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RAPPORT
No 5/97 AFFAIRE
11.227 Concernant
la recevabilité COLOMBIE*/ 12
mars 1997
1. Dans
cette affaire, les requérants (REINICIAR et la Commission colombienne des
juristes) affirment que la République de Colombie (l'"Etat" ou
l'"Etat colombien" ou la "Colombie") est responsable
d'avoir violé les droits consacrés dans la Convention américaine relative
aux droits de l'homme (la "Convention" ou la "Convention américaine")
en raison de la persécution de membres du parti politique Union patriotique.
La Commission interaméricaine des droits de l'homme (la
"Commission") conclue que l'affaire est recevable.
A. Contexte
2. Le
28 mai 1985, l'Union patriotique s'est constituée en parti politique à la
suite des négociations de paix entre les Forces armées révolutionnaires
de Colombie (les "FARC") et le gouvernement du Président
Belisario Betancur Cuartas. Durant les négociations, les parties sont convenues de faire
de l'Union patriotique un parti politique doté des garanties nécessaires
pour pouvoir agir dans les mêmes conditions que les autres partis
politiques. De même, le
gouvernement a fait savoir qu'il assurerait la participation des dirigeants
des FARC aux activités politiques.
3. L'Union
patriotique n'est pas devenue un parti politique au sens strict du terme,
mais se considérait bien plutôt comme une alternative politique face à la
structure traditionnelle du pouvoir pour devenir un moyen capable de
canaliser les diverses manifestations de protestation civile et populaire et
aussi un mécanisme politique visant à l'insertion possible des FARC dans
la vie civile. A peine était-il constitué que le parti a reçu l'appui immédiat
de mouvements politique de gauche et a remporté immédiatement une
importante victoire aux élections de 1986 et 1988.
B. Allégations
des requérants
4. Les
requérants ont affirmé que, dès la formation de l'Union patriotique, ses
membres ont été victimes de persécutions systématiques qui se sont
manifestées sous forme d'exécutions extra-judiciaires, de disparitions, de
jugements pénaux sans fondement, d'attentats et de menaces.
Les requérants affirment que la persécution des membres de l'Union
patriotique constitue une tentative d'éliminer le parti en tant que force
politique au moyen de la violence et de l'intimidation de ses membres et de
ses dirigeants. les requérants
affirment que les interventions contre les membres de l'Union patriotique
représentent un acte de génocide et de violation des droits de l'homme que
protège la Convention.
5. Les
requérants disent que, pour des raisons diverses, l'Etat de Colombie est
responsable des violations des droits de l'homme commises sur des membres de
l'Union patriotique. En premier
lieu, ils affirment que des agents de l'Etat ont participé à des crimes
visant des membres de l'Union patriotique.
En deuxième lieu, ils maintiennent que l'Etat de Colombie n'a pas
honoré son obligation de protéger
les droits de l'homme des membres de l'Union patriotique du fait de ne pas
les avoir protégés comme il était dû pour empêcher les délits commis
contre des membres de l'Union patriotique, procéder à une enquête les
concernant et châtier les coupables.
C. Position
de l'Etat
6. L'Etat
a déclaré que la Commission ne devait pas admettre, pour prendre sa décision,
l'assertion des requérants selon laquelle il y avait eu un génocide.
L'Etat a voulu établir, entre autres théories, que les faits présentés
par les requérants ne caractérisent pas le délit de génocide parce
qu'ils ne rentrent pas dans la définition de cette catégorie de violation.
7. De
même, l'Etat a affirmé que la plainte des requérants est irrecevable
parce qu'elle ne remplit pas les conditions techniques de recevabilité énoncées
dans les articles 46 et 47 de la Convention et dans l'article 32 du Règlement
de la Commission interaméricaine des droits de l'homme (le "Règlement
de la Commission"). L'Etat
a également allégué que la cause ne peut pas être jugée recevable sous
la forme dans laquelle elle a été présentée parce qu'elle n'a pas établi
une liaison suffisante entre les victimes et les faits et parce que son
individualisation n'a pas été suffisante.
Par ailleurs, l'Etat a affirmé que la Commission ne doit pas
admettre la cause étant donné qu'elle a déjà analysé les faits présentés
dans la requête dans un rapport général concernant la situation des
droits de l'homme en Colombie. Enfin,
l'Etat a affirmé que la requête est irrecevable parce qu'elle n'a pas
satisfait la condition d'épuisement des recours de la juridiction
interne.
8. Le
23 octobre 1992, avant de recevoir la requête officielle concernant
l'affaire, la Commission a demandé au gouvernement de la Colombie, conformément
aux dispositions de l'article 29 de son Règlement, de prendre des mesures
conservatoires pour protéger certains dirigeants du parti Union patriotique.
9. Le
16 décembre 1993, les requérants ont présenté une requête officielle à
la Commission, laquelle a ouvert le dossier 11.227 le 16 février 1994 et a
fait parvenir les éléments pertinents de la requête au gouvernement de la
Colombie pour qu'il y réponde.
10. Le 21 décembre
1993, la Commission a de nouveau demandé, au nom des dirigeants du parti
Union patriotique, que le gouvernement de la Colombie prennent des mesures
conservatoires pour les protéger. Le
2 février 1994, le gouvernement a fait parvenir sa réponse à la demande
de mesures conservatoires présentée par la Commission.
11. Le 6 avril
1994, les requérants ont présenté de nouveaux éléments d'information
concernant l'affaire.
12. Le 3 juin
1994, le gouvernement a fait parvenir à la Commission sa réponse
concernant l'affaire. Le 6 août
1994, les requérants ont présenté leur duplique, qui fut envoyée au
gouvernement le 18 août 1994.
13. Le 23
septembre 1994, le gouvernement a demandé une prorogation pour répondre à
la duplique des requérants; la Commission la lui a accordée le 27
septembre 1994.
14. Le 28
novembre 1994, le gouvernement a fait tenir à la Commission sa réponse à
la duplique des requérants, qui ont présenté à leur tour leurs
observations le 6 janvier 1995.
15. Le 17 mars
1995, le gouvernement a demandé une prorogation
pour répondre aux observations des requérants en date du 6 janvier
1995; la Commission la leur a accordée par lettre du 21 mars 1995.
Le 5 avril 1995, le gouvernement a présenté sa réponse aux
observations des requérants et, le 14 juin, ces derniers ont présenté
leurs commentaires à la réponse du gouvernement.
16. Le 29 mars
1995, les requérants ont fait parvenir à la Commission des informations
supplémentaires, dans lesquelles ils répondaient à des questions concrètes
concernant la recevabilité de requêtes concernant un groupe de victimes.
Le 2 mai 1995, le gouvernement a envoyé à la Commission une note de
protestation concernant le fait que la presse avait publié des informations
au sujet de la communication des requérants du 29 mars, que le gouvernement
n'avait pas reçue. Le 15 mai
1995, la Commission a envoyé au gouvernement la communication des requérants
en date du 29 mars, à laquelle le gouvernement a répondu le 21 juillet
1995.
17. Le 10 décembre
1996, la Commission a reçu des informations supplémentaires concernant
l'affaire, qu'elle a fait parvenir au gouvernement le 19 décembre 1996.
18. Le 19 décembre
1996, la Commission a envoyé des notes aux parties pour les informer de sa
décision de se mettre à leur disposition afin de parvenir à un règlement
à l'amiable, leur donnant 30 jours pour répondre.
Le 24 janvier 1997, les requérants ont répondu, faisant savoir
qu'ils étaient prêts à entreprendre des démarches, à condition que le
gouvernement convienne d'évoquer diverses questions qu'ils jugeaient
fondamentales pour pouvoir parvenir à une solution de ce genre.
Le 6 février 1997, la Commission a envoyé au gouvernement les éléments
pertinents de la réponse des requérants.
19. Le
gouvernement a demandé une prorogation pour répondre à l'offre de la
Commission se mettant à la disposition des parties pour rechercher une
solution à l'amiable. Par note du 5 février 1997, la Commission a accordé une
prorogation de 30 jours.
20. A diverses
reprises, la Commission a organisé des audiences concernant l'affaire; des
représentants du gouvernement et des requérants y ont participé pour présenter
des arguments concernant des questions de fait et de droit liées à
l'affaire.
A. Présentation
des faits pour caractériser la violation
21. En vertu
de l'article 47(b) de la Convention, la Commission pourra déclarer
irrecevable toute requête qui ne présente pas des faits caractérisant une
violation des droits garantis par la Convention.
Les requérants affirment qu'il y a eu des exécutions extra-judiciaires,
des disparitions, des tentatives d'assassinat, des procédures judiciaires
falsifiées et que des menaces ont été proférées contre les membres de
l'Union patriotique, identifiés comme victimes en l'instance, afin
d'essayer d'éliminer le parti politique.
Les requérants demandent à la Commission de conclure que les
actions qui sont alléguées constituent un délit de génocide, en interprétant
à cet effet la Convention américaine conformément au droit international
coutumier et aux dispositions de la Convention pour la prévention et le châtiment
du délit de génocide (la "Convention sur le génocide").
Ils affirment que le délit de génocide entraine des violations de
certains articles de la Convention américaine.
22. La
Convention sur le génocide, que codifie le droit international coutumier en
ce qui concerne le génocide[1]/,
définit ce délit de la manière suivante:
l'un quelconque des actes mentionnés ci-dessous, perpétrés dans
l'intention de détruire, entièrement ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, tel que:
a. meurtre
de membres du groupe;
b. grave
atteinte à l'intégrité physique ou mentale des membres du groupe;
c. soumission
intentionnelle du groupe à des conditions d'existence qui entraînent sa
destruction physique, totale ou partielle;
d. mesures
visant à empêcher les naissances au sein du groupe;
e. déplacement
forcé d'enfants du groupe dans d'autres groupes.[2]/
23. Les requérants
n'ont pas allégué des faits tendant à caractériser l'Union patriotique
comme un "groupe national, ethnique, racial ou religieux"; ils ont
affirmé, par contre, que les membres de l'Union patriotique ont été
l'objet de persécution pour le seul fait qu'ils étaient affiliés à un
groupement politique. Malgré que, dans certaines circonstances[3]/,
l'affiliation politique puisse s'imbriquer dans des considérations d'ordre
national, éthique ou d'identité raciale, les requérants n'ont pas allégué
que, dans le cas des membres de l'Union patriotique, il existe une situation
de ce genre.
24. La définition
du génocide contenue dans la Convention n'englobe pas la persécution de
groupes politiques, bien que ceux-_i aient été mentionnés dans le premier
texte de la résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies qui a
conduit à la rédaction de la Convention sur le génocide.[4]/
Le texte définitif de la Convention a exclu de façon explicite les
assassinats en masse de groupes politiques.[5]/
La définition du génocide, et son application la plus récente dans
des enceintes telles que le Tribunal des crimes de guerre en Yougoslavie,
n'a pas été élargie pour englober la persécution de groupes politiques.[6]/
25. Les faits
allégués par les requérants exposent une situation qui présente de
nombreuses caractéristiques du phénomène du génocide et pourrait
conduire à conclure qu'il en est ainsi, si on interprète ce vocable
conformément à son usage courant. Néanmoins,
la Commission a conclu que les faits allégués par les requérants ne
signifient pas, sur le plan du droit, que cette affaire rentre dans la définition
juridique actuelle du délit de génocide en droit international.
C'est pourquoi, dans son analyse des faits de l'affaire, la
Commission n'incluera pas l'allégation de génocide.
26. Néanmoins,
les requérants ont présenté des arguments qui cherchent à établir une
pratique d'assassinats politiques en masse et de persécution extrême des
membres de l'Union patriotique, dans l'intention d'éliminer physiquement le
parti et d'amoindrir sa force politique.
Les requérants ont joint en annexe à leur requête une liste de
1.163 membres de l'Union patriotique qui ont été exécutés extra-judiciairement
entre 1985 et 1993. Ils ont également présenté une liste de 123 personnes qui
ont disparu à la suite d'une intervention par la force, de 43 personnes qui
ont survécu à des tentatives d'assassinat et de 225 personnes qui ont reçu
des menaces pendant la même période.
Les requérants ont continué a fournir des listes portant les noms
de divers membres de l'Union patriotique qui ont été assassinés chaque
année. Durant l'audience
devant la Commission qui a eu lieu en octobre 1996, les requérants ont présenté
des informations montrant que, entre janvier et septembre 1996, il y avait
eu chaque jour un assassinat d'un activiste de l'Union patriotique.
27. De même,
les requérants ont présenté en annexe à leur première requête une décision
de la Cour constitutionnelle de Colombie qui mentionne l'élimination
progressive de l'Union patriotique. La
décision de la Cour indique aussi que le seul nombre de morts et de
disparitions de militants et de sympathisants (du parti) entre 1985 et
1992..... montre sans conteste la dimension objective de la persécution
politique dont ledit parti fait l'objet.[7]/
28. Dans leur
requête présentée à la Commission, les requérants ont également inclus
le rapport du Défenseur du peuple colombien portant sur les cas d'homicide
de membres de l'Union patriotique, Paix et Liberté ("Rapport du défenseur")[8]/.
Ce rapport représente aussi une preuve qui caractérise la persécution
politique des membres de l'Union patriotique.
Dans le rapport du Défenseur, il est dit que, entre 1985 et 1992,
plus de 700 homicides ont été commis dont ont été victimes des membres
de l'Union patriotique. L'annexe
du rapport du Défenseur renferme de nombreuses coupures de presse qui se réfèrent
à des massacres et autres actes de violence contre des membres de l'Union
patriotique.
29. Le rapport
du Défenseur définit par ailleurs de façon plus précise certaines caractéristiques
de la violence exercée contre les membres de l'Union patriotique, traçant
ainsi le schéma de la persécution. Par
exemple, le rapport conclue que la plupart des violations des droits de
l'homme subies par ce groupe ont eu lieu dans les zones où l'Union
patriotique avait obtenu le plus fort appui électoral.[9]/
Le rapport indique aussi que la violence contre l'Union patriotique
vise tout particulièrement les membres du parti qui ont été élus à des
charges publiques.[10]/
Il conclue de même que la majorité des actes de violence ont eu lieu
durant les périodes d'activités électorales.[11]/
30. Les requérants
ont présenté à la Commission d'autres informations tendant à prouver que
le gouvernement colombien était responsable des mesures de persécution
visant le parti et que l'Etat de Colombie avait toléré la pratique
consistant à utiliser la persécution politique dans le cas de membres de
l'Union patriotique.
31. Les requérants
n'ont jamais dit que l'Etat colombien avait une politique qui favorisait les
mesures de persécution et l'extermination de l'Union patriotique.
Cependant, ils ont affirmé que des membres des forces armées
colombiennes avaient commis certains actes de persécution contre des
membres de l'Union patriotique. Les
requérants ont indiqué, dans les listes de membres de l'Union patriotique
victimes de persécution qui figuraient dans leur première requête, les
responsables présumés de chaque acte de violence.
Dans un certain nombre de cas, les requérants ont affirmé que les
abus ont été commis par des membres de la police et de l'armée.
Selon les informations présentées par les requérants dans leur mémoire,
des services de l'Etat colombien ont également découvert des indications
de la participation de fonctionnaires publics dans certains actes de
violence commis contre l'Union patriotique.
Dans certains cas, des actions disciplinaires ont été intentées contre des
fonctionnaires publics.[12]/
32. Les requérants
ont également exposé des faits prouvant que l'Etat de Colombie tolère les
actions de ces agents et d'autres personnes parce qu'il n'effectue pas des
enquêtes suffisantes à propos des délits perpétrés contre les membres
de l'Union patriotique et ne châtie pas les coupables.
Les requérants ont indiqué dans leur mémoire qu'on n'a
pratiquement imposé aucune sanction dans les 1.163 cas d'exécutions extra-judiciaires
qu'ils citent comme ayant eu lieu entre 1985 et 1993.
De même, le rapport du Défenseur conclue que, sur les 717 cas d'exécutions
extra-judiciaires qui ont été constatés, dix seulement se sont soldés
par des jugements pénaux et six par des acquittements.[13]/
En ce qui concerne le manque de résultats des procédures, le
rapport du Défenseur poursuit en indiquant que, au moment de sa rédaction,
plus de 40% des cas faisaient l'objet d'une enquête depuis plus de quatre
ans.[14]/
33. Le rapport
du Défenseur conclue "qu'on n'a pas fourni à cette force politique [l'Union
patriotique] et à ses dirigeants les garanties et sécurités
indispensables pour réaliser leur action de propagande,[15]/ à l'instar des autres groupements politiques.
Il conclue plus loin qu'il "est évident que le poids de la loi
n'a pas pesé sur les citoyens ou les autorités qui ont violé leurs droits
fondamentaux et méconnu leurs garanties".[16]/
34. Les
informations fournies par les requérants tendent aussi à établir que
l'Etat de Colombie a toléré la pratique de persécution contre l'Union
patriotique du fait qu'il n'a pas pris de mesures pour l'empêcher.
En premier lieu, l'allégation de n'avoir pas fait d'enquête ni puni
comme il se devait les actions contre l'Union patriotique sous-entend qu'il
n'a pas empêché de façon efficace les violations des droits de l'homme de
ses membres. L'impunité découlant
de cette omission crée une situation propice à de nouveaux abus.
La Cour l'a établi à propos de divers cas de mesures provisoires
par lesquelles elle a ordonné l'emploi de mesures efficaces d'enquête et
de sanction "à titre d'élément essentiel du devoir de
protection".[17]/
35. Les requérants
ont allégué que le gouvernement n'a pas pris d'autres mesures efficaces
pour empêcher la persécution de l'Union patriotique.
Les informations fournies par les requérants tendent à établir que,
dans certains cas, l'Etat de Colombie avait connaissance des menaces mais
n'a pas pris les précautions voulues pour empêcher la consommation d'actes
contre l'Union patriotique. Le
rapport du Défenseur a conclu que certains massacres avaient eu lieu en
l'absence de garanties face à la violence, malgré les avertissements qui
avaient été donnés auparavant.[18]/
Dans les cas de violence commise par des organisations paramilitaires,
le rapport du Défenseur conclue que, dans certains cas, "les forces
armées ou la police étaient absentes au moment des incidents provoqués
par des groupes paramilitaires et ne s'y sont pas opposées."[19]/
36. C'est
pourquoi, la Commission conclue que les requérants ont présenté des faits
et des informations qui tendent à caractériser une règle de persécution
politique à l'encontre de l'Union patriotique et de sa pratique, afin
d'exterminer le groupe et de mettre fin à la tolérance de cette pratique
par l'Etat de Colombie. Dans
l'affaire Velásquez Rodríguez, la Cour a établi une importante
jurisprudence au sujet des critères d'évaluation des plaintes pour
violation de droits de l'homme fondés sur une règle ou pratique à la lumière
des dispositions de la Convention. La
Cour a estimé que, si on peut prouver qu'il existait, de la part de l'Etat,
une pratique de violations graves des droits de l'homme ou, à tout le moins,
une pratique de tolérance à leur égard, et si la violation alléguée
dans le cas concret peut lui être liée, elle déclarerait alors qu'il y
avait eu violation dans l'affaire en question.[20]/
37. Les requérants
ont présenté des listes de personnes concrètes qui sont des victimes présumées
d'exécutions extra-judiciaires, de disparitions forcées, de tentatives
d'assassinat et de menaces à la suite de la persécution de membres de
l'Union patriotique. Les requérants
ont fourni un certificat montrant que chaque victime était associée à
l'Union patriotique.
38. C'est
pourquoi la Commission doit déterminer s'il existe, à propos des victimes,
une règle ou pratique de persécution des membres de l'Union patriotique
avec la participation ou, à tout le moins, la tolérance de l'Etat
colombien. S'il en est ainsi, elle établira qu'il y a eu des violations
individuelles dans le cas des victimes qui figurent sur la liste, ce qui
constituerait la violation des droits suivants consacrés par la Convention:
droit à la reconnaissance de la personnalité juridique (article 3), droit
à la vie (article 4), droit à l'intégrité de la personne (article 5),
droit à la liberté personnelle (article 7), droit à la liberté
d'association (article 16), droits politiques (article 23), droit aux
garanties judiciaires et à la protection judiciaire (articles 8 et 25). La requête est donc recevable en vertu de l'article 47(b) de
la Convention, en se fondant sur le fait que les requérants ont exposé des
faits qui caractérisent une violation multiple de la Convention.
B. Liaison
entre les faits et les victimes
39. L'Etat a
affirmé que l'affaire est irrecevable telle qu'elle a été présentée
parce qu'elle ne parvient pas à établir, entre les violations présumées
des droits de diverses personnes, une liaison suffisante qui permette leur
instruction conjointe devant la Commission et donne à celle-ci la
possibilité de se prononcer sur l'ensemble.
L'Etat affirme que l'affaire est "la somme de nombreuses
communications individuelles qui n'ont pas nécessairement une liaison entre
elles".[21]/
40. Le Règlement
de la Commission stipule que "[l]a requête exposant des faits
distincts, concernant plusieurs personnes, et susceptibles de constituer
différentes violations sans rapports entre elles dans le temps et l'espace,
sera ventilée en différentes espèces qui seront instruites séparément".[22]/
La Commission n'a pas interprété cette disposition comme exigeant
que les faits, les victimes et les violations présentées dans une espèce
doivent se situer strictement dans le même temps et le même lieu, pour
pouvoir être transmis sous forme d'une espèce unique.
41. Qui plus
est, la Commission a instruit des affaires individuelles concernant de
nombreuses victimes qui ont allégué des violations des droits de l'homme
qui se sont situées à des moments et dans des lieux différents, à
condition qu'elles affirment que les violations ont pour origine le même
traitement. Il s'ensuit que la
Commission peut instruire sous forme d'espèce unique les plaintes de
diverses victimes qui allèguent des violations découlant de l'application
de normes légales ou d'un schéma ou pratique à chacune d'entre elles, indépendamment
du moment ou du lieu où elles ont été soumises à un traitement analogue.
La Commission a non seulement refusé de séparer l'instruction de
ces affaires mais, en outre, a groupé des affaires séparées qui présentent
ces caractéristiques pour en faire une espèce unique.[23]/
42. Comme les
requérants ont présenté des faits pour indiquer que, dans cette affaire,
les victimes avaient fait l'objet de violations dans le cadre d'un schéma
ou d'une pratique présumée de persécution politique contre les membres de
l'Union patriotique, il existe entre les diverses personnes et les divers
faits un lien nécessaire qui permet une instruction en commun.
L'affaire est donc recevable sous sa présentation actuelle.
C. Individualisation
des victimes
43. Par
ailleurs, l'Etat a affirmé que l'affaire n'est pas recevable telle qu'elle
a été présentée, parce qu'elle est liée à un vaste phénomène qui se
trouve donc être excessivement général.
L'Etat affirme que la Commission n'a pas juridiction pour s'occuper
de "plaintes génériques" et doit plutôt examiner les instances
qui ont été "dûment individualisées".[24]/
44. A l'appui
de cet argument, l'Etat cite en premier lieu les conditions formelles énoncées
dans l'article 32 du Règlement de la Commission qui, dans son alinéa (b),
stipule qu'une requête adressée à la Commission doit inclure:
un exposé des faits ou de la situation dénoncée, avec indication
du lieu et de la date des violations alléguées et, si possible, les noms
des victimes ainsi que de toute autre autorité publique qui a été saisie
du fait ou de la situation dénoncée.
45. Les listes
de victimes présentées en l'occurrence par les requérants comportent les
noms de chacune d'entre elles, ainsi que la date et le lieu où les droits
de la victime présumée ont été violés, avec indication du groupe présumé
responsable de l'action commise. Par
conséquent, les requérants ont fourni des informations qui suffisent pour
satisfaire les conditions techniques énoncées dans l'article 32(b) du Règlement
de la Commission. La Commission
a fait parvenir ces informations au gouvernement sous la forme dans laquelle
les requérants les ont présentées.
46. Ensuite,
l'Etat affirme que la Commission doit ne pas recevoir l'affaire en raison de
sa nature "collective"; il se fonde à cet effet sur un précédent
établi par la Commission à propos d'une série de plaintes qu'elle avait
reçues concernant de graves violations des droits d'activistes syndicaux de
Colombie. Les plaintes des
activistes syndicaux semblent avoir été présentées à la Commission
d'une façon analogue à celle dont se sont servis les requérants dans la
présente affaire.
47. La
Commission a décidé qu'elle ne devait pas instruire les plaintes des
activités syndicalistes sous forme d'espèce unique par le biais du mécanisme
de requête individuelle car, à son avis, le groupement des affaires
amoindrissait le domaine d'action de ce mécanisme.
C'est pourquoi la Commission s'est bornée à présenter des
informations et ses observations concernant ces affaires dans son Deuxième
rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie.[25]/
48. Néanmoins,
la Commission n'a pas conclu que les plaintes ne pouvaient pas être
instruites individuellement en se fondant sur le fait que la requête était
générale ou collective. Qui
plus est, la Commission a estimé alors que le grand nombre de victimes et
de plaintes signifiait que l'instruction de la plainte sous forme d'espèce
unique dans le cadre du système de requêtes individuelles n'était pas
satisfaisante. Malgré cela, et
comme elle l'a déjà indiqué, la Commission a juridiction pour examiner
diverses plaintes individuelles sous forme d'espèce unique, droit qu'elle a
exercé, à condition que les plaintes soient dûment liées les unes aux
autres. Il n'existe aucune
disposition de la Convention, ou du Statut et du Règlement de la Commission
interaméricaine des droits de l'homme, qui limite le nombre de plaintes ou
de victimes qui peuvent être examinées de cette manière.
49. La
Commission a opté de publier dans son rapport spécial sur la Colombie ses
observations concernant les plaintes pour violations des droits des
activistes syndicaux, en se fondant à cet effet sur le fait que, à son
avis, cette formule permettrait de mieux protéger les droits de l'homme
consacrés dans la Convention. Selon
les dispositions de l'article 41 de la Convention, la Commission a diverses
fonctions et attributions et décide d'en utiliser une, ou plus d'une, selon
la situation en question et en tenant toujours compte du fait qu'elle a pour
fonction générale de promouvoir le respect et la défense des droits de
l'homme.[26]/ Parmi
les fonctions et attributions énoncées dans l'article 41 figure la faculté
d'instruire des requêtes individuelles et de préparer les études ou
rapports qu'elle estime appropriés.
50. Tenant
compte de la nature de la série de plaintes concernant des violations des
droits des syndicalistes et du fait qu'elle avait reçu la plainte durant
une visite en Colombie, la Commission a décidé de publier les informations
dans le rapport spécial qu'elle consacrait à ce pays à la suite de sa
visite, au lieu de faire transiter l'affaire par le mécanisme de requêtes
individuelles. Cette décision
ne représente pas un précédent qui empêche l'instruction de la présente
affaire par le système de requêtes individuelles.
D. Epuisement
des recours internes et du délai de présentation d'une
requête à la Commission
51. L'Etat a déclaré
que la présente affaire est irrecevable en vertu des dispositions de
l'article 46(1)(a) de la Convention parce qu'elle a pas rempli la condition
d'épuisement des recours de la juridiction interne.
L'Etat affirme aussi que l'espèce est irrecevable en vertu des
dispositions de l'article 46(1)(b) de la Convention, parce que la requête
n'a pas été présentée dans les délais prévus.
52. En ce qui
concerne l'épuisement des recours de la juridiction interne, le
gouvernement redit son argument selon lequel, dans la présente affaire, la
requête ne remplit pas les conditions formelles de recevabilité, du fait
qu'elle ne donne pas suffisamment de détails au sujet des violations
individuelles présumées. Le
gouvernement affirme donc qu'il n'est pas possible de dire qu'on a observé
la condition d'épuisement des recours de la juridiction interne. Selon
la gouvernement, la requête ne renferme pas des informations indiquant
qu'on a épuisé les recours de la juridiction interne ou qu'il a été
impossible de le faire, conformément aux dispositions de l'article 32(d) du
Règlement de la Commission.
53. Comme la
Commission l'a déjà dit, les requérants ont présenté des listes des
violations présumées, assorties des détails nécessaires, dont les noms
des victimes, et la date et le lieu de chaque violation.
La Commission a fait parvenir ces informations au gouvernement, qui
possède donc des données lui permettant de voir à quelle étape se
trouvent les procédures internes. En
fait, le rapport du Défenseur comportait des informations au sujet des procédures
entreprises à propos de diverses affaires individuelles.
54. Chose
encore plus importante, la requête et les autres écrits présentés par
les requérants contiennent d'importantes informations au sujet du manque général
d'efficacité des recours internes quand il s'agit de délits perpétrés
contre l'Union patriotique. Ces
informations sont de la plus haute importance pour orienter la décision de
la Commission concernant l'épuisement des recours de la juridiction interne,
sans référence aux démarches individuelles pour les épuiser.
On voit donc que les conditions formelles de recevabilité ont été
remplies et la Commission conclue que le gouvernement n'a pas été placé
dans une situation désavantageuse sur le plan de la procédure à propos de
l'épuisement des recours de la juridiction interne.
55. L'Etat
affirme, à titre d'élément substantif, qu'on n'a pas épuisé en
l'instance les recours applicables de la juridiction interne et qu'on n'a
pas établi d'exception à la condition d'épuisement.
Selon l'article 46(1)a) de la Convention, la Commission ne peut déclarer
une espèce recevable à moins que "toutes les voies de recours
internes aient été dûment utilisées et épuisées conformément aux
principes du Droit international généralement reconnus".
Dans l'article 46(2) figurent diverses exceptions à la condition d'épuisement
des recours de la juridiction interne, telles qu'une question de fait ou de
droit, l'absence de recours efficaces et le refus de l'accès aux recours ou
encore un retard injustifié dans la décision des instances saisies. La jurisprudence de la Cour a établi que l'Etat qui allègue
le non épuisement doit indiquer les recours internes qui doivent être épuisés,
ainsi que leur effectivité".[27]/
56. L'Etat
affirme que le système judiciaire pénal dispose de recours satisfaisants
pour les violations qu'allèguent les requérants.
Par exemple, le gouvernement fait observer que le Code pénal de la
Colombie fait de l'homicide un délit pénal et prévoit des sanctions plus
grandes dans les cas d'homicides de fonctionnaires publics, d'hommes
politiques et de candidats aux élections.[28]/
57. Les requérants
ont affirmé que le gouvernement n'a pas déchargé sa responsabilité de
prouver qu'il existe des recours internes adéquats et effectifs à propos
de la persécution de l'Union patriotique et que ces recours aient été épuisés. Ils affirment donc qu'il doit y avoir exception à la
condition d'épuisement des recours de la juridiction interne et que, par
conséquent, il n'était pas nécessaire que les victimes figurant sur la
liste prouvent qu'elles ont eu l'intention de les épuiser.
58. En premier
lieu, les requérants déclarent qu'il n'existe pas de recours adéquats de
juridiction interne parce que la législation colombienne ne prévoit pas le
délit de génocide; ils affirment qu'il n'y a pas de recours interne pour
ce délit qui, selon eux, est l'objet de la présente affaire.
59. La
Commission a conclu que les faits et violations allégués dans l'espèce ne
constituent pas, en droit, un délit de génocide.
Par conséquent, le fait que la loi colombienne ne considère pas le
génocide comme un délit pénal n'implique pas la non existence d'un
recours interne à propos des violations qui sont à la base de la présente
affaire.
60. Néanmoins,
les requérants ont présenté des informations supplémentaires qui établissent
le manque d'efficacité des recours de juridiction interne et justifient
donc l'application d'une exception à la condition de l'épuisement.
Comme on l'a déjà dit, les requérants ont assorti leur requête de
preuves montrant que, à la date de leur requête, il y avait eu uniquement
dix procédures pénales liées à la violence exercée contre l'Union
patriotique et que pratiquement aucune d'entre elles ne s'était soldée par
le châtiment des responsables.[29]/
Le gouvernement n'a
jamais dit que ces informations étaient inexactes.
Durant l'instruction de l'affaire, les requérants ont continué à
présenter à la Commission de nouvelles listes de membres de l'Union
patriotique qui avaient été exécutés dans des conditions extra-judiciaires
ou avaient été victimes d'un autre genre de persécution.
Jusqu'à maintenant, le gouvernement n'a pas fourni d'informations au
sujet du résultat de l'enquête ni des mises en accusation à propos
d'incidents graves de persécution de membres de l'Union patriotique.[30]/
61. La Cour a
déclaré clairement que "le simple fait qu'un recours interne
ne donne pas un résultat favorable au plaignant ne prouve pas, en soi,
qu'il n'existe pas....de recours internes efficaces".[31]/
Néanmoins, il découle aussi de la jurisprudence de la Cour que, quand un
gouvernement se trouve en présence d'une allégation selon laquelle il y a
eu de nombreuses violations et quand des indications accablantes montrent
que ces violations correspondent à une règle de persécution politique, on
peut conclure que le recours interne manque d'efficacité s'il n'a pas eu un
pourcentage minimum de succès.[32]/
Le fait que le gouvernement de la Colombie n'ait pas pu couronner de
succès les procédures pénales d'affaires concernant l'Union patriotique
indique le manque d'efficacité du recours disponible dans le système
judiciaire pénal du pays.
62. D'autres
preuves contenues dans le dossier corroborent le manque d'efficacité du
recours aux procédures pénales internes dans le cas de la persécution des
membres de l'Union patriotique. Durant
une audience de la Commission, le 8 octobre 1996, le Directeur général du
Ministère public, le Dr Armando Sarmiento Mantilla, a présenté son témoignage
au sujet des enquêtes criminelles effectuées à propos de la persécution
des membres de l'Union patriotique. Il
a déclaré que son service n'était pas habilité à enquêter sur les délits
contre les membres de l'Union patriotique, en tant que groupe, parce que les
faits s'étaient produits dans divers départements de la Colombie et
avaient eu des auteurs différents. Il
a déclaré que le manque de lien entre les affaires empêchait d'effectuer
une enquête d'ensemble. L'incapacité
ou le refus du Bureau du ministère public d'enquêter à propos des
affaires de façon systématique, en dépit du fait que les preuves révèlent
une tendance à la persécution, affaiblit nécessairement l'efficacité du
recours pour conduire à un jugement pénal dans l'affaire en cause.
63. La Cour a
établi qu'il n'était pas nécessaire de recourir à des recours internes
quand ceux-ci existent en droit, mais non en fait, comme le prouve la manque
général d'efficacité de ces recours.[33]/ Les
requérants ont présenté de fortes preuves qui justifient une exception à
l'épuisement en raison du manque général d'efficacité des recours
internes dans les cas de violations dont sont l'objet les membres de l'Union
patriotique. Le gouvernement a
eu la possibilité de réfuter ces preuves et ne l'a pas fait.
Le gouvernement n'a pas présenté de preuves qui démontrent
l'efficacité des recours internes légalement disponibles.
64. La Cour a
établi que, dans ces conditions, elle peut rejeter l'exception d'un Etat
concernant l'irrecevabilité pour non épuisement des recours internes.[34]/
La Commission n'accepte donc pas l'exception de l'Etat au sujet de
l'irrecevabilité sur la base du non épuisement des recours internes.
La Commission réserve expressément sa décision à propos des éléments
de fond liés aux recours judiciaires, qui pourra être guidée par des
preuves ultérieures qui se présenteraient durant l'analyse du fond de
l'instance.
65. Du fait
que les recours internes n'ont pas été épuisés, la condition énoncée
dans l'article 46(1)(b) de la Convention, selon laquelle la requête doit être
présentée dans un délai de six mois à compter de la date de notification
de la décision définitive, n'est pas appliquée.
La Commission rejette donc l'argument de l'Etat selon lequel la requête
ne remplit pas les conditions techniques de recevabilité, parce qu'elle
n'inclue pas des informations qui permettent de prendre une décision
concernant le délai de six mois.
66. La
disposition concernant les délais à appliquer dans le cas présent se
trouve dans l'article 38(2) du Règlement de la Commission, qui stipule que
"....le délai pour le dépôt d'une requête à la Commission sera
d'une période raisonnable.... à compter de la date de la violation présumée
des droits".
67. Dans la présente
affaire, la première requête concernait des violations présumées des
droits de membres de l'Union patriotique qui avaient eu lieu entre 1985 et
1993. La requête a été déposée le 16 décembre 1993.
La Commission estime que la requête a été déposée dans un délai
raisonnable après la perpétration des violations présumées, dont on
supposait qu'elles étaient toutes liées à une règle ou pratique de persécution
visant les membres de l'Union patriotique.
E. Référence
antérieure aux violations alléguées dans la présente instance
68. L'Etat a
affirmé que la Commission devait déclarer l'irrecevabilité de l'instance
parce qu'elle avait déjà évoqué des allégations liées à la persécution
politique de membres de l'Union patriotique.
Dans son Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en
Colombie, la Commission a présenté des informations qu'elle avait reçues
à propos des assassinats systématiques de membres de l'Union patriotique.[35]/
69. Ni la
Convention ni le Règlement de la Commission n'exigent que cette dernière déclare
l'irrecevabilité d'une instance parce que la question avait déjà été évoquée
dans un rapport général. En
fait, le Règlement de la Commission stipule, dans son article 19(2), que
les membres de la Commission ne peuvent discuter ou décider d'une espèce
soumise à la Commission "s'ils ont auparavant pris part à un titre
quelconque à une décision touchant les mêmes faits" (nous
soulignons). L'évocation de
faits spécifiques dans un rapport général portant sur un pays ne
constitue pas une "décision" portant sur lesdits faits, comme ce
serait le cas d'un rapport final concernant une requête individuelle qui
ait dénoncé les mêmes faits ou des faits analogues.
70.
L'article 41 de la Convention donne à la Commission l'attribution
de:
...
c. préparer
les études et rapports jugés utiles pour l'accomplissement de ses
fonctions.
...
f. adopter,
en vertu des pouvoirs dont elle est investie aux termes des articles 44 à
51 de la présente Convention, des mesures concernant les pétitions et
autres communications qui lui sont soumises.
Ces deux attributions de la Commission s'exécutent de manière indépendante.
Le fait que la Commission invoque l'une de ces attributions ne doit
pas empêcher, et n'empêche pas, l'utilisation de l'autre.
71. L'Etat
semble vouloir suggérer que l'inclusion d'informations sur l'Union
patriotique dans le Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme
en Colombie n'était pas appropriée, parce que la Commission n'a pas suivi
la procédure de présentation de requêtes individuelles prévue par la
Convention et par le Règlement de la Commission.[36]/
Etant donné que l'attribution conférée à la Commission de préparer
des rapports généraux est indépendante de sa fonction d'instruction de
requêtes individuelles, il n'est pas nécessaire d'appliquer les procédures
d'instruction des requêtes individuelles à la préparation des rapports généraux.
De toutes façons, l'existence d'une erreur de procédure à propos
de la préparation d'un rapport général ne toucherait que la validité de
ce document, et non pas la recevabilité de l'instance actuelle dans le
cadre du système de requêtes individuelles.
72. L'instruction
d'une espèce conformément à la procédure de requête individuelle est
plus structurée que la préparation d'un rapport général, qui joue un rôle
d'information et non pas d'adjudication.
L'instruction d'une requête individuelle exige que la Commission
suive les procédures énoncées dans les articles 44 à 51 de la
Convention. La Commission doit
effectuer une analyse exhaustive de l'instance afin de parvenir à des
conclusions de fait et de droit, conformément aux dispositions des articles
50 et 51 de la Convention.
73. C'est
pourquoi la Commission a fait figurer dans son Deuxième rapport sur la
situation des droits de l'homme en Colombie des conclusions générales liées
aux informations qu'elle avait reçues au sujet de l'Union patriotique.
De façon indépendante et conformément au système de requête
individuelle, elle a examiné en détail les éléments pertinents de droit
et les preuves offertes afin de rédiger le présent rapport sur la
recevabilité. C'est pourquoi, les conclusions de la Commission différent
légèrement des informations générales présentées dans le Deuxième
rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie. Par exemple, dans son rapport général, la Commission a
indiqué que les informations qu'elle avait reçues suggéraient qu'on était
en train de commettre un génocide contre l'Union patriotique. Une fois effectuée son analyse juridique, la Commission a
conclu que les informations reçues durant l'instruction de la requête
individuelle ne semblent pas caractériser le délit de génocide sur le
plan du droit. On peut donc
affirmer que les informations concernant l'Union patriotique qui figuraient
dans le rapport général sur le pays aient préjugé des décisions que
devra prendre la Commission en matière de conformité avec l'instruction de
cette requête individuelle.
74. Par
ailleurs, la Commission est d'avis qu'elle doit être en mesure d'inclure
des informations sur des situations concrètes de droits de l'homme dans ses
rapports généraux portant sur les Etats membres de l'Organisation des
Etats américains. La Commission doit pouvoir inclure ces informations même si
elles concernent une instance encore en attente ou une instance susceptible
de se présenter dans le cadre du système de requêtes individuelles.
Sans quoi, elle se trouverait contrainte d'exclure de ses rapports généraux
concernant les pays l'examen de segments entiers de la situation générale
des droits de l'homme dans ces pays.
75. En ce qui
concerne la présente espèce, la Commission a publié son Deuxième rapport
sur la situation des droits de l'homme en Colombie avant d'avoir reçu la
requête qui a déclenché l'instruction de l'affaire dans le cadre du système
de requêtes individuelles. La
Commission ne pouvait omettre de son rapport les informations qu'elle avait
reçues à propos d'allégations de grave persécution politique contre
l'Union patriotique sous prétexte qu'une requête pourrait lui être ultérieurement
présentée. On ne peut
supposer non plus que l'inclusion de ces informations appuie la décision de
ne pas examiner la situation plus avant dans le cadre du système de requêtes
individuelles.
76. Enfin, la
Commission signale qu'elle a accepté et résolu des affaires présentées
dans le cadre du système de requêtes individuelles et avait décidé
d'inclure des informations sur ces questions dans ses rapports généraux.[37]/
L'absence d'objection a transformé ses décisions répétées de la
Commission en une pratique acceptée par les Etats membres de l'Organisation
des Etats américains. La Cour a également fait savoir que la Commission peut
publier dans ses rapports généraux des informations au sujet de la
situation des droits de l'homme et aussi statuer sur une affaire
individuelle qui est liée à la même situation, ou en saisir la Cour.[38]/
La Commission n'accepte pas l'exception de l'Etat au sujet de
l'irrecevabilité fondée sur le fait que la Commission a effectué
auparavant une analyse de l'affaire.
En vertu de ce qui précède,
LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L'HOMME
DECIDE
77. De déclarer
la présente espèce recevable.
78. D'envoyer
le présent rapport sur la recevabilité à l'Etat de Colombie et aux requérants.
79. De
poursuivre l'analyse des questions pertinentes que définie le présent
rapport, afin de statuer sur le fond.
80. De publier
le présent rapport dans le Rapport annuel à l'Assemblée générale de
l'OEA.
*
Le docteur Alvaro Tirado Mejia, membre de la Commission de
nationalité colombienne, n'a participé ni aux débats ni au vote en
cette affaire, conformément à l'article 19 du Règlement de la
Commission.
[1].
Voir Réserves à la Convention sur le génocide, 1951 CIJ
Rep. 15 (Avis consultatif du 28 mai); Restatement of Law Third,
Restatement of the Foreign Relations Law of the United States.
[2].
Ouverte à la signature le 9 décembre 1948, 78 UNTS 277 (nous
soulignons le texte).
L'Etat de Colombie a ratifié la Convention
sur le génocide et est obligé de respecter ses dispositions.
La Commission a faculté d'interpréter la Convention américaine
à la lumière de la Convention sur le génocide et du droit
international reconnu.
L'article 29(b) de la Convention stipule
qu'on ne pourra donner à ses dispositions une interprétation
selon laquelle "elles restreignent la jouissance ou
l'exercice de tout droit ou de toute liberté reconnue par la législation
d'un Etat partie ou dans une convention à laquelle cet Etat est partie".
La Cour a observé de manière favorable que la Commission a
interprété cette dispositions pour lui donner compétence d'invoquer
d'autres traités que la Convention américaine "indépendamment de
leur caractère bilatéral ou multilatéral, ou qui ait été adopté ou
non dans le cadre ou sous les auspices du Système interaméricain".
Cour I.D.H., "Autres traités", objet de la fonction
consultative de la Cour (article 64 de la Convention américaine
relative aux droits de l'homme, Avis consultatif OC-1/82 du 24 septembre
1982. Série A No
1, paragraphes 43 et 44.
[3].
Voir Leo Kuper, Genocide and Mass Killings: Illusions
and Reality dans The Right to Life in International Law B.G.
Ramcharan ed., 1985) page 118.
[5].
Voir, Estudio sobre la prevención y la sanción del
delito de genocidio, préparé par M. Micodeme Ruhashyakiko, rapport
spécial de la sous-commission pour la prévention de la discrimination
et la protection des minorités, Nations Unies, document
E/CN.4/Sub.2/416/1978) dans 21: Leo Kuper, supra 4, page 118.
[6].
Voir Rapport du Secrétaire général sur des questions liées
à la constitution d'un tribunal international de mise en accusation de
personnes responsables d'avoir commis de graves infractions aux normes
humanitaires internationales sur le territoire de l'ancienne Yougoslavie,
articles 4, 32 I.L.M 1163 (1993)/qui définit le délit de génocide
comme étant les actes de persécution perpétrés "dans
l'intention de détruire, totalement ou en partie, un groupe national
ethnique, racial ou religieux").
[7].
Décision de la Cour constitutionnelle de Colombie, Action de
tutelle No T-439, 2 juillet 1992 (décision concernant un
recours de tutelle présenté par un membre de l'Union patriotique —
Luis Humberto Rolón Maldonado).
[8].
La Cour constitutionnelle a demandé l'élaboration du présent
rapport dans sa décision au No T-439 en date du 2 juillet
1992.
[9].
Rapport sur les cas d'homicide de membres des partis Union
patriotique et Espérance, paix et liberté, établi par le Défenseur
du peuple colombien (ci-après "Rapport du Défenseur") in 39.
[17].
Affaire Serech et Saquic, Mesures provisoires, résolution de la
Cour interaméricaine des droits de l'homme en date du 28 juin 1996;
Affaire Vogt, Mesures provisoires, Résolution de la Cour interaméricaine
des droits de l'homme, en date du 27 juin 1996.
[20].
Cour interaméricaine des droits de l'homme, Affaire Velásquez
Rodriguez, Sentence du 29 juillet 1988. Série C No 4,
paragraphe 126.
[23].
Voir v. gr., Rapport No.
/97 (Argentine), de mars 1997, Rapport annuel de la Commission
interaméricaine des droits de l'homme 1996, (Sur la violation des
droits de l'homme de 23 personnes en prison préventive); rapport No.
24/82 (Chili), 8 mars 1982, Rapport annuel de la Commission des droits
de l'homme 1981-1982, OEA/Ser.L/V/II.547, doc.6, rev. 1, 20 septembre
1982 (sur la violation des droits de l'homme de 50 personnes déportées
du Chili en vertu de lois extraordinaires d'urgence).
[24].
Réponse du gouvernement en date du 3 juin 1994; réponse du
gouvernement en date du 28 novembre 1994.
[25].
OEA/Ser.L/V/II.84, doc.39, rev. le 14 octobre 1993 in 202 (ci-après
"Deuxième rapport sur la Colombie").
[26].
Voir Cour interaméricaine des droits de l'homme,
responsabilité internationale pour l'adoption et l'application de lois
qui violent la Convention (articles 1 et 2 de la Convention américaine
relative aux droits de l'homme), Avis consultatif OC-14/94 du 9 décembre
1994, paragraphe 43.
[27].
Cour interaméricaine des droits de l'homme, Affaire Velásquez
Rodríguez, Exceptions préliminaires, Sentence du 26 juin 1987. Série
C No. 1, paragraphe 88 (nous soulignons).
[30].
A ce propos, il faut tenir compte du fait que, dans les délits
d'action publique, l'Etat a l'obligation, qu'il ne peut déléguer et à
laquelle il ne peut déroger, de poursuivre les auteurs des délits,
c'est‑à‑dire de préserver l'ordre public et de garantir le
droit à la justice. En ces
cas, on ne peut donc exiger de la victime ou de sa famille qu'elle épuise
les recours internes. En fait, il appartient à l'Etat, par le
truchement de ses organes du ministère public et
de ses organes judiciaires, d'appliquer la loi pénale pour
promouvoir et encourager les étapes de la procédure jusqu'à leur
conclusion.
[37].
On peut donner les quelques exemples suivants.
La Commission a publié des informations générales à propos de
l'affaire Myrna Mack, au Guatemala, avant de déclarer sa recevabilité
conformément au système de requêtes individuelles; de même, elle
publié des informations à propos des massacres dans les fermes du
Honduras et à La Negra, en Colombie, avant de prendre une décision définitive
et de la publier conformément au système de requêtes individuelles. Voir,
Rapport 10/96, Affaire 10.636 (Guatemala)(rapport sur la recevabilité),
Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l'homme
1995, OEA/Ser. L/V/II.91, doc. 7 rev. 28, du 28 février 1986; Quatrième
rapport sur la situation des droits de l'homme au Guatemala, OEA/Ser.
L(V/II.83, doc. 16 rev., 1er juin 1993, in 22; Rapport 2/94, Affaire
10.912 (Colombie), Rapport annuel de la Commission interaméricaine des
droits de l'homme 1993, OEA/Ser — L/CV/II.85, doc.9 rev., 11 février
1994; Deuxième rapport sur la Colombie, in 143.
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