RAPPORT No 5/97

AFFAIRE 11.227

Concernant la recevabilité

COLOMBIE*/

12 mars 1997

 

 

         1.      Dans cette affaire, les requérants (REINICIAR et la Commission colombienne des juristes) affirment que la République de Colombie (l'"Etat" ou l'"Etat colombien" ou la "Colombie") est responsable d'avoir violé les droits consacrés dans la Convention américaine relative aux droits de l'homme (la "Convention" ou la "Convention américaine") en raison de la persécution de membres du parti politique Union patriotique.  La Commission interaméricaine des droits de l'homme (la "Commission") conclue que l'affaire est recevable.

 

 

I.       HISTORIQUE

         A.     Contexte

 

         2.      Le 28 mai 1985, l'Union patriotique s'est constituée en parti politique à la suite des négociations de paix entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les "FARC") et le gouvernement du Président Belisario Betancur Cuartas.  Durant les négociations, les parties sont convenues de faire de l'Union patriotique un parti politique doté des garanties nécessaires pour pouvoir agir dans les mêmes conditions que les autres partis politiques.  De même, le gouvernement a fait savoir qu'il assurerait la participation des dirigeants des FARC aux activités politiques.

 

         3.      L'Union patriotique n'est pas devenue un parti politique au sens strict du terme, mais se considérait bien plutôt comme une alternative politique face à la structure traditionnelle du pouvoir pour devenir un moyen capable de canaliser les diverses manifestations de protestation civile et populaire et aussi un mécanisme politique visant à l'insertion possible des FARC dans la vie civile.  A peine était-il constitué que le parti a reçu l'appui immédiat de mouvements politique de gauche et a remporté immédiatement une importante victoire aux élections de 1986 et 1988.

 

 

         B.      Allégations des requérants

 

         4.      Les requérants ont affirmé que, dès la formation de l'Union patriotique, ses membres ont été victimes de persécutions systématiques qui se sont manifestées sous forme d'exécutions extra-judiciaires, de disparitions, de jugements pénaux sans fondement, d'attentats et de menaces.  Les requérants affirment que la persécution des membres de l'Union patriotique constitue une tentative d'éliminer le parti en tant que force politique au moyen de la violence et de l'intimidation de ses membres et de ses dirigeants.  les requérants affirment que les interventions contre les membres de l'Union patriotique représentent un acte de génocide et de violation des droits de l'homme que protège la Convention.

 

         5.      Les requérants disent que, pour des raisons diverses, l'Etat de Colombie est responsable des violations des droits de l'homme commises sur des membres de l'Union patriotique.  En premier lieu, ils affirment que des agents de l'Etat ont participé à des crimes visant des membres de l'Union patriotique.  En deuxième lieu, ils maintiennent que l'Etat de Colombie n'a pas honoré son obligation  de protéger les droits de l'homme des membres de l'Union patriotique du fait de ne pas les avoir protégés comme il était dû pour empêcher les délits commis contre des membres de l'Union patriotique, procéder à une enquête les concernant et châtier les coupables.

 

 

         C.     Position de l'Etat

 

         6.      L'Etat a déclaré que la Commission ne devait pas admettre, pour prendre sa décision, l'assertion des requérants selon laquelle il y avait eu un génocide.  L'Etat a voulu établir, entre autres théories, que les faits présentés par les requérants ne caractérisent pas le délit de génocide parce qu'ils ne rentrent pas dans la définition de cette catégorie de violation.

 

         7.      De même, l'Etat a affirmé que la plainte des requérants est irrecevable parce qu'elle ne remplit pas les conditions techniques de recevabilité énoncées dans les articles 46 et 47 de la Convention et dans l'article 32 du Règlement de la Commission interaméricaine des droits de l'homme (le "Règlement de la Commission").  L'Etat a également allégué que la cause ne peut pas être jugée recevable sous la forme dans laquelle elle a été présentée parce qu'elle n'a pas établi une liaison suffisante entre les victimes et les faits et parce que son individualisation n'a pas été suffisante.  Par ailleurs, l'Etat a affirmé que la Commission ne doit pas admettre la cause étant donné qu'elle a déjà analysé les faits présentés dans la requête dans un rapport général concernant la situation des droits de l'homme en Colombie.  Enfin, l'Etat a affirmé que la requête est irrecevable parce qu'elle n'a pas satisfait la condition d'épuisement des recours de la juridiction  interne.

 

 

II.      PROCEDURES DEVANT LA COMMISSION

         8.      Le 23 octobre 1992, avant de recevoir la requête officielle concernant l'affaire, la Commission a demandé au gouvernement de la Colombie, conformément aux dispositions de l'article 29 de son Règlement, de prendre des mesures conservatoires pour protéger certains dirigeants du parti Union patriotique.

 

         9.      Le 16 décembre 1993, les requérants ont présenté une requête officielle à la Commission, laquelle a ouvert le dossier 11.227 le 16 février 1994 et a fait parvenir les éléments pertinents de la requête au gouvernement de la Colombie pour qu'il y réponde.

 

         10.    Le 21 décembre 1993, la Commission a de nouveau demandé, au nom des dirigeants du parti Union patriotique, que le gouvernement de la Colombie prennent des mesures conservatoires pour les protéger.  Le 2 février 1994, le gouvernement a fait parvenir sa réponse à la demande de mesures conservatoires présentée par la Commission.

 

         11.    Le 6 avril 1994, les requérants ont présenté de nouveaux éléments d'information concernant l'affaire.

 

         12.    Le 3 juin 1994, le gouvernement a fait parvenir à la Commission sa réponse concernant l'affaire.  Le 6 août 1994, les requérants ont présenté leur duplique, qui fut envoyée au gouvernement le 18 août 1994.

 

         13.    Le 23 septembre 1994, le gouvernement a demandé une prorogation pour répondre à la duplique des requérants; la Commission la lui a accordée le 27 septembre 1994.

 

         14.    Le 28 novembre 1994, le gouvernement a fait tenir à la Commission sa réponse à la duplique des requérants, qui ont présenté à leur tour leurs observations le 6 janvier 1995.

 

         15.    Le 17 mars 1995, le gouvernement a demandé une prorogation  pour répondre aux observations des requérants en date du 6 janvier 1995; la Commission la leur a accordée par lettre du 21 mars 1995.  Le 5 avril 1995, le gouvernement a présenté sa réponse aux observations des requérants et, le 14 juin, ces derniers ont présenté leurs commentaires à la réponse du gouvernement.

 

         16.    Le 29 mars 1995, les requérants ont fait parvenir à la Commission des informations supplémentaires, dans lesquelles ils répondaient à des questions concrètes concernant la recevabilité de requêtes concernant un groupe de victimes.  Le 2 mai 1995, le gouvernement a envoyé à la Commission une note de protestation concernant le fait que la presse avait publié des informations au sujet de la communication des requérants du 29 mars, que le gouvernement n'avait pas reçue.  Le 15 mai 1995, la Commission a envoyé au gouvernement la communication des requérants en date du 29 mars, à laquelle le gouvernement a répondu le 21 juillet 1995.

 

         17.    Le 10 décembre 1996, la Commission a reçu des informations supplémentaires concernant l'affaire, qu'elle a fait parvenir au gouvernement le 19 décembre 1996.

 

         18.    Le 19 décembre 1996, la Commission a envoyé des notes aux parties pour les informer de sa décision de se mettre à leur disposition afin de parvenir à un règlement à l'amiable, leur donnant 30 jours pour répondre.  Le 24 janvier 1997, les requérants ont répondu, faisant savoir qu'ils étaient prêts à entreprendre des démarches, à condition que le gouvernement convienne d'évoquer diverses questions qu'ils jugeaient fondamentales pour pouvoir parvenir à une solution de ce genre.  Le 6 février 1997, la Commission a envoyé au gouvernement les éléments pertinents de la réponse des requérants.

 

         19.    Le gouvernement a demandé une prorogation pour répondre à l'offre de la Commission se mettant à la disposition des parties pour rechercher une solution à l'amiable.  Par note du 5 février 1997, la Commission a accordé une prorogation de 30 jours.

 

         20.    A diverses reprises, la Commission a organisé des audiences concernant l'affaire; des représentants du gouvernement et des requérants y ont participé pour présenter des arguments concernant des questions de fait et de droit liées à l'affaire. 

 

 

III.     ANALYSE DE LA RECEVABILITE

         A.     Présentation des faits pour caractériser la violation

 

         21.    En vertu de l'article 47(b) de la Convention, la Commission pourra déclarer irrecevable toute requête qui ne présente pas des faits caractérisant une violation des droits garantis par la Convention.  Les requérants affirment qu'il y a eu des exécutions extra-judiciaires, des disparitions, des tentatives d'assassinat, des procédures judiciaires falsifiées et que des menaces ont été proférées contre les membres de l'Union patriotique, identifiés comme victimes en l'instance, afin d'essayer d'éliminer le parti politique.  Les requérants demandent à la Commission de conclure que les actions qui sont alléguées constituent un délit de génocide, en interprétant à cet effet la Convention américaine conformément au droit international coutumier et aux dispositions de la Convention pour la prévention et le châtiment du délit de génocide (la "Convention sur le génocide").  Ils affirment que le délit de génocide entraine des violations de certains articles de la Convention américaine.

 

         22.    La Convention sur le génocide, que codifie le droit international coutumier en ce qui concerne le génocide[1]/, définit ce délit de la manière suivante:

 

         l'un quelconque des actes mentionnés ci-dessous, perpétrés dans l'intention de détruire, entièrement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, tel que:

 

         a.      meurtre de membres du groupe;

 

         b.      grave atteinte à l'intégrité physique ou mentale des membres du groupe;

 

         c.      soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence qui entraînent sa destruction physique, totale ou partielle;

 

         d.      mesures visant à empêcher les naissances au sein du groupe;

 

         e.      déplacement forcé d'enfants du groupe dans d'autres groupes.[2]/

 

         23.    Les requérants n'ont pas allégué des faits tendant à caractériser l'Union patriotique comme un "groupe national, ethnique, racial ou religieux"; ils ont affirmé, par contre, que les membres de l'Union patriotique ont été l'objet de persécution pour le seul fait qu'ils étaient affiliés à un groupement politique.  Malgré que, dans certaines circonstances[3]/, l'affiliation politique puisse s'imbriquer dans des considérations d'ordre national, éthique ou d'identité raciale, les requérants n'ont pas allégué que, dans le cas des membres de l'Union patriotique, il existe une situation de ce genre.

 

         24.    La définition du génocide contenue dans la Convention n'englobe pas la persécution de groupes politiques, bien que ceux-_i aient été mentionnés dans le premier texte de la résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies qui a conduit à la rédaction de la Convention sur le génocide.[4]/  Le texte définitif de la Convention a exclu de façon explicite les assassinats en masse de groupes politiques.[5]/  La définition du génocide, et son application la plus récente dans des enceintes telles que le Tribunal des crimes de guerre en Yougoslavie, n'a pas été élargie pour englober la persécution de groupes politiques.[6]/

 

         25.    Les faits allégués par les requérants exposent une situation qui présente de nombreuses caractéristiques du phénomène du génocide et pourrait conduire à conclure qu'il en est ainsi, si on interprète ce vocable conformément à son usage courant.  Néanmoins, la Commission a conclu que les faits allégués par les requérants ne signifient pas, sur le plan du droit, que cette affaire rentre dans la définition juridique actuelle du délit de génocide en droit international.  C'est pourquoi, dans son analyse des faits de l'affaire, la Commission n'incluera pas l'allégation de génocide.

 

         26.    Néanmoins, les requérants ont présenté des arguments qui cherchent à établir une pratique d'assassinats politiques en masse et de persécution extrême des membres de l'Union patriotique, dans l'intention d'éliminer physiquement le parti et d'amoindrir sa force politique.  Les requérants ont joint en annexe à leur requête une liste de 1.163 membres de l'Union patriotique qui ont été exécutés extra-judiciairement entre 1985 et 1993.  Ils ont également présenté une liste de 123 personnes qui ont disparu à la suite d'une intervention par la force, de 43 personnes qui ont survécu à des tentatives d'assassinat et de 225 personnes qui ont reçu des menaces pendant la même période.  Les requérants ont continué a fournir des listes portant les noms de divers membres de l'Union patriotique qui ont été assassinés chaque année.  Durant l'audience devant la Commission qui a eu lieu en octobre 1996, les requérants ont présenté des informations montrant que, entre janvier et septembre 1996, il y avait eu chaque jour un assassinat d'un activiste de l'Union patriotique.

 

         27.    De même, les requérants ont présenté en annexe à leur première requête une décision de la Cour constitutionnelle de Colombie qui mentionne l'élimination progressive de l'Union patriotique.  La décision de la Cour indique aussi que le seul nombre de morts et de disparitions de militants et de sympathisants (du parti) entre 1985 et 1992..... montre sans conteste la dimension objective de la persécution politique dont ledit parti fait l'objet.[7]/

 

         28.    Dans leur requête présentée à la Commission, les requérants ont également inclus le rapport du Défenseur du peuple colombien portant sur les cas d'homicide de membres de l'Union patriotique, Paix et Liberté ("Rapport du défenseur")[8]/.  Ce rapport représente aussi une preuve qui caractérise la persécution politique des membres de l'Union patriotique.  Dans le rapport du Défenseur, il est dit que, entre 1985 et 1992, plus de 700 homicides ont été commis dont ont été victimes des membres de l'Union patriotique.  L'annexe du rapport du Défenseur renferme de nombreuses coupures de presse qui se réfèrent à des massacres et autres actes de violence contre des membres de l'Union patriotique.

 

         29.    Le rapport du Défenseur définit par ailleurs de façon plus précise certaines caractéristiques de la violence exercée contre les membres de l'Union patriotique, traçant ainsi le schéma de la persécution.  Par exemple, le rapport conclue que la plupart des violations des droits de l'homme subies par ce groupe ont eu lieu dans les zones où l'Union patriotique avait obtenu le plus fort appui électoral.[9]/  Le rapport indique aussi que la violence contre l'Union patriotique vise tout particulièrement les membres du parti qui ont été élus à des charges publiques.[10]/ Il conclue de même que la majorité des actes de violence ont eu lieu durant les périodes d'activités électorales.[11]/

 

         30.    Les requérants ont présenté à la Commission d'autres informations tendant à prouver que le gouvernement colombien était responsable des mesures de persécution visant le parti et que l'Etat de Colombie avait toléré la pratique consistant à utiliser la persécution politique dans le cas de membres de l'Union patriotique.

 

         31.    Les requérants n'ont jamais dit que l'Etat colombien avait une politique qui favorisait les mesures de persécution et l'extermination de l'Union patriotique.  Cependant, ils ont affirmé que des membres des forces armées colombiennes avaient commis certains actes de persécution contre des membres de l'Union patriotique.  Les requérants ont indiqué, dans les listes de membres de l'Union patriotique victimes de persécution qui figuraient dans leur première requête, les responsables présumés de chaque acte de violence.  Dans un certain nombre de cas, les requérants ont affirmé que les abus ont été commis par des membres de la police et de l'armée.  Selon les informations présentées par les requérants dans leur mémoire, des services de l'Etat colombien ont également découvert des indications de la participation de fonctionnaires publics dans certains actes de violence commis contre l'Union patriotique.  Dans certains cas,  des actions disciplinaires ont été intentées contre des fonctionnaires publics.[12]/

 

         32.    Les requérants ont également exposé des faits prouvant que l'Etat de Colombie tolère les actions de ces agents et d'autres personnes parce qu'il n'effectue pas des enquêtes suffisantes à propos des délits perpétrés contre les membres de l'Union patriotique et ne châtie pas les coupables.  Les requérants ont indiqué dans leur mémoire qu'on n'a pratiquement imposé aucune sanction dans les 1.163 cas d'exécutions extra-judiciaires qu'ils citent comme ayant eu lieu entre 1985 et 1993.  De même, le rapport du Défenseur conclue que, sur les 717 cas d'exécutions extra-judiciaires qui ont été constatés, dix seulement se sont soldés par des jugements pénaux et six par des acquittements.[13]/  En ce qui concerne le manque de résultats des procédures, le rapport du Défenseur poursuit en indiquant que, au moment de sa rédaction, plus de 40% des cas faisaient l'objet d'une enquête depuis plus de quatre ans.[14]/

 

         33.    Le rapport du Défenseur conclue "qu'on n'a pas fourni à cette force politique [l'Union patriotique] et à ses dirigeants les garanties et sécurités indispensables pour réaliser leur action de propagande,[15]/ à l'instar des autres groupements politiques.  Il conclue plus loin qu'il "est évident que le poids de la loi n'a pas pesé sur les citoyens ou les autorités qui ont violé leurs droits fondamentaux et méconnu leurs garanties".[16]/

 

         34.    Les informations fournies par les requérants tendent aussi à établir que l'Etat de Colombie a toléré la pratique de persécution contre l'Union patriotique du fait qu'il n'a pas pris de mesures pour l'empêcher.  En premier lieu, l'allégation de n'avoir pas fait d'enquête ni puni comme il se devait les actions contre l'Union patriotique sous-entend qu'il n'a pas empêché de façon efficace les violations des droits de l'homme de ses membres.  L'impunité découlant de cette omission crée une situation propice à de nouveaux abus.  La Cour l'a établi à propos de divers cas de mesures provisoires par lesquelles elle a ordonné l'emploi de mesures efficaces d'enquête et de sanction "à titre d'élément essentiel du devoir de protection".[17]/

 

         35.    Les requérants ont allégué que le gouvernement n'a pas pris d'autres mesures efficaces pour empêcher la persécution de l'Union patriotique.  Les informations fournies par les requérants tendent à établir que, dans certains cas, l'Etat de Colombie avait connaissance des menaces mais n'a pas pris les précautions voulues pour empêcher la consommation d'actes contre l'Union patriotique.  Le rapport du Défenseur a conclu que certains massacres avaient eu lieu en l'absence de garanties face à la violence, malgré les avertissements qui avaient été donnés auparavant.[18]/  Dans les cas de violence commise par des organisations paramilitaires, le rapport du Défenseur conclue que, dans certains cas, "les forces armées ou la police étaient absentes au moment des incidents provoqués par des groupes paramilitaires et ne s'y sont pas opposées."[19]/

 

         36.    C'est pourquoi, la Commission conclue que les requérants ont présenté des faits et des informations qui tendent à caractériser une règle de persécution politique à l'encontre de l'Union patriotique et de sa pratique, afin d'exterminer le groupe et de mettre fin à la tolérance de cette pratique par l'Etat de Colombie.  Dans l'affaire Velásquez Rodríguez, la Cour a établi une importante jurisprudence au sujet des critères d'évaluation des plaintes pour violation de droits de l'homme fondés sur une règle ou pratique à la lumière des dispositions de la Convention.  La Cour a estimé que, si on peut prouver qu'il existait, de la part de l'Etat, une pratique de violations graves des droits de l'homme ou, à tout le moins, une pratique de tolérance à leur égard, et si la violation alléguée dans le cas concret peut lui être liée, elle déclarerait alors qu'il y avait eu violation dans l'affaire en question.[20]/

 

         37.    Les requérants ont présenté des listes de personnes concrètes qui sont des victimes présumées d'exécutions extra-judiciaires, de disparitions forcées, de tentatives d'assassinat et de menaces à la suite de la persécution de membres de l'Union patriotique.  Les requérants ont fourni un certificat montrant que chaque victime était associée à l'Union patriotique.

 

         38.    C'est pourquoi la Commission doit déterminer s'il existe, à propos des victimes, une règle ou pratique de persécution des membres de l'Union patriotique avec la participation ou, à tout le moins, la tolérance de l'Etat colombien. S'il en est ainsi, elle établira qu'il y a eu des violations individuelles dans le cas des victimes qui figurent sur la liste, ce qui constituerait la violation des droits suivants consacrés par la Convention: droit à la reconnaissance de la personnalité juridique (article 3), droit à la vie (article 4), droit à l'intégrité de la personne (article 5), droit à la liberté personnelle (article 7), droit à la liberté d'association (article 16), droits politiques (article 23), droit aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire (articles 8 et 25).  La requête est donc recevable en vertu de l'article 47(b) de la Convention, en se fondant sur le fait que les requérants ont exposé des faits qui caractérisent une violation multiple de la Convention.

 

 

         B.      Liaison entre les faits et les victimes

 

         39.    L'Etat a affirmé que l'affaire est irrecevable telle qu'elle a été présentée parce qu'elle ne parvient pas à établir, entre les violations présumées des droits de diverses personnes, une liaison suffisante qui permette leur instruction conjointe devant la Commission et donne à celle-ci la possibilité de se prononcer sur l'ensemble.  L'Etat affirme que l'affaire est "la somme de nombreuses communications individuelles qui n'ont pas nécessairement une liaison entre elles".[21]/

 

         40.    Le Règlement de la Commission stipule que "[l]a requête exposant des faits distincts, concernant plusieurs personnes, et susceptibles de constituer différentes violations sans rapports entre elles dans le temps et l'espace, sera ventilée en différentes espèces qui seront instruites séparément".[22]/  La Commission n'a pas interprété cette disposition comme exigeant que les faits, les victimes et les violations présentées dans une espèce doivent se situer strictement dans le même temps et le même lieu, pour pouvoir être transmis sous forme d'une espèce unique.

 

         41.    Qui plus est, la Commission a instruit des affaires individuelles concernant de nombreuses victimes qui ont allégué des violations des droits de l'homme qui se sont situées à des moments et dans des lieux différents, à condition qu'elles affirment que les violations ont pour origine le même traitement.  Il s'ensuit que la Commission peut instruire sous forme d'espèce unique les plaintes de diverses victimes qui allèguent des violations découlant de l'application de normes légales ou d'un schéma ou pratique à chacune d'entre elles, indépendamment du moment ou du lieu où elles ont été soumises à un traitement analogue.  La Commission a non seulement refusé de séparer l'instruction de ces affaires mais, en outre, a groupé des affaires séparées qui présentent ces caractéristiques pour en faire une espèce unique.[23]/

 

         42.    Comme les requérants ont présenté des faits pour indiquer que, dans cette affaire, les victimes avaient fait l'objet de violations dans le cadre d'un schéma ou d'une pratique présumée de persécution politique contre les membres de l'Union patriotique, il existe entre les diverses personnes et les divers faits un lien nécessaire qui permet une instruction en commun.  L'affaire est donc recevable sous sa présentation actuelle.

 

         C.     Individualisation des victimes

 

         43.    Par ailleurs, l'Etat a affirmé que l'affaire n'est pas recevable telle qu'elle a été présentée, parce qu'elle est liée à un vaste phénomène qui se trouve donc être excessivement général.  L'Etat affirme que la Commission n'a pas juridiction pour s'occuper de "plaintes génériques" et doit plutôt examiner les instances qui ont été "dûment individualisées".[24]/

 

         44.    A l'appui de cet argument, l'Etat cite en premier lieu les conditions formelles énoncées dans l'article 32 du Règlement de la Commission qui, dans son alinéa (b), stipule qu'une requête adressée à la Commission doit inclure:

 

         un exposé des faits ou de la situation dénoncée, avec indication du lieu et de la date des violations alléguées et, si possible, les noms des victimes ainsi que de toute autre autorité publique qui a été saisie du fait ou de la situation dénoncée.

 

         45.    Les listes de victimes présentées en l'occurrence par les requérants comportent les noms de chacune d'entre elles, ainsi que la date et le lieu où les droits de la victime présumée ont été violés, avec indication du groupe présumé responsable de l'action commise.  Par conséquent, les requérants ont fourni des informations qui suffisent pour satisfaire les conditions techniques énoncées dans l'article 32(b) du Règlement de la Commission.  La Commission a fait parvenir ces informations au gouvernement sous la forme dans laquelle les requérants les ont présentées.

 

         46.    Ensuite, l'Etat affirme que la Commission doit ne pas recevoir l'affaire en raison de sa nature "collective"; il se fonde à cet effet sur un précédent établi par la Commission à propos d'une série de plaintes qu'elle avait reçues concernant de graves violations des droits d'activistes syndicaux de Colombie.  Les plaintes des activistes syndicaux semblent avoir été présentées à la Commission d'une façon analogue à celle dont se sont servis les requérants dans la présente affaire.

 

         47.    La Commission a décidé qu'elle ne devait pas instruire les plaintes des activités syndicalistes sous forme d'espèce unique par le biais du mécanisme de requête individuelle car, à son avis, le groupement des affaires amoindrissait le domaine d'action de ce mécanisme.  C'est pourquoi la Commission s'est bornée à présenter des informations et ses observations concernant ces affaires dans son Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie.[25]/

 

         48.    Néanmoins, la Commission n'a pas conclu que les plaintes ne pouvaient pas être instruites individuellement en se fondant sur le fait que la requête était générale ou collective.  Qui plus est, la Commission a estimé alors que le grand nombre de victimes et de plaintes signifiait que l'instruction de la plainte sous forme d'espèce unique dans le cadre du système de requêtes individuelles n'était pas satisfaisante.  Malgré cela, et comme elle l'a déjà indiqué, la Commission a juridiction pour examiner diverses plaintes individuelles sous forme d'espèce unique, droit qu'elle a exercé, à condition que les plaintes soient dûment liées les unes aux autres.  Il n'existe aucune disposition de la Convention, ou du Statut et du Règlement de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, qui limite le nombre de plaintes ou de victimes qui peuvent être examinées de cette manière.

 

         49.    La Commission a opté de publier dans son rapport spécial sur la Colombie ses observations concernant les plaintes pour violations des droits des activistes syndicaux, en se fondant à cet effet sur le fait que, à son avis, cette formule permettrait de mieux protéger les droits de l'homme consacrés dans la Convention.  Selon les dispositions de l'article 41 de la Convention, la Commission a diverses fonctions et attributions et décide d'en utiliser une, ou plus d'une, selon la situation en question et en tenant toujours compte du fait qu'elle a pour fonction générale de promouvoir le respect et la défense des droits de l'homme.[26]/  Parmi les fonctions et attributions énoncées dans l'article 41 figure la faculté d'instruire des requêtes individuelles et de préparer les études ou rapports qu'elle estime appropriés.

 

         50.    Tenant compte de la nature de la série de plaintes concernant des violations des droits des syndicalistes et du fait qu'elle avait reçu la plainte durant une visite en Colombie, la Commission a décidé de publier les informations dans le rapport spécial qu'elle consacrait à ce pays à la suite de sa visite, au lieu de faire transiter l'affaire par le mécanisme de requêtes individuelles.  Cette décision ne représente pas un précédent qui empêche l'instruction de la présente affaire par le système de requêtes individuelles.

 

 

         D.     Epuisement des recours internes et du délai de présentation d'une               requête à la Commission

 

         51.    L'Etat a déclaré que la présente affaire est irrecevable en vertu des dispositions de l'article 46(1)(a) de la Convention parce qu'elle a pas rempli la condition d'épuisement des recours de la juridiction interne.  L'Etat affirme aussi que l'espèce est irrecevable en vertu des dispositions de l'article 46(1)(b) de la Convention, parce que la requête n'a pas été présentée dans les délais prévus.

 

         52.    En ce qui concerne l'épuisement des recours de la juridiction interne, le gouvernement redit son argument selon lequel, dans la présente affaire, la requête ne remplit pas les conditions formelles de recevabilité, du fait qu'elle ne donne pas suffisamment de détails au sujet des violations individuelles présumées.  Le gouvernement affirme donc qu'il n'est pas possible de dire qu'on a observé la condition d'épuisement des recours de la juridiction  interne.  Selon la gouvernement, la requête ne renferme pas des informations indiquant qu'on a épuisé les recours de la juridiction interne ou qu'il a été impossible de le faire, conformément aux dispositions de l'article 32(d) du Règlement de la Commission.

 

         53.    Comme la Commission l'a déjà dit, les requérants ont présenté des listes des violations présumées, assorties des détails nécessaires, dont les noms des victimes, et la date et le lieu de chaque violation.  La Commission a fait parvenir ces informations au gouvernement, qui possède donc des données lui permettant de voir à quelle étape se trouvent les procédures internes.  En fait, le rapport du Défenseur comportait des informations au sujet des procédures entreprises à propos de diverses affaires individuelles.

 

         54.    Chose encore plus importante, la requête et les autres écrits présentés par les requérants contiennent d'importantes informations au sujet du manque général d'efficacité des recours internes quand il s'agit de délits perpétrés contre l'Union patriotique.  Ces informations sont de la plus haute importance pour orienter la décision de la Commission concernant l'épuisement des recours de la juridiction interne, sans référence aux démarches individuelles pour les épuiser.  On voit donc que les conditions formelles de recevabilité ont été remplies et la Commission conclue que le gouvernement n'a pas été placé dans une situation désavantageuse sur le plan de la procédure à propos de l'épuisement des recours de la juridiction interne.

 

         55.    L'Etat affirme, à titre d'élément substantif, qu'on n'a pas épuisé en l'instance les recours applicables de la juridiction interne et qu'on n'a pas établi d'exception à la condition d'épuisement.  Selon l'article 46(1)a) de la Convention, la Commission ne peut déclarer une espèce recevable à moins que "toutes les voies de recours internes aient été dûment utilisées et épuisées conformément aux principes du Droit international généralement reconnus".  Dans l'article 46(2) figurent diverses exceptions à la condition d'épuisement des recours de la juridiction interne, telles qu'une question de fait ou de droit, l'absence de recours efficaces et le refus de l'accès aux recours ou encore un retard injustifié dans la décision des instances saisies.  La jurisprudence de la Cour a établi que l'Etat qui allègue le non épuisement doit indiquer les recours internes qui doivent être épuisés, ainsi que leur effectivité".[27]/

 

         56.    L'Etat affirme que le système judiciaire pénal dispose de recours satisfaisants pour les violations qu'allèguent les requérants.  Par exemple, le gouvernement fait observer que le Code pénal de la Colombie fait de l'homicide un délit pénal et prévoit des sanctions plus grandes dans les cas d'homicides de fonctionnaires publics, d'hommes politiques et de candidats aux élections.[28]/

 

         57.    Les requérants ont affirmé que le gouvernement n'a pas déchargé sa responsabilité de prouver qu'il existe des recours internes adéquats et effectifs à propos de la persécution de l'Union patriotique et que ces recours aient été épuisés.  Ils affirment donc qu'il doit y avoir exception à la condition d'épuisement des recours de la juridiction interne et que, par conséquent, il n'était pas nécessaire que les victimes figurant sur la liste prouvent qu'elles ont eu l'intention de les épuiser.

 

         58.    En premier lieu, les requérants déclarent qu'il n'existe pas de recours adéquats de juridiction interne parce que la législation colombienne ne prévoit pas le délit de génocide; ils affirment qu'il n'y a pas de recours interne pour ce délit qui, selon eux, est l'objet de la présente affaire.

 

         59.    La Commission a conclu que les faits et violations allégués dans l'espèce ne constituent pas, en droit, un délit de génocide.  Par conséquent, le fait que la loi colombienne ne considère pas le génocide comme un délit pénal n'implique pas la non existence d'un recours interne à propos des violations qui sont à la base de la présente affaire.

 

         60.    Néanmoins, les requérants ont présenté des informations supplémentaires qui établissent le manque d'efficacité des recours de juridiction interne et justifient donc l'application d'une exception à la condition de l'épuisement.  Comme on l'a déjà dit, les requérants ont assorti leur requête de preuves montrant que, à la date de leur requête, il y avait eu uniquement dix procédures pénales liées à la violence exercée contre l'Union patriotique et que pratiquement aucune d'entre elles ne s'était soldée par le châtiment des responsables.[29]/  Le gouvernement n'a jamais dit que ces informations étaient inexactes.  Durant l'instruction de l'affaire, les requérants ont continué à présenter à la Commission de nouvelles listes de membres de l'Union patriotique qui avaient été exécutés dans des conditions extra-judiciaires ou avaient été victimes d'un autre genre de persécution.  Jusqu'à maintenant, le gouvernement n'a pas fourni d'informations au sujet du résultat de l'enquête ni des mises en accusation à propos d'incidents graves de persécution de membres de l'Union patriotique.[30]/

 

         61.    La Cour a  déclaré clairement que "le simple fait qu'un recours interne ne donne pas un résultat favorable au plaignant ne prouve pas, en soi, qu'il n'existe pas....de recours internes efficaces".[31]/ Néanmoins, il découle aussi de la jurisprudence de la Cour que, quand un gouvernement se trouve en présence d'une allégation selon laquelle il y a eu de nombreuses violations et quand des indications accablantes montrent que ces violations correspondent à une règle de persécution politique, on peut conclure que le recours interne manque d'efficacité s'il n'a pas eu un pourcentage minimum de succès.[32]/  Le fait que le gouvernement de la Colombie n'ait pas pu couronner de succès les procédures pénales d'affaires concernant l'Union patriotique indique le manque d'efficacité du recours disponible dans le système judiciaire pénal du pays.

 

         62.    D'autres preuves contenues dans le dossier corroborent le manque d'efficacité du recours aux procédures pénales internes dans le cas de la persécution des membres de l'Union patriotique.  Durant une audience de la Commission, le 8 octobre 1996, le Directeur général du Ministère public, le Dr Armando Sarmiento Mantilla, a présenté son témoignage au sujet des enquêtes criminelles effectuées à propos de la persécution des membres de l'Union patriotique.  Il a déclaré que son service n'était pas habilité à enquêter sur les délits contre les membres de l'Union patriotique, en tant que groupe, parce que les faits s'étaient produits dans divers départements de la Colombie et avaient eu des auteurs différents.  Il a déclaré que le manque de lien entre les affaires empêchait d'effectuer une enquête d'ensemble.  L'incapacité ou le refus du Bureau du ministère public d'enquêter à propos des affaires de façon systématique, en dépit du fait que les preuves révèlent une tendance à la persécution, affaiblit nécessairement l'efficacité du recours pour conduire à un jugement pénal dans l'affaire en cause.

 

         63.    La Cour a établi qu'il n'était pas nécessaire de recourir à des recours internes quand ceux-ci existent en droit, mais non en fait, comme le prouve la manque général d'efficacité de ces recours.[33]/  Les requérants ont présenté de fortes preuves qui justifient une exception à l'épuisement en raison du manque général d'efficacité des recours internes dans les cas de violations dont sont l'objet les membres de l'Union patriotique.  Le gouvernement a eu la possibilité de réfuter ces preuves et ne l'a pas fait.  Le gouvernement n'a pas présenté de preuves qui démontrent l'efficacité des recours internes légalement disponibles.

 

         64.    La Cour a établi que, dans ces conditions, elle peut rejeter l'exception d'un Etat concernant l'irrecevabilité pour non épuisement des recours internes.[34]/  La Commission n'accepte donc pas l'exception de l'Etat au sujet de l'irrecevabilité sur la base du non épuisement des recours internes.  La Commission réserve expressément sa décision à propos des éléments de fond liés aux recours judiciaires, qui pourra être guidée par des preuves ultérieures qui se présenteraient durant l'analyse du fond de l'instance.

 

         65.    Du fait que les recours internes n'ont pas été épuisés, la condition énoncée dans l'article 46(1)(b) de la Convention, selon laquelle la requête doit être présentée dans un délai de six mois à compter de la date de notification de la décision définitive, n'est pas appliquée.  La Commission rejette donc l'argument de l'Etat selon lequel la requête ne remplit pas les conditions techniques de recevabilité, parce qu'elle n'inclue pas des informations qui permettent de prendre une décision concernant le délai de six mois.

 

         66.    La disposition concernant les délais à appliquer dans le cas présent se trouve dans l'article 38(2) du Règlement de la Commission, qui stipule que "....le délai pour le dépôt d'une requête à la Commission sera d'une période raisonnable.... à compter de la date de la violation présumée des droits".

 

         67.    Dans la présente affaire, la première requête concernait des violations présumées des droits de membres de l'Union patriotique qui avaient eu lieu entre 1985 et 1993.  La requête a été déposée le 16 décembre 1993.  La Commission estime que la requête a été déposée dans un délai raisonnable après la perpétration des violations présumées, dont on supposait qu'elles étaient toutes liées à une règle ou pratique de persécution visant les membres de l'Union patriotique.

 

 

         E.      Référence antérieure aux violations alléguées dans la présente instance

 

         68.    L'Etat a affirmé que la Commission devait déclarer l'irrecevabilité de l'instance parce qu'elle avait déjà évoqué des allégations liées à la persécution politique de membres de l'Union patriotique.  Dans son Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie, la Commission a présenté des informations qu'elle avait reçues à propos des assassinats systématiques de membres de l'Union patriotique.[35]/

 

         69.    Ni la Convention ni le Règlement de la Commission n'exigent que cette dernière déclare l'irrecevabilité d'une instance parce que la question avait déjà été évoquée dans un rapport général.  En fait, le Règlement de la Commission stipule, dans son article 19(2), que les membres de la Commission ne peuvent discuter ou décider d'une espèce soumise à la Commission "s'ils ont auparavant pris part à un titre quelconque à une décision touchant les mêmes faits" (nous soulignons).  L'évocation de faits spécifiques dans un rapport général portant sur un pays ne constitue pas une "décision" portant sur lesdits faits, comme ce serait le cas d'un rapport final concernant une requête individuelle qui ait dénoncé les mêmes faits ou des faits analogues.

 

          70.   L'article 41 de la Convention donne à la Commission l'attribution de:

 

         ...

 

         c.      préparer les études et rapports jugés utiles pour l'accomplissement de ses fonctions.

 

         ...

 

         f.      adopter, en vertu des pouvoirs dont elle est investie aux termes des articles 44 à 51 de la présente Convention, des mesures concernant les pétitions et autres communications qui lui sont soumises.

 

         Ces deux attributions de la Commission s'exécutent de manière indépendante.  Le fait que la Commission invoque l'une de ces attributions ne doit pas empêcher, et n'empêche pas, l'utilisation de l'autre.

 

         71.    L'Etat semble vouloir suggérer que l'inclusion d'informations sur l'Union patriotique dans le Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie n'était pas appropriée, parce que la Commission n'a pas suivi la procédure de présentation de requêtes individuelles prévue par la Convention et par le Règlement de la Commission.[36]/  Etant donné que l'attribution conférée à la Commission de préparer des rapports généraux est indépendante de sa fonction d'instruction de requêtes individuelles, il n'est pas nécessaire d'appliquer les procédures d'instruction des requêtes individuelles à la préparation des rapports généraux.  De toutes façons, l'existence d'une erreur de procédure à propos de la préparation d'un rapport général ne toucherait que la validité de ce document, et non pas la recevabilité de l'instance actuelle dans le cadre du système de requêtes individuelles.

 

         72.    L'instruction d'une espèce conformément à la procédure de requête individuelle est plus structurée que la préparation d'un rapport général, qui joue un rôle d'information et non pas d'adjudication.  L'instruction d'une requête individuelle exige que la Commission suive les procédures énoncées dans les articles 44 à 51 de la Convention.  La Commission doit effectuer une analyse exhaustive de l'instance afin de parvenir à des conclusions de fait et de droit, conformément aux dispositions des articles 50 et 51 de la Convention.

 

         73.    C'est pourquoi la Commission a fait figurer dans son Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie des conclusions générales liées aux informations qu'elle avait reçues au sujet de l'Union patriotique.  De façon indépendante et conformément au système de requête individuelle, elle a examiné en détail les éléments pertinents de droit et les preuves offertes afin de rédiger le présent rapport sur la recevabilité.   C'est pourquoi, les conclusions de la Commission différent légèrement des informations générales présentées dans le Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie.  Par exemple, dans son rapport général, la Commission a indiqué que les informations qu'elle avait reçues suggéraient qu'on était en train de commettre un génocide contre l'Union patriotique.  Une fois effectuée son analyse juridique, la Commission a conclu que les informations reçues durant l'instruction de la requête individuelle ne semblent pas caractériser le délit de génocide sur le plan du droit.  On peut donc affirmer que les informations concernant l'Union patriotique qui figuraient dans le rapport général sur le pays aient préjugé des décisions que devra prendre la Commission en matière de conformité avec l'instruction de cette requête individuelle.

 

         74.    Par ailleurs, la Commission est d'avis qu'elle doit être en mesure d'inclure des informations sur des situations concrètes de droits de l'homme dans ses rapports généraux portant sur les Etats membres de l'Organisation des Etats américains.  La Commission doit pouvoir inclure ces informations même si elles concernent une instance encore en attente ou une instance susceptible de se présenter dans le cadre du système de requêtes individuelles.  Sans quoi, elle se trouverait contrainte d'exclure de ses rapports généraux concernant les pays l'examen de segments entiers de la situation générale des droits de l'homme dans ces pays.

 

         75.    En ce qui concerne la présente espèce, la Commission a publié son Deuxième rapport sur la situation des droits de l'homme en Colombie avant d'avoir reçu la requête qui a déclenché l'instruction de l'affaire dans le cadre du système de requêtes individuelles.  La Commission ne pouvait omettre de son rapport les informations qu'elle avait reçues à propos d'allégations de grave persécution politique contre l'Union patriotique sous prétexte qu'une requête pourrait lui être ultérieurement présentée.  On ne peut supposer non plus que l'inclusion de ces informations appuie la décision de ne pas examiner la situation plus avant dans le cadre du système de requêtes individuelles.

 

         76.    Enfin, la Commission signale qu'elle a accepté et résolu des affaires présentées dans le cadre du système de requêtes individuelles et avait décidé d'inclure des informations sur ces questions dans ses rapports généraux.[37]/ L'absence d'objection a transformé ses décisions répétées de la Commission en une pratique acceptée par les Etats membres de l'Organisation des Etats américains.  La Cour a également fait savoir que la Commission peut publier dans ses rapports généraux des informations au sujet de la situation des droits de l'homme et aussi statuer sur une affaire individuelle qui est liée à la même situation, ou en saisir la Cour.[38]/  La Commission n'accepte pas l'exception de l'Etat au sujet de l'irrecevabilité fondée sur le fait que la Commission a effectué auparavant une analyse de l'affaire.

 

         En vertu de ce qui précède,

 

 

         LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L'HOMME

 

 

         DECIDE

 

         77.    De déclarer la présente espèce recevable.

 

         78.    D'envoyer le présent rapport sur la recevabilité à l'Etat de Colombie et aux requérants.

 

         79.    De poursuivre l'analyse des questions pertinentes que définie le présent rapport, afin de statuer sur le fond.

 

         80.    De publier le présent rapport dans le Rapport annuel à l'Assemblée générale de l'OEA.



  *       Le docteur Alvaro Tirado Mejia, membre de la Commission de nationalité colombienne, n'a participé ni aux débats ni au vote en cette affaire, conformément à l'article 19 du Règlement de la Commission.

  [1].      Voir Réserves à la Convention sur le génocide, 1951 CIJ Rep. 15 (Avis consultatif du 28 mai); Restatement of Law Third, Restatement of the Foreign Relations Law of the United States.

  [2].      Ouverte à la signature le 9 décembre 1948, 78 UNTS 277 (nous soulignons le texte).

 

           L'Etat de Colombie a ratifié la Convention sur le génocide et est obligé de respecter ses dispositions.  La Commission a faculté d'interpréter la Convention américaine à la lumière de la Convention sur le génocide et du droit international reconnu.

 

           L'article 29(b) de la Convention stipule qu'on ne pourra donner à ses dispositions une interprétation  selon laquelle "elles restreignent la jouissance ou l'exercice de tout droit ou de toute liberté reconnue par la législation d'un Etat partie ou dans une convention à laquelle cet Etat est partie".  La Cour a observé de manière favorable que la Commission a interprété cette dispositions pour lui donner compétence d'invoquer d'autres traités que la Convention américaine "indépendamment de leur caractère bilatéral ou multilatéral, ou qui ait été adopté ou non dans le cadre ou sous les auspices du Système interaméricain". Cour I.D.H., "Autres traités", objet de la fonction consultative de la Cour (article 64 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, Avis consultatif OC-1/82 du 24 septembre 1982.  Série A No 1, paragraphes 43 et 44.

  [3].      Voir Leo Kuper, Genocide and Mass Killings: Illusions and Reality dans The Right to Life in International Law B.G. Ramcharan ed., 1985) page 118.

  [4].      Résolution 96(1) de l'Assemblée générale des Nations Unies.

  [5].      Voir, Estudio sobre la prevención y la sanción del delito de genocidio, préparé par M. Micodeme Ruhashyakiko, rapport spécial de la sous-commission pour la prévention de la discrimination et la protection des minorités, Nations Unies, document E/CN.4/Sub.2/416/1978) dans 21: Leo Kuper, supra 4, page 118.

  [6].      Voir Rapport du Secrétaire général sur des questions liées à la constitution d'un tribunal international de mise en accusation de personnes responsables d'avoir commis de graves infractions aux normes humanitaires internationales sur le territoire de l'ancienne Yougoslavie, articles 4, 32 I.L.M 1163 (1993)/qui définit le délit de génocide comme étant les actes de persécution perpétrés "dans l'intention de détruire, totalement ou en partie, un groupe national ethnique, racial ou religieux").

  [7].      Décision de la Cour constitutionnelle de Colombie, Action de tutelle No T-439, 2 juillet 1992 (décision concernant un recours de tutelle présenté par un membre de l'Union patriotique — Luis Humberto Rolón Maldonado).

  [8].      La Cour constitutionnelle a demandé l'élaboration du présent rapport dans sa décision au No T-439 en date du 2 juillet 1992.

  [9].      Rapport sur les cas d'homicide de membres des partis Union patriotique et Espérance, paix et liberté, établi par le Défenseur du peuple colombien (ci-après "Rapport du Défenseur") in 39.

  [10].    Id. in 38.

  [11].    Id. in 109-110.

  [12].    Id., in 70.

  [13].    Id, in 43, 70.

  [14].    Id., in 71.

  [15].    Id. in 43.

  [16].    Id.

  [17].    Affaire Serech et Saquic, Mesures provisoires, résolution de la Cour interaméricaine des droits de l'homme en date du 28 juin 1996; Affaire Vogt, Mesures provisoires, Résolution de la Cour interaméricaine des droits de l'homme, en date du 27 juin 1996.

  [18].    Rapport du Défenseur, in 127.

  [19].    Id, in 28.

  [20].    Cour interaméricaine des droits de l'homme, Affaire Velásquez Rodriguez, Sentence du 29 juillet 1988. Série C No 4, paragraphe 126.

  [21].    Réponse du gouvernement en date du 5 avril 1995.

  [22].    Article 40 du Règlement de la Commission interaméricaine des droits de l'homme.

  [23].    Voir v. gr., Rapport No.   /97 (Argentine), de mars 1997, Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l'homme 1996, (Sur la violation des droits de l'homme de 23 personnes en prison préventive); rapport No. 24/82 (Chili), 8 mars 1982, Rapport annuel de la Commission des droits de l'homme 1981-1982, OEA/Ser.L/V/II.547, doc.6, rev. 1, 20 septembre 1982 (sur la violation des droits de l'homme de 50 personnes déportées du Chili en vertu de lois extraordinaires d'urgence).

  [24].    Réponse du gouvernement en date du 3 juin 1994; réponse du gouvernement en date du 28 novembre 1994.

  [25].    OEA/Ser.L/V/II.84, doc.39, rev. le 14 octobre 1993 in 202 (ci-après "Deuxième rapport sur la Colombie").

  [26].    Voir Cour interaméricaine des droits de l'homme, responsabilité internationale pour l'adoption et l'application de lois qui violent la Convention (articles 1 et 2 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme), Avis consultatif OC-14/94 du 9 décembre 1994, paragraphe 43.

  [27].    Cour interaméricaine des droits de l'homme, Affaire Velásquez Rodríguez, Exceptions préliminaires, Sentence du 26 juin 1987. Série C No. 1, paragraphe 88 (nous soulignons).

  [28].    Voir, v.gr. — Réponse du gouvernement en date du 3 juin 1994.

  [29].    Voir Rapport du Défenseur in 43, 70.

  [30].    A ce propos, il faut tenir compte du fait que, dans les délits d'action publique, l'Etat a l'obligation, qu'il ne peut déléguer et à laquelle il ne peut déroger, de poursuivre les auteurs des délits, c'est‑à‑dire de préserver l'ordre public et de garantir le droit à la justice.  En ces cas, on ne peut donc exiger de la victime ou de sa famille qu'elle épuise les recours internes. En fait, il appartient à l'Etat, par le truchement de ses organes du ministère public et  de ses organes judiciaires, d'appliquer la loi pénale pour promouvoir et encourager les étapes de la procédure jusqu'à leur conclusion.

  [31].    Affaire Velá_quez Rodríguez, Sentence du 29 juillet 1988, paragraphe 67.

  [32].    Voir id., paragraphes 76 et 77.

  [33].    Voir id., paragraphes 66, 68 et 76 à 79.

  [34].    Voir id, paragraphes 68 et 76 à 81.

  [35].    Deuxième rapport sur la Colombie, in 162.

  [36].    Voir Réponse du gouvernement en date du 3 juin 1994.

  [37].    On peut donner les quelques exemples suivants.  La Commission a publié des informations générales à propos de l'affaire Myrna Mack, au Guatemala, avant de déclarer sa recevabilité conformément au système de requêtes individuelles; de même, elle publié des informations à propos des massacres dans les fermes du Honduras et à La Negra, en Colombie, avant de prendre une décision définitive et de la publier conformément au système de requêtes individuelles. Voir, Rapport 10/96, Affaire 10.636 (Guatemala)(rapport sur la recevabilité), Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l'homme 1995, OEA/Ser. L/V/II.91, doc. 7 rev. 28, du 28 février 1986; Quatrième rapport sur la situation des droits de l'homme au Guatemala, OEA/Ser. L(V/II.83, doc. 16 rev., 1er juin 1993, in 22; Rapport 2/94, Affaire 10.912 (Colombie), Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l'homme 1993, OEA/Ser — L/CV/II.85, doc.9 rev., 11 février 1994; Deuxième rapport sur la Colombie, in 143.

  [38].    Voir Cour interaméricaine des droits de l'homme, affaire Gangaram Panday, Exceptions préliminaires, Sentence du 4 décembre 1991. Série C No. 12, paragraphe 33.