a été prouvée "in situ" durant l'action de remise, puisque M. Dagoberto Romero habitait au troisième étage du bâtiment.  Ces  allégations étaient les mêmes arguments qu'il avait employés dans le procédure civile pour arguer en faveur de la propriété de l'immeuble.

 

         9.      Le Conseil de section de la Judicature a statué le 11 mai 1994 en acquittant M. Nelson E. Jiménez et en classant l'affaire.  La sentence ordonnait d'arrêter la procédure suivie contre l'avocat Nelson Eduardo Jiménez "par prescription de l'action concernant les faits pour lesquels on a entrepris l'enquête".

 

         10.    Le 18 août 1994, le Conseil supérieur de la Judicature, siégeant

en Chambre disciplinaire juridictionnelle (tribunal d'appel pour l'affaire), a connu en consultation l'affaire objet de l'analyse en vertu de l'article 256 alinéa 3 de la Constitution nationale et du Décret 2652 de 1991, en concordance avec le Décret 1861 de 1989.  Le Conseil supérieur de la Judicature a révoqué la sentence d'acquittement en faveur du requérant en date du 11 mai 1994, et a remis le dossier au Conseil de section.

 

         11.    Le 3 novembre 1995, le Conseil de section de la Judicature a décidé de punir le requérant en le privant de l'exercice de sa profession pendant un an.

 

         12.    Contre cette décision, le requérant a interjeté un recours en appel, le 15 mars 1996, afin de laisser sans effet la décision du 3 novembre 1995.  Enfin, le 11 avril 1996, le Conseil supérieur de la Judicature, siégeant en Chambre disciplinaire, a statué sur l'appel et a confirmé la sentence du 3 novembre 1995.

 

II.      ANALYSE

         A.     Conditions de recevabilité

 

         13.    La Commission estime que la requête remplit les conditions de recevabilité prévues par l'article 46 de la Convention.  Les informations fournies dans la requête indiquent que le requérant a épuisé les recours de la juridiction interne disponibles, conformément au droit colombien.  La sentence du Conseil supérieur de la Judicature siégeant en Chambre disciplinaire, en date du 11 avril 1996, qui a confirmé la sentence du 3 novembre 1995, est une sentence définitive et sans appel.

 

         14.    La requête a été présentée dans les délais prévus par l'article 46.b de la Convention et l'article 38 du Règlement de la Commission.  La sentence définitive qui résout l'appel interjeté et confirme la décision du 3 novembre 1995, a été rendue le 11 avril 1996.  Le requérant a indiqué, par un mémoire de présentation personnel au Bureau judiciaire de Santafé de Bogotá que sa requête était préparée pour le 30 septembre 1996.  Le retard de la réception du document au Secrétariat de cette instance jusqu'au 17 octobre 1996 n'est pas imputable au requérant et n'est pas significative au point de rendre l'affaire irrecevable.

 

         15.    La Commission n'a pas reçu la moindre information indiquant que la question objet de la requête soit en instance devant un autre organisme international.

 

 

         B.      Raisons d'irrecevabilité selon l'article 47

 

         16.    L'article 47.b de la Convention stipule que la Commission déclare une requête irrecevable quand elle ne présente pas des faits qui caractérisent une violation des droits garantis par ledit instrument.  Par conséquent, la Commission doit déterminer si les faits exposés dans la présente affaire représentent une violation des droits de l'homme que protège la Convention.

 

 

         1.      La violation alléguée du principe de la légalité et de la non rétroactivité de la loi et des formes et garanties de la procédure

 

         17.    Le requérant affirme que le Conseil supérieur de la Judicature a révoqué la sentence d'acquittement en sa faveur, violant ainsi le principe de non rétroactivité de la loi, car il appliquait la Loi 270 en date du 7 mars 1996 à la situation qui existait le 11 mai 1994, et violait également la même loi qui ne prévoit une révision en consultation que lorsque la décision est défavorable à la personne affectée.

 

         18.    Néanmoins, la Loi 270 ne s'applique pas à l'affaire parce qu'elle ne fut promulguée qu'après que le Conseil supérieur ait révoqué, par sa décision d'août 1994, la sentence d'acquittement en première instance.  Ni le Conseil supérieur ni le Conseil de section n'ont invoqué cette loi à un moment quelconque de la procédure contre le requérant.  Par conséquent, il est impossible d'alléguer que la loi ait été appliquée rétroactivement ou qu'elle ait été appliquée de façon erronée.

 

         19.    La sentence du 18 août 1994 du Conseil supérieur de la Judicature et la sentence du 3 novembre 1995 du Conseil de section invoquent, pour fonder la faculté qu'a le tribunal d'appel de connaître de l'affaire en consultation, d'autres normes antérieures (Charte politique de Colombie, article 256, alinéa 3 et Décret 2652 de 1991, article 9, alinéa 4, harmonisés par le décret 1861 de 1989, article 39) et une sentence rendue par la Cour suprême de Justice, qui établit la faculté de connaître par voie de consultation:

 

         en vertu de ce qui a été exposé ... [on ne peut] méconnaître, comme l'a indiqué la Haute Cour Suprême de Justice par décision du 31 juillet 1991, que "les arrêtés.....qui ont valeur juridictionnelle de consultation peuvent être révisés par une instance supérieure sans aucune limitation".

 

         20.    Le requérant n'a allégué aucune violation à propos de l'invocation de ces normes juridiques, qui ont été effectivement appliquées en l'affaire.

 

 

         2.      La violation alléguée du droit à la défense

 

         21.    Le requérant déclare aussi pour fonder sa demande que, quand la Chambre disciplinaire a examiné son cas, elle n'a pas étudié les preuves à l'appui de la véracité de ses affirmations durant la procédure, ce qui a violé son droit à la défense.

 

         22.    Il semble clair que les deux instances de la Chambre disciplinaire ont examiné et évalué les preuves pour savoir jusqu'où elles étaient pertinentes. Néanmoins, il faut observer que, quand la Chambre disciplinaire a commencé à connaître de l'affaire, l'élément central du débat revenait à vérifier si M. Jiménez avait retardé ou non de façon indue la procédure civile et si l'action était ou non prescrite.  Les preuves que le requérant a présentées et qui ont été examinées et évaluées durant les instructions n'avaient pas de rapport avec l'élément central du débat devant la Chambre disciplinaire visant à voir si M. Jiménez avait agi en fonction de la loi et de bonne foi, en interjetant de multiples recours contre la décision de remise de l'immeuble.  Par conséquent, la Commission estime qu'on n'a pas allégué des faits tendant à caractériser une violation du droit à la défense.

 

 

         3.      Compétence de la Commission: la "formule de la quatrième instance"

 

         23.    La protection internationale que fournissent les organes de supervision de la Convention a un caractère secondaire.  Le Préambule de la Convention est clair sur ce point, quand il se réfère au caractère de mécanisme de renfort ou de complément de la protection prévue par le droit interne des Etats américains.

 

         24.  La règle de l'épuisement préalable des recours internes se fonde sur le principe qu'un Etat défendeur doit être en mesure de fournir réparation de lui-même et dans le cadre de son système juridique interne.  Cette norme a pour effet de donner à la compétence de la Commission un caractère essentiellement complémentaire.

 

         25.    Le caractère de cette fonction est également la base de ce qu'on appelle "la formule de la quatrième instance" appliquée par le Commission, qui concorde avec la pratique du système européen des droits de l'homme.  La prémisse fondamentale de cette formule est que la Commission ne peut pas réviser les sentences rendues par des tribunaux nationaux qui interviennent dans le domaine de leur compétence et en appliquant les garanties judiciaires voulues, à moins qu'on n'envisage la possibilité qu'il y ait eu une claire et évidente violation de la Convention.

 

         26.    La Commission est compétente pour déclarer recevable une requête et statuer sur son fondement, quand elle concerne une sentence nationale qui a été rendue en dehors des formes et garanties de la procédure ou qui semble violer tout autre droit que garantit la Convention.  Si, par contre, elle se borne à dire que la sentence est erronée ou injuste en soi, la requête doit être rejetée en vertu de la formule ci-dessus.  En effet, la Commission a pour fonction de garantir l'observation des obligations assumées par les Etats parties à la Convention, mais ne peut se substituer à un tribunal d'appel pour examiner des erreurs de droit ou de fait qui auraient pu être commises par les tribunaux nationaux qui auraient agi dans les limites de leur compétence.[2]/

 

         27.    En ce qui concerne la présente affaire, les violations alléguées ont été examinées et il ne s'ensuit pas que les tribunaux de la juridiction interne aient agi en marge ou en contravention des droits protégés par la Convention.  Le requérant demande que la Commission analyse les preuves présentées dans le cadre de la procédure disciplinaire interne, afin d'évaluer la sentence définitive rendue par la Chambre disciplinaire juridictionnelle de Colombie et, éventuellement, la sentence rendue dans la procédure civile concernant la propriété de l'immeuble.  La Commission n'a pas de pouvoirs en cette affaire pour examiner la sentence définitive sur le fond rendue par la Chambre disciplinaire juridictionnelle, car elle deviendrait alors un tribunal d'appel à propos du jugement prononcé par les autorités judiciaires colombiennes dans le domaine de leur compétence.

 

 

III.     CONCLUSION

         28.    La Commission conclue que cette requête remplit les conditions de recevabilité formelle prévues par l'article 46 de la Convention.

 

         29.    L'analyse de la requête fait ressortir qu'elle n'expose pas des faits qui tendent à établir une violation du principe de la légalité et de la rétroactivité ou du droit aux garanties judiciaires et à la défense, invoqués par le requérant.

 

         30.    C'est pourquoi la Commission conclue que la présente affaire est irrecevable, en vertu de l'article 47 de la Convention.

 

         31.    La Commission conclue que ce rapport, qui déclare l'irrecevabilité de la requête présentée par M. Jiménez, sera porté à la connaissance du requérant et publié dans le Rapport annuel à l'Assemblée générale de l'OEA.

 



  [1].      Le docteur Alvaro Tirado Mejía, de nationalité colombienne, n'a participé ni au débats ni au vote concernant cette affaire, conformément à l'article 19 du Règlement de la Commission.

  [2].      Voir CIDH, Rapport No 39/96, Affaire No 11.673 (Argentine), 15 octobre 1996, Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, 1996.