RAPPORT Nº 11/96
AFFAIRE 11.230
CHILI[8]
3 mai 1996

 

I.       ANTECEDENTS

         1.      Le 21 avril 1993, M. Francisco Martorell et la maison d'édition Editorial Planeta ont publié en Argentine un livre intitulé "Impunidad Diplomática" (Impunité diplomatique), qui traite des circonstances ayant entraîné le départ de l'ancien Ambassadeur de l'Argentine au Chili, Oscar Spinosa Melo. Ce livre devait être mis en circulation au Chili le lendemain.

         2.      Cependant, ce même 21 avril 1993, M. Andrónico Luksic Craig, homme d'affaires chilien, introduisit un "recours en protection" auprès de la septième chambre de la Cour d'appel de Santiago. M. Luksic, alléguant que le livre portait atteinte à son droit à l'intimité, a demandé que sa mise en circulation soit interdite. La Cour d'appel de Santiago a émis un arrêté de "non novation" qui interdisait provisoirement l'importation, la distribution et la diffusion du livre au Chili jusqu'à ce qu'un jugement définitif soit prononcé en l'espèce.

         3.      Par la suite, plusieurs actions pénales ont été intentées devant les tribunaux chiliens contre M. Martorell par des personnes qui alléguaient que le contenu du livre "Impunidad Diplomática" constituait une calomnie et un outrage à leur honneur et à leur dignité. Actuellement, ces procès sont en instance devant la juridiction interne du Chili.

         Litige devant les tribunaux chiliens

         4.      Le 31 mai 1993, la Cour d'appel de Santiago, par deux voix contre une, a fait droit au recours en protection introduit par M. Luksic et elle a prononcé une ordonnance de "non novation" qui interdisait l'"importation et la commercialisation" du livre au Chili.

         5.      Un appel a été présenté devant la Cour suprême de justice du Chili, par le biais d'un "recours extraordinaire", qui invoquait la liberté de presse garantie par la Constitution. Le 15 juin 1993, la Cour suprême a rejeté l'appel à l'unanimité et la diffusion du livre a été interdite.

         6.      Le 28 juin 1993, la Cour d'appel a notifié  officiellement à M. Martorell sa décision définitive au sujet du recours en protection.

II.      PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

         7.      Le 23 décembre 1993, la Commission a été saisie de la plainte déposée par Human Rights Watch-Americas et le Centro por la Justicia y el Derecho Internacional (CEJIL) à propos de cette affaire. Cette plainte alléguait que l'interdiction d'importer, de distribuer et de diffuser au Chili le livre intitulé "Impunidad Diplomática" constituait une violation de l'article 13(2) de la Convention américaine relative aux droits de l'homme qui protège le droit à la liberté de pensée et d'expression et établit expressément que "l'exercice de ce droit ... ne peut être soumis à une censure préalable, mais uniquement à des responsabilités ultérieures."

         8.      La Commission a transmis les passages pertinents de cette requête au Gouvernement chilien le 16 février 1994 et elle lui a demandé de lui communiquer dans un délai de 90 jours des informations à propos des faits ou toute autre information utile.

         9.      Le 30 mars 1994, la Commission a reçu des requérants des informations supplémentaires, lesquelles ont été transmises au Gouvernement chilien le 15 avril 1994.

         10.    En date du 8 juin 1994, la Commission a reçu une note du Gouvernement chilien dans laquelle celui-ci lui demandait de proroger de 60 jours le délai consenti afin de lui permettre de répondre à la requête, ce qui lui a été accordé.

         11.    Le Gouvernement chilien a demandé, le 7 septembre 1994, une nouvelle prorogation de 30 jours, laquelle lui a été accordée.

         12.    Le 13 octobre 1994, la Commission a reçu la réponse du Gouvernement et elle l'a transmise aux requérants le 28 octobre 1994.

         13.    La Commission a reçu une communication du CEJIL et d'Human Rights Watch/Americas, datée du 16 novembre 1994, dans laquelle ceux-ci expliquent les termes de leur participation dans la présente affaire.

         14.    Le 5 décembre 1994, la Commission a reçu les observations des requérants à la réponse du Gouvernement. Les passages pertinents de ces observations ont été transmis au Gouvernement le 19 décembre 1994.

         15.    Le 1er février 1995, la Commission a tenu audience à propos de cette affaire, à laquelle ont assisté les requérants et les représentants de l'Etat chilien.

         16.    Le 6 février 1995, la Commission a communiqué aux parties qu'elle était à leur disposition pour rechercher un règlement amiable du litige. Les requérants ont répondu qu'ils accepteraient cette proposition de la Commission à condition que l'Etat chilien lève auparavant l'interdiction qui pèse sur le livre "Impunidad Diplomática" de M. Martorell et permette son entrée, sa circulation et sa distribution sur le territoire chilien.

         17.    Le 6 mars 1995, le Gouvernement chilien, en réponse à la proposition des requérants, a adressé une note à la Commission dans laquelle il fait savoir que tant que M. Martorell refuserait de se présenter devant les tribunaux chiliens il n'envisagerait pas de règlement amiable. Cette note a été transmise aux requérants le 9 mars 1995.

         18.    Le 5 juillet 1995, le Gouvernement chilien a envoyé ses commentaires au sujet des observations formulées par les requérants. Il reprenait, dans leur intégralité, les demandes qu'il avait formulées dans sa réponse au sujet de la plainte. Le 18 de ce même mois, une copie desdits commentaires a été envoyée aux requérants.

         19.    Le 8 septembre 1995, la Commission a tenue une audience à propos de cette affaire, à laquelle ont assisté les requérants et des représentants du Gouvernement chilien.

         20.    Le 14 septembre 1995, la Commission a adopté, conformément à l'article 50 de la Convention américaine, le Rapport 20/95 relatif à cette affaire et il l'a transmis au Gouvernement chilien en date du 6 octobre 1995. Le Gouvernement a répondu à ce rapport le 8 février 1996.

         21.    Le 19 mars 1996, la Commission a transmis au Gouvernement chilien le Rapport 11/96. Dans la note d'accompagnement, la Commission informait le Gouvernement chilien qu'elle avait donné son approbation définitive au rapport et ordonné sa publication.

         22.    Le 2 avril 1996, la Commission s'est adressée au Gouvernement chilien dans le but de l'informer qu'elle avait décidé d'ajourner la publication du Rapport 11/96 au vu d'informations ayant trait à de nouveaux développements que les requérants lui avaient fait parvenir, en date des 27 et 29 mars 1996.

         23.    Le 22 avril 1996, le Représentant du Chili près l'Organisation s'est adressé à la Commission afin de lui faire connaître l'opinion de son Gouvernement à propos de la décision prise par cette dernière d'ajourner la publication du Rapport 11/96.

         24.    Le 2 mai 1996, la Commission a tenu une audience à la demande des requérants, à laquelle ils ont participé ainsi que les représentants du Gouvernement chilien et le 3 mai de cette même année, des modifications ont été apportées au corps du rapport, mais pas aux conclusions ni aux recommandations dudit rapport.

III.     RECEVABILITE

         25.    La Commission a compétence pour connaître de cette affaire, car il s'agit d'actions à propos desquelles il y a violation présumée des droits établis à l'article 13 de la Convention.

         26.    La requête n'est pas en instance devant un autre tribunal international de conciliation et elle ne fait pas non plus double emploi avec une requête déjà examinée par la Commission.

         27.    La procédure de règlement à l'amiable prévue par l'article 48.1 (f) de la Convention et par l'article 45 du règlement de la Commission a été proposée aux parties par la Commission, mais elles n'ont pu parvenir à se mettre d'accord en l'espèce.

         28.    Ainsi que le prouvent les archives, le requérant a utilisé toutes les voies de recours prévues par la législation chilienne. Cependant, le Gouvernement soutient que la requête a été présentée après que le délai de six mois, prévu à l'article 46.1 (b) de la Convention et à l'article 38 du règlement de la Commission, s'était écoulé.

         A.     Position des parties au sujet de la recevabilité de l'affaire

         1.      Position du Gouvernement

         29.    Le Gouvernement affirme que la décision définitive en l'espèce a été le jugement rendu par la Cour suprême du Chili, le 15 juin 1993. Selon le Gouvernement, les requérants ont confondu la date de notification par la Cour d'appel de la décision de la Cour suprême avec la date réelle du jugement définitif rendu par cette dernière. Pour que notification soit faite, ce qui ne constitue en réalité que l'un des éléments de l'exécution du jugement, la Cour doit s'assurer qu'il n'y a pas d'appels en instance.

         30.    Le Gouvernement soutient que la plainte dont a été saisie la Commission a été présentée en tenant compte de la notification par la Cour d'appel, et que, par conséquent, elle a été présentée après le délai de six mois établi à l'article 46.1 (b) de la Convention, à l'article 35 (b) et à l'article 38.1 du règlement de la Commission. Au vu de quoi, le Gouvernement a demandé à la Commission de déclarer la plainte irrecevable.

         2.      Position des requérants

         31.    Les requérants allèguent que la notification personnelle exécutée par la Cour d'appel, en date du 28 juin 1993, par laquelle il a été communiqué au demandeur que la Cour suprême avait confirmé le jugement interdisant l'importation et la circulation au Chili du livre "Impunidad Diplomática" devait être considérée par la CIDH comme la date à partir de laquelle le délai de six mois établi à l'article 46.1 (b) de la Convention commence à courir.

         32.    Par ailleurs, les requérants affirment que l'interdiction totale d'importer, de distribuer et de diffuser le livre au Chili constitue une violation permanente et que, par conséquent, le délai de six mois ne s'applique pas en l'espèce.

         B.      Examen par la Commission de la recevabilité de la requête

         33.    La limite de six mois établi par l'article 46.1 (b) de la Convention a deux objectifs: garantir la certitude juridique et accorder à la personne concernée un laps de temps suffisant pour étudier ses arguments.

         34.    Contrairement à ce que soutient le Gouvernement chilien dans la présente affaire, le délai de six mois ne doit pas être décompté à partir de la date à laquelle la Cour suprême a adopté sa décision définitive mais, ainsi que l'établit la Convention américaine, "à partir de la date où la personne qui est présumée lésée dans ses droits aura été notifiée de la décision définitive".

         35.    Au vu de ce qui est exposé ci-dessus, la Commission considère que la plainte interjetée par les requérants à propos de l'affaire en question a été présentée dans le délai prévu à l'article 46.1 (b) de la Convention américaine et à l'article 38 du règlement de la Commission et que, par conséquent, l'affaire est recevable.

         36.    D'autre part, en ce qui concerne la disposition citée dans le paragraphe précédent, la Commission considère que celle-ci ne doit pas être interprétée dans un sens trop strict qui mettrait en péril l'intérêt de la justice. La Cour interaméricaine a déclaré à ce sujet que:

Il est généralement reconnu que l'ensemble des procédures constitue un moyen pour que justice soit faite et que celle-ci ne peut être sacrifiée au profit de simples formalités. Dans des limites convenables et raisonnables, certaines omissions ou retards dans l'application de la procédure sont excusables, pourvu que l'on maintienne un équilibre adéquat entre la justice et la certitude juridique.[9]

IV.     POSITION DES PARTIES QUANT AU FOND DE LA QUESTION

         A.     Position des requérants

         37.    Les requérants affirment que la Convention, en garantissant la liberté de pensée et d'expression, s'efforce de préserver l'autonomie individuelle quand elle reconnaît et protège le droit à s'exprimer, à donner et à recevoir des informations. En outre, la protection de ce droit garantit le fonctionnement d'un gouvernement démocratique en assurant le libre échange des idées dans la vie publique.

         38.    L'article 13 garantit à quiconque le droit à "rechercher, recevoir et diffuser des informations de toute sorte", par l'entremise du moyen de son choix. La Convention s'efforce d'offrir un maximum de possibilités de participer au débat public, en garantissant non seulement la liberté de pensée mais aussi en reconnaissant le droit de quiconque à être informé ainsi que le droit de réponse. La Convention garantit le droit d'expression de manière à protéger également le droit d'accès à une grande diversité de sources d'informations. Le droit de réponse est, lui aussi, l'objet de protection afin de garantir aux personnes affectées par une information inexacte ou diffamatoire la possibilité d'avoir accès à l'opinion publique.

         39.    Du fait de cette interprétation ample du concept de liberté de pensée et d'expression, des limites strictes aux restrictions pouvant s'appliquer à ces droits ont été envisagées. La Convention contient des normes générales qui prévoient les restrictions susceptibles de s'appliquer aux droits que celle-ci garantit. Toutefois, dans le cas de la liberté de pensée et d'expression, ces normes doivent être interprétées en conformité avec les limites spécifiques établies par l'article 13 de la Convention.

         40.    Les requérants soutiennent ainsi que la censure préalable du livre de M. Martorell enfreint une interdiction explicite de l'article 13 (2) de la Convention. L'article 13 (2) établit une différence claire et délibérée entre la censure préalable et l'imposition subséquente de responsabilité. La première, de l'avis des requérants, est expressément interdite, alors que la deuxième n'est permise que lorsqu'elle est nécessaire pour garantir le respect des droits et de la réputation d'autrui.

         41. Considérant que la liberté d'expression est un droit fondamental, la Convention interdit absolument tout recours à la censure préalable comme moyen de protéger le droit à l'honneur et établit que l'imposition subséquente de responsabilités constitue la seule façon appropriée et acceptable d'éviter des abus dans l'exercice de la liberté d'expression.

         B.      Position du Gouvernement

         42.    Le Gouvernement chilien signale que le conflit entre la liberté d'expression et le droit à l'honneur et à la dignité est un thème épineux. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Chili est un Etat partie, établit que la liberté d'expression (mais pas la liberté d'opinion) peut être soumise à certaines restrictions, lesquelles doivent être fixées par la loi, quand elle sont nécessaires pour assurer le respect des droits et de la réputation d'autrui.

         43.    L'article V de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l'homme reconnaît que:

Toute personne a droit à la protection de la loi contre les atteintes abusives contre son honneur, sa réputation ainsi que sa vie privée et familiale.

         44.    La Convention reconnaît également à l'article 11 la protection du droit à l'honneur et à la dignité personnelle, et conclut au paragraphe 3 que:

         Toute personne a droit à la protection de la loi contre ces immixtions ou ces atteintes.

         45.    En outre, le Gouvernement soutient qu'il est soumis à des obligations différentes et contradictoires en vertu du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques, d'une part, et de la Convention américaine, d'autre part. Selon le Gouvernement, il existe une différence fondamentale entre les obligations qu'établit le Pacte et celles que prévoit la Convention américaine et l'Etat chilien doit respecter ces deux instruments. La Convention, qui établit que ce droit ne sera assujetti qu'à l'imposition des responsabilités qui en découlent est moins générale que le Pacte qui accepte les restrictions prévues par la loi en vue de protéger les droits et la réputation d'autrui. Le Pacte établit une différence entre la liberté d'expression et le droit à la liberté d'expression. La première peut être soumise à diverses restrictions alors que le second constitue un droit absolu.

         46.    L'action engagée contre la publication et la mise en circulation du livre intitulé "Impunidad Diplomática" n'a pas affecté, selon le Gouvernement, la liberté d'opinion de l'auteur, car son contenu n'exprimait pas des opinions ni des pensées de l'auteur mais des propos diffamatoires et outrageux sur la vie privée de diverses personnes.

         47.    Le Gouvernement fait également référence à l'article 25 qui établit le droit à un recours simple et opportun pour la protection des droits garantis par la Convention. Selon le Gouvernement, cette disposition établit que le recours doit être approprié afin de garantir les droits protégés dans la Convention, y compris avant que ne se produise une violation de ceux-ci, à condition que ce droit soit en danger imminent d'être violé. Telle est la raison d'être du recours en protection qui a été appliqué en l'espèce.

         48.    Selon le Gouvernement, la législation chilienne maintient un équilibre harmonieux entre le droit à l'honneur et au respect de la vie privée et la liberté d'expression. S'il est vrai que la censure préalable est inacceptable et contraire au gouvernement démocratique, ceci ne signifie pas pour autant qu'on ne puisse pas l'appliquer dans certains cas exceptionnels prévus par la loi.

         49.    Au Chili, il existe une séparation totale entre les pouvoirs exécutif et judiciaire. Dans la présente affaire, le Gouvernement n'a engagé aucune action contre le livre. Le jugement dont il est question a été une décision indépendante des tribunaux, fondée sur la législation chilienne. De l'avis du Gouvernement chilien, on ne peut considérer qu'une décision indépendante adoptée par le pouvoir judiciaire, qui autorise un recours prescrit dans la Constitution, constitue une violation de l'un des droits de l'homme.

         50.    Quant à l'imposition subséquente de responsabilités, en dépit des nombreux recours présentés devant les tribunaux chiliens, elle s'est révélée impossible jusqu'à présent, du fait que l'accusé a refusé de se soumettre à la juridiction des tribunaux chiliens. En outre, de l'avis du Gouvernement, le requérant ne peut se prévaloir de son droit à la liberté d'expression tant qu'il refusera d'accepter les décisions des tribunaux chiliens dans les procès intentés contre lui en raison des faits qu'il allègue dans le livre en question.

V.      ANALYSE

         51.    Le Gouvernement chilien ne réfute aucun des faits allégués dans la plainte. Par contre, il questionne ce qui suit:

—       en premier lieu, si la décision des tribunaux chiliens d'interdire l'importation, la mise en circulation et la distribution au Chili du livre intitulé "Impunidad Diplomática" constitue une violation des droits protégés par l'article 13 de la Convention;

—       en deuxième lieu, si la violation de ce droit peut se justifier, ainsi que le prétend le Gouvernement, du fait de la violation d'un autre droit, à savoir la protection de l'honneur et de la dignité que reconnaît l'article 11 de la Convention; et finalement,

—       si le comportement de M. Martorell ne lui interdit pas de réclamer à la Commission que la jouissance du droit dont il se prévaut lui soit garantie.

         52.    Chacun des arguments du Gouvernement chilien est analysé ci-après:

1.      Le droit à publier, mettre en circulation et distribuer un livre sans censure préalable

         L'article 13 de la Convention déclare que:

1.      Toute personne a le droit de jouir de la liberté de pensée et d'expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, oralement, par écrit, sous une forme imprimée ou artistique ou par un tout autre moyen de son choix.

2.      L'exercice du droit prévu au paragraphe ci-dessus ne peut être soumis à aucune censure préalable mais entraîne des responsabilités ultérieures, qui doivent être fixées expressément par la loi et être nécessaires pour garantir:

a.      le respect des droits ou de la réputation d'autrui, ou

b.      la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public ou de la santé ou de la morale publiques.

3.      La liberté d'expression ne peut être restreinte par des voies ou des moyens indirects, tels que l'excès de contrôles officiels ou particuliers sur le papier journal, les fréquences radioélectriques ou les appareils et le matériel utilisés pour la diffusion de l'information ou par toute autre mesure visant à empêcher la communication et la diffusion des idées et des opinions.

4.      Les spectacles publics peuvent être soumis par la loi à une censure préalable mais uniquement dans le but d'en réglementer l'accès afin d'assurer la protection morale de l'enfance et de l'adolescence, sans préjudice de ce qu'établit l'alinéa 2.

5.      Seront interdites par la loi toute propagande en faveur de la guerre et toute apologie de la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitueraient des instigations à la violence ou à tout autre acte illégal similaire contre un individu ou un groupe d'individus, pour quelque motif que ce soit, y compris ceux de race, couleur, religion, langue ou origine nationale.

         53.    L'article 13 de la Convention comporte deux aspects: le droit d'exprimer des pensées et des idées et le droit de les recevoir. C'est pourquoi, quand ce droit est restreint par une immixtion arbitraire, cela a des effets non seulement sur le droit de l'individu à communiquer des informations et à exprimer des idées mais encore sur le droit de la collectivité en général à recevoir toute sorte d'informations et d'opinions. La Cour interaméricaine a déclaré à ce propos ce qui suit:

... lorsque la liberté d'expression d'une personne est restreinte de manière illégale, il n'y a pas que le droit de cette personne qui est violé; il y a aussi celui des autres à "recevoir" ces informations et ces idées. En conséquence, le droit que protège l'article 13 a une portée et un caractère particuliers, qui sont mis en évidence par les deux aspects de la liberté d'expression. D'une part, celle-ci exige que personne ne rencontre de contraintes pour exprimer ses propres pensées ou ne soit empêché arbitrairement de le faire. Dans ce sens, c'est un droit qui appartient à tous. D'autre part, dans son deuxième aspect, il implique un droit collectif à recevoir des informations de toute sorte et à avoir accès aux pensées exprimées par autrui[10].

         54.    Dans ce même Avis, la Cour a considéré, par ailleurs, que les deux aspects de la liberté d'expression doivent être garantis simultanément[11].

         55.    La Convention permet d'imposer des restrictions à la liberté d'expression afin de protéger la collectivité de certaines manifestations outrageuses et pour prévenir l'exercice abusif de ce droit. L'article 13 permet certaines restrictions à l'exercice de ce droit et il établit les limites acceptables et les conditions nécessaires pour l'application de ces restrictions. Le principe stipulé dans cet article est clair, à savoir, la censure préalable est incompatible avec la pleine jouissance des droits qui y sont protégés. Fait exception la règle incluse au paragraphe 4, laquelle permet la censure des "spectacles publics" pour protéger la moralité des mineurs. La seule restriction qu'autorise l'article 13 est l'imposition de responsabilités ultérieures. En outre, toute action de ce genre doit être prévue auparavant par la loi et elle ne peut être imposée que dans la mesure où elle est nécessaire pour garantir: a) le respect des droits ou de la réputation d'autrui; ou b) la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public ou de la santé ou de la morale publiques.

         56.    L'interdiction de la censure préalable, à l'exception de celle que prévoit le paragraphe 4 de l'article 13, est absolue. Cette interdiction existe uniquement dans la Convention américaine. La Convention européenne et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne contiennent pas de dispositions similaires. Le fait que la Convention américaine ne prévoit aucune exception à cette règle révèle l'importance attribuée par ses rédacteurs à la nécessité d'exprimer et de recevoir toute sorte d'informations, de pensées, d'opinions et d'idées.

         57.    Le caractère fondamental du droit à la liberté d'expression a été souligné par la Cour, quand elle a déclaré que:

La liberté d'expression est un élément capital qui est à la base d'une société démocratique. Elle est indispensable à la création d'une opinion publique. Elle constitue également une condition sine qua non du développement des partis politiques, des syndicats et associations professionnelles, des sociétés scientifiques et culturelles, et d'une façon générale, de tous ceux qui désirent influer sur les gens. En bref, elle est le moyen qui permet à la collectivité, dans l'exercice de ses options, d'être suffisamment informée. C'est pourquoi, on peut dire qu'une société qui n'est pas bien informée n'est pas vraiment libre[12].

         58.    L'article 13 prévoit que toute restriction qui serait imposée aux droits et garanties contenus dans celui-ci doit l'être par le biais de l'imposition de responsabilités ultérieures. L'exercice abusif du droit à la liberté d'expression ne peut être soumis à aucun autre type de limitations. Ainsi que le signale cette même disposition, celui qui a exercé ce droit de façon abusive, doit affronter les conséquences ultérieures qui lui incombent.

         59.    En vertu des arguments exposés ci-dessus, la Commission considère que la décision d'interdire l'importation, la mise en circulation et la distribution du livre intitulé:  "Impunidad Diplomática" au Chili, enfreint le droit à diffuser "des informations et idées de toute espèce" que le Chili est obligé de respecter en tant qu'Etat partie à la Convention américaine. Ce qui revient à dire, en d'autres termes, que cette décision représente une restriction illégitime du droit à la liberté d'expression, sous forme d'un acte de censure préalable, lequel n'est pas permis par l'article 13 de la Convention.

2.      Les droits au respect de la vie privée, à l'honneur et à la dignité

         60.    Il convient d'analyser ci-après le deuxième point soulevé par le Gouvernement chilien dans cette affaire: l'obligation de protéger le droit à l'honneur et à la dignité et le conflit qui pourrait exister entre celui-ci et le droit à la liberté d'expression.

         61.    Le Gouvernement chilien a signalé que le droit à l'honneur et à la dignité entrait souvent en conflit avec la liberté d'expression et que l'Etat doit s'efforcer d'établir un équilibre entre ce droit et les garanties inhérentes à la liberté d'expression et, finalement, qu'un droit peut être sacrifié au profit d'un autre, considéré comme plus important.

         62.    La Convention américaine reconnaît qu'il peut exister des restrictions, lorsque les différents droits qu'elle protège sont en conflit. En outre, le texte de l'article 13 reconnaît que le droit à la liberté d'expression est soumis à des restrictions afin de garantir "le respect des droits ou de la réputation d'autrui".

         63.    De l'avis du Gouvernement chilien ainsi que des tribunaux de ce pays qui ont statué en l'affaire, en cas de conflit entre les règles de l'article 11, relatif à la protection de l'honneur et de la dignité, et celles de l'article 13 qui reconnaissent la liberté d'expression, les premières doivent l'emporter.

         64.    De leur côté, les requérants ont soutenu qu'aucune preuve concernant la prétendue violation du droit à l'honneur et à la dignité n'avait été apportée parce que ce sujet était débattu non dans le cadre de cette procédure mais devant les tribunaux chiliens et que, par conséquent, il n'incombait pas à la Commission de se prononcer en la matière.

         65.    La Convention américaine reconnaît et protège le droit au respect de la vie privée, à l'honneur et à la dignité visé à l'article 11. Cet article reconnaît l'importance de l'honneur et de la dignité individuelles en établissant l'obligation de respecter ces droits; il reconnaît également que ces droits doivent être libres d'immixtions arbitraires ou abusives ou d'atteintes abusives et que toute personne a le droit d'être protégée par la loi contre de telles immixtions ou atteintes.

         66.    En outre, les articles 1 et 2 de la Convention prévoient l'obligation de garantir les droits protégés par la Convention et exigent aux Etats parties à cette Convention d'adopter "les mesures législatives ou de toute autre nature qui seraient nécessaires afin de rendre effectifs ces droits (reconnus dans la Convention) et ces libertés". C'est pourquoi, tous les Etats parties à la Convention ont l'obligation de garantir que ces droits soient convenablement et effectivement protégés par leurs ordonnances juridiques internes.

         67.    Conformément à la Convention, l'Etat chilien a l'obligation positive de protéger les personnes qui se trouvent sous sa juridiction contre les violations du droit au respect de la vie privée, et quand ce droit a été violé, de trouver des solutions rapides, efficaces et appropriées pour réparer les préjudices qui découlent d'une violation dudit droit.

         68.    Dans la présente affaire, il est allégué que le contenu du livre intitulé "Impunidad Diplomática" a porté atteinte à l'honneur de certaines personnes et que, sous prétexte de décrire les circonstances qui ont provoqué le départ du Chili de l'Ambassadeur de l'Argentine, plusieurs attaques qui ne sont pas liées à ces circonstances ont été lancées contre des particuliers. Selon le Gouvernement, ces attaques ont été considérées comme tellement graves que la seule solution efficace et appropriée pour protéger le droit au respect de la vie privée et à l'honneur des victimes était l'interdiction totale du livre.

         69.    La Commission considère qu'il ne lui incombe pas d'examiner le contenu du livre en question ni le comportement de M. Martorell parce qu'elle n'a pas compétence pour se prononcer à ce propos et parce que le droit à l'honneur est protégé comme il se doit dans la législation chilienne. En outre, les personnes qui se considéreraient lésées dans leur honneur et dans leur dignité disposent, ainsi qu'il ressort de la procédure en l'espèce, des recours appropriés devant les tribunaux chiliens pour régler cette question.

         70.    C'est pourquoi la Commission ne peut accepter le point de vue du Gouvernement chilien selon lequel le droit à l'honneur serait hiérarchiquement supérieur au droit à la liberté d'expression.

         L'article 29 établit que:

         Aucune disposition de la présente Convention ne peut être interprétée de sorte à:

a.      permettre à l'un des Etats parties à la Convention, groupe ou individu, de supprimer la jouissance et l'exercice des droits et libertés reconnus dans la Convention ou de les limiter au-delà de que celle-ci prévoit.

Pour sa part, l'article 32 établit au paragraphe 2:

2.      Les droits de toute personne sont limités par les droits d'autrui, par la sécurité de la collectivité et par les justes exigences du bien commun, dans une société démocratique.

         71.    La Commission considère que l'interprétation des droits contenus dans ces articles ne constitue pas, ainsi que le soutient le Gouvernement chilien, un conflit entre différents principes parmi lesquels il faut faire un choix[13].

         72.    Dans cette même ligne, les dispositions de l'article 11 ne peuvent être interprétées par les organes de l'Etat d'une façon telle qu'il en résulte une violation de l'article 13 de la Convention américaine qui interdit la censure préalable. Dans sa réponse par écrit à la plainte des requérants, le Gouvernement chilien soutenait que:

         En l'espèce, ce n'est nullement la publication d'une opinion, d'une pensée ou d'une idée qui a été interdite, nous avons seulement cherché à protéger l'honneur des individus, ainsi que l'autorisent - plus précisément l'ordonnent - la Convention, le Pacte et la Constitution chilienne, qui sont toutes trois en parfaite harmonie sur ce point.

         73.    La Commission n'est pas d'accord avec cet argument, car la manière qu'a utilisée en l'espèce l'Etat chilien pour protéger l'honneur des individus est illégale. Accepter le critère utilisé par le Chili dans l'affaire Martorell reviendrait à laisser la faculté de limiter, au moyen de la censure préalable, le droit à la liberté d'expression que reconnaît l'article 13 de la Convention américaine au libre arbitre des organes de l'Etat.

         74.    Les Etats parties à la Convention américaine, quand ils règlementent la protection de l'honneur et de la dignité des individus à laquelle fait référence l'article 11 de ladite Convention - et quand ils appliquent les dispositions pertinentes du droit interne en la matière - ont l'obligation de respecter le droit à la liberté d'expression. La censure préalable, quelle qu'en soit la modalité, est contraire au régime que garantit l'article 13 de la Convention.

         75.    Le conflit potentiel qui pourrait surgir de l'application des articles 11 et 13 de la Convention, de l'avis de la Commission, peut être réglé en faisant appel aux termes utilisés dans ce même l'article 13, ce qui mène à l'examen du troisième point dont il est question.

         3.      Responsabilités ultérieures de celui qui porte atteinte au droit à l'honneur

         76.    Le mandataire de M. Martorell, ainsi que cela figure dans le dossier, a affirmé dans sa défense devant les tribunaux chiliens que:

... si l'existence d'un abus ou d'un délit dans l'exercice de cette garantie constitutionnelle était éventuellement établie dans un jugement impartial, il devra en répondre le moment venu. Le moyen approprié prévu par notre législation à cette fin consiste à déposer une plainte ou à intenter une action pénale.

         77.    A cet égard, le Gouvernement chilien, au chapitre VII, dernier paragraphe, de sa note de réponse, exprime ce qui suit:

         Si la Commission estime que l'Etat chilien, par le truchement de la décision prise par ses tribunaux, a violé la Convention, elle devrait au moins réclamer au requérant qu'il se présente pour assumer les responsabilités que cette même Convention exige de lui et qu'il a évoquées si ostensiblement dans sa requête.

         78.    Quoi qu'il en soit, étant donné que lors de l'audience qui s'est tenue le 2 mai 1996 il a été confirmé que M. Martorell a été condamné au civil et au pénal et qu'il a accepté de revenir au Chili pour que le jugement lui soit notifié, le point soulevé par le Gouvernement chilien devant la Commission et qui concerne les responsabilités ultérieures de M. Martorell a perdu sa validité et, par conséquent, la CIDH estime qu'il ne lui incombe pas de se prononcer sur ce point.[14]

VI.     ENVOI DU RAPPORT 20/95

         79.    Lors de sa quatre-vingt-dixième Session, tenue en septembre 1995, la Commission a adopté le Rapport 20/95 qui traite de cette affaire. Le Rapport conclut que l'Etat a violé, dans l'affaire en question, l'article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme.

         80.    Le 6 octobre 1995, la Commission a envoyé le Rapport au Gouvernement chilien et elle a demandé à celui-ci de "bien vouloir informer la Commission, dans un délai de trois mois à compter de ce jour, des mesures adoptées afin de remédier à la situation dénoncée".

         81.    Par la note nº 003/95, datée du 5 janvier 1996, le Gouvernement chilien a demandé une prorogation de 30 jours afin de répondre au Rapport.

         82.    Dans sa réponse en date du 1er février 1996 à propos des mesures adoptées en application du Rapport 20/95 concernant l'affaire nº 11.230, le Gouvernement chilien déclare, entre autres, que:

         Il adoptera toutes les mesures qui seront à sa portée pour se conformer audit Rapport; qu'il procèdera à communiquer officiellement au Président de la Cour suprême le contenu de ladite résolution afin que, à l'avenir, le Pouvoir judiciaire de l'Etat chilien soit en mesure d'adopter ses décisions en la matière en conformité avec la jurisprudence de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, instituée par la Convention américaine relative aux droits de l'homme, à laquelle le Chili est un Etat partie; que, par ailleurs, l'article 25 de la Convention prévoit que les individus ont droit à un recours effectif devant les tribunaux en cas de violations de leurs droits fondamentaux ainsi que l'obligation qui incombe à l'Etat de garantir le respect des décisions de ces tribunaux; qu'il avait réalisé une étude de la législation nationale et des points communs entre celle-ci et la Convention américaine et qu'il était parvenu à la conclusion qu'il y avait une concordance totale entre l'article 29.12 de la Constitution du Chili et l'article 13 de la Convention américaine; et que, en accord avec le point 4 de l'article 13 de la Convention américaine portant sur les spectacles publics qui peuvent être soumis à une censure préalable pour assurer la protection morale des enfants, la Constitution chilienne établit au dernier alinéa de l'article 19.12: "La loi instaurera un système de censure pour la projection et la publicité de la production cinématographique".

VII.    CONCLUSIONS ET RECOMMANDATIONS

LA COMMISSION INTERAMERICAINE DES DROITS DE L'HOMME

CONSIDERANT:

         83.    Que l'Etat chilien, par l'entremise de la décision prise par la Cour suprême de justice, le 15 juin 1993, laquelle interdit l'importation, la distribution et la diffusion du livre intitulé "Impunidad Diplomática", dont l'auteur est M. Francisco Martorell, a violé l'article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme,

         84.    Que la note de réponse du Gouvernement chilien au Rapport 20/95 n'apporte pas d'éléments nouveaux permettant de réfuter les faits dénoncés ou prouvant que des mesures adéquates ont été prises afin de remédier à la situation dénoncée, et

         85.    Que dans la procédure concernant cette affaire toutes les démarches légales et réglementaires établies dans la Convention américaine relative aux droits de l'homme et dans le règlement de la Commission ont été observées, respectées et épuisées.

DECIDE:

         86.    De recommander à l'Etat chilien de lever la censure qui, en violation à l'article 13 de la Convention américaine,  pèse sur le livre intitulé "Impunidad Diplomática".

         87.    De recommander également à l'Etat chilien de prendre les dispositions nécessaires afin que M. Francisco Martorell puisse importer, distribuer et commercialiser au Chili le livre cité au paragraphe précédent.

         88.    De publier ce rapport dans le Rapport annuel à l'Assemblée générale de l'OEA en vertu de ce qu'établissent les articles 51.3 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme et 48 du règlement de la Commission.


JUSTIFICATION DU VOTE DU DR ALVARO TIRADO MEJIA,
MEMBRE DE LA COMMISSION

         Vous me permettrez d'exposer les raisons de mon vote dissident à propos de la décision prise par la Commission interaméricaine des droits de l'homme lors de la séance du 3 mai 1996 relative à l'affaire 11.230 concernant le Chili.

         Je considère que, lorsque la Commission a pris cette détermination, elle n'était pas habilitée à le faire, et ce, pour les raisons suivantes:

         a.      Au cours de sa quatre-vingt-dixième Session, en date du 14 septembre 1995, la Commission a approuvé le rapport, conformément à l'article 50 de la Convention américaine, ainsi que son envoi au Gouvernement chilien.

         b.      Au cours de sa quatre-vingt-onzième Session qui s'est tenue à Washington, en date du 1er mars 1996, la Commission a approuvé le rapport définitif ainsi que sa publication dans le Rapport annuel de 1996. Le Secrétariat en a procédé ainsi et a inclus le Rapport 11.230 aux pages 79 à 95 du Rapport annuel.

         c.      Le 19 mars 1996, la Commission, par le biais d'une note de son Secrétariat, a informé le Ministre des relations extérieures du Chili, M. José Miguel Insulza que "la Commission a donné son approbation définitive audit Rapport et ordonné sa publication". Elle lui a également envoyé copie de l'arrêt.

         d.      Le 28 mars 1996, le Secrétariat de la Commission a notifié aux mandataires du requérant, Messieurs José Miguel Vivanco, Juan Méndez et Viviana Kristicevic, Human Rights Watch-Americas et le CEJIL que la Commission "a adopté le rapport définitif nº 11/96 sur l'affaire susmentionnée qui concerne M. Francisco Martorell" et y a joint un exemplaire dudit rapport.

         e.      Le 29 mars 1996, les mandataires du requérant ont adressé une communication au Secrétariat de la Commission pour accuser réception du rapport et pour lui demander de surseoir à sa publication car ils considéraient qu'il y avait des "erreurs graves dans l'exposé des faits". Ces erreurs ont été exposées dans un document envoyé à la Commission le 27 mars comme "informations récentes".

         f.      Le 1er avril 1996, la Commission s'est concertée par téléphone et elle a décidé d'ajourner la publication du rapport. Au cours de la discussion, j'ai exprimé des réserves quant à la compétence de la Commission pour modifier ce qui avait déjà été décidé et notifié et à l'opportunité de le faire.

         g.      Lors de la séance du 3 mai 1996, la Commission a approuvé un rapport ayant trait à cette affaire, avec une nouvelle rédaction, différente de celle adoptée le 1er mars de cette même année.

         Ainsi que je l'ai dit alors devant la Commission, et je le réitère maintenant dans cette note explicative, mon vote dissident est dû au fait que je considère que la Commission n'était pas habilitée à modifier un arrêt qui avait été discuté et adopté à l'unanimité, dont la publication avait été ordonnée, après que la notification aux parties ait déjà eu lieu. Cette manière de procéder ne fait fond sur aucun article de la Convention américaine, elle est contraire à la sécurité juridique qu'exige le système et dont les parties ont besoin comme garantie et elle pourrait créer un précédent regrettable.

         Comme j'estime que le nouvel arrêt n'est pas valable, je ne m'occupe nullement des aspects concernant les changements qui sont intervenus dans celui-ci, ni des faits ni des considérations qui n'y ont pas été consignés ni de savoir si les faits qui y sont présentés comme nouveaux ont été prouvés ou non.

         De même, ainsi que je l'ai exprimé pendant les délibérations et au moment de mon vote dissident, ceci n'implique nullement que je m'écarte de la position que j'ai adoptée de concert avec tous les autres membres de la Commission quand j'ai approuvé le Rapport, le 1er mars 1996, à savoir que l'Etat chilien, par la décision de son Pouvoir judiciaire, a violé l'article 13 de la Convention américaine en interdisant l'importation, la distribution et la circulation d'un livre.


COMMUNICATION DU GOUVERNEMENT CHILIEN

         Le 24 mars 1997, le Président de la Commission a reçu une communication du Vice-Ministre des relations extérieures du Chili, M. Mariano Fernández Amunategui, dont le texte est transcrit ci-après:

                 Je me réfère aux Rapports datés du 1er mars 1996 (OEA/Ser/L/V/II.91, doc. 24) et du 3 mai 1996 (OEA/Ser/L/V/II.91, doc. 24 rev. 1), portant tous deux le numéro 11/96. Ces deux rapports qui ont été adoptés par la Commission interaméricaine des droits de l'homme au cours de sa quatre-vingt-onzième Session ordinaire et de sa quatre-vingt-douzième Session extraordinaire, respectivement, portent sur l'affaire 11.230 dont le requérant est M. Francisco Martorell et ont été notifiés l'un et l'autre au Gouvernement chilien comme le rapport final et définitif de la Commission sur ladite affaire.

                 Selon le premier rapport susmentionné, la Commission est arrivée à la conclusion, à l'unanimité — à l'exception du membre de la Commission, M. Claudio Grossman, qui pour des motifs réglementaires a dû s'abstenir de participer et de voter — que l'Etat chilien, par le biais de la décision prise par sa Cour suprême de justice qui interdit l'importation, la distribution et la diffusion du livre "Impunidad Diplomática", dont l'auteur est M. Francisco Martorell, a violé l'article 13 du traité cité ci-dessus.

                 Cependant, dans ce premier rapport, la Commission elle-même affirmait que le requérant, M. Francisco Martorell, s'était dérobé aux responsabilités qui dérivaient de la publication de son livre, et elle signalait qu'elle n'était pas en mesure d'adopter en sa faveur des mesures visant à le protéger contre la violation de son droit, étant donné qu'elle ne pouvait pas "se porter garante du comportement de M. Martorell", et elle ajoutait ensuite que:

                 ... Toute la structure, et même l'idéologie qui sous-tend la Convention, — dont la tutelle a été confiée à la Commission — repose sur l'hypothèse que tous les droits qu'elle établit peuvent s'exercer sans que ce soit au détriment des autres. Dans la situation que nous analysons, ainsi que cela a déjà été exprimé, le droit que possède M. Martorell à publier, mettre en circulation et distribuer son livre au Chili sans censure préalable a pour contrepartie qu'il puisse répondre devant la justice chilienne des abus commis contre le droit à l'honneur d'autrui. Si celui qui réclame l'exercice d'un droit pouvait se dérober à cette responsabilité stipulée par l'article 13 de la Convention, tout l'équilibre qu'a établi la Convention en serait altéré ..."

                 Jusqu'à la promulgation du Rapport 11/96, daté du 1er mars 1996, les règles de procédure prévues par la Convention, et en particulier les articles 50 et 51, avaient été respectés rigoureusement, et c'est pourquoi le Gouvernement chilien continue à considérer ce rapport comme le seul qui soit valable et comme le seul envers lequel il ait une obligation juridique.

                 Néanmoins, la Commission a approuvé lors d'une réunion extraordinaire, qui s'est tenue le 3 mai 1996 — non pas à l'unanimité, car il y eut un vote dissident, celui de M. Alvaro Tirado Mejía, membre de la Commission — un nouveau rapport dont le contenu différait de celui qui avait été adopté le 1er mars. Dans ce rapport, a été omise toute référence à la responsabilité ultérieure qui incombe à M. Martorell et qui représente — il est bon de l'avoir à l'esprit également — une exigence de l'article 13 du Pacte de San José.

                 En résumé, sans qu'aucune disposition de la Convention ne justifie l'élaboration d'un nouveau rapport, la CIDH a adopté un texte qui diffère finalement beaucoup de celui qui avait été notifié comme définitif au Gouvernement chilien. Il est évident que, à la lumière des règles en la matière de la Convention américaine relative aux droits de l'homme, la Commission n'est pas habilitée à procéder de la sorte.

                 De surplus, la décision exposée ci-dessus a entraîné l'apparition, dans l'acheminement des correspondances individuelles à la CIDH, d'un élément d'incertitude et d'un facteur préoccupant d'insécurité juridique.

                 Le vote dissident du membre de la Commission, M. Tirado, qui a exprimé son désaccord avec la manière d'agir de la Commission, au motif que celle-ci "... n'était pas habilitée à modifier un arrêt examiné et adopté à l'unanimité..." et, en outre, parce que cette manière de procéder "ne fait fond sur aucun article de la Convention américaine, elle est contraire à la sécurité juridique qu'exige le système et dont les parties ont besoin comme garantie et elle pourrait créer un précédent regrettable..." résume de façon appropriée les appréhensions du Gouvernement chilien.

                 Etant donné la nécessité d'éclaircir et de définir la validité du procédé utilisé par la CIDH dans l'affaire en question, le Gouvernement chilien a décidé de solliciter l'avis juridique de la Cour interaméricaine des droits de l'homme en la matière, et de lui demander concrètement si la Commission est habilitée, une fois qu'elle a adopté à propos d'un Etat les deux rapports prévus aux articles 50 et 51 de la Convention et que, en ce qui concerne le dernier de ces rapports, elle a notifié à l'Etat concerné qu'il s'agissait du rapport définitif, à modifier substantiellement les deux rapports précédents et à en rédiger un troisième.

                 Bien que la demande d'avis consultatif porte sur un aspect juridique de la plus grande importance pratique, cela n'a pas empêché certains de faire des commentaires qui tendent à dénaturer la portée et l'intention de l'initiative prise par mon Gouvernement. Il a été ainsi signalé que cet avis consultatif avait pour objet de tergiverser la décision prise dans "l'affaire Martorell" ou bien que nous prétendions contester une décision de la Commission en ayant recours à une action indirecte, à savoir la demande d'un avis consultatif, dans le but de mettre en doute les attributions de la Commission en matière de procédures ou de juridictions.

                 Ceux qui ont fait des commentaires comme ceux qui sont mentionnés ci-dessus ne se sont pas rendus compte de la véritable intention qui animait le Gouvernement quand il a fait appel à la Cour interaméricaine, à savoir qu'il voulait élucider la différence qui pourrait éventuellement exister entre le Gouvernement chilien et la Commission au moment d'interpréter lequel des deux rapports auxquels il a été fait référence est celui qui prévaut.

                 Cependant, une étude plus approfondie de la question a convaincu mon Gouvernement qu'une telle différence n'existait pas. En effet, sur le fond, le point de vue du Gouvernement chilien ne diffère en aucun point de celui de la Commission, car ainsi que nous l'avons manifesté en maintes occasions, il existe au Chili une liberté d'expression et d'opinion considérable, laquelle est reconnue dans notre Constitution dans des termes identiques à ceux de la Convention américaine relative aux droits de l'homme.

                 Ces critères concernant l'ampleur de la liberté d'expression et d'opinion ont également été reconnus par l'Assemblée générale de l'OEA, qui, par la résolution AG/RES. 1331 (XXV-O/95) qui a fait l'objet d'un vote favorable de la part du Chili — et de la part de tous les Etats Membres de l'Organisation — a établi au paragraphe 15 du dispositif:

                 "... Réitérer la pleine vigueur, dans toute société démocratique, de la liberté d'expression, celle qui n'est pas soumise à la censure préalable, et seulement aux responsabilités ultérieures qui pourraient dériver des excès de ladite liberté d'expression, conformément aux lois internes que les Etats Membres auraient établi légitimement afin de garantir le respect des droits ou de la réputation d'autrui, ou afin de sauvegarder la sécurité nationale, l'ordre public, la santé ou la morale publiques ..."

                 Pour ce qui est des aspects de procédure dans l'affaire en question, ainsi que cela a été signalé ci-dessus, le Gouvernement chilien considère que seul le rapport du 1er mars 1996 est valable, et par conséquent, il continuera à régler son comportement sur les termes du rapport susmentionné. Ainsi que je l'ai dit dans la lettre du 1er février 1996 que j'ai adressée à la Commission à ce propos, le Gouvernement chilien réitère d'une part, qu'il reconnaît la compétence du système interaméricain des droits de l'homme, d'autre part, qu'il adoptera toutes les mesures qui sont à sa portée en vue d'obéir au rapport susmentionné.

                 A la lumière de ce qui précède, il ne paraît pas opportun ni nécessaire au Gouvernement chilien de persister dans un débat avec cette Commission à propos d'un sujet qui a donné lieu à des interprétations erronées ou fâcheuses, d'autant plus que mon Gouvernement a la ferme intention de continuer à entretenir les plus fructueuses relations de coopération avec la Commission, relations qui permettront, à travers le dialogue, qu'il soit bilatéral ou qu'il soit établi à travers les canaux multilatéraux qui ont été conçus récemment dans le but de renforcer le système interaméricain des droits de l'homme, de régler les situations telles que celle qui s'est produite en l'espèce et d'éviter qu'elles puissent se répéter à l'avenir.

                 C'est pour les raisons exposées ci-dessus que le Gouvernement chilien communique à la Commission, que préside Son Excellence, sa décision de retirer la demande d'avis consultatif dont il avait saisi la Cour interaméricaine des droits de l'homme et se permet, en conséquence, de lui demander que la présente note soit publiée conjointement avec le rapport concernant l'affaire 11.230.



     [8]          Le doyen Claudio Grossman, membre de la Commission, qui est ressortissant chilien, n'a pas pris part aux débats ni au vote à propos de cette affaire, conformément à ce que prescrit l'article 19 du règlement de la Commission.

     [9]          Cour interaméricaine des droits de l'homme, Affaire Cayara, Objections préliminaires, arrêt prononcé le 3 février 1993, paragraphe 42.

     [10]         Cour interaméricaine des droits de l'homme, Avis consultatif OC-5/85 en date du 13 novembre 1985, série A, nº 5, paragraphe 30; Convention américaine relative aux droits de l'homme, articles 13 et 29.

     [11]         Ibid., paragraphe 33.

     [12]         Ibid., paragraphe 70.

     [13]         Dans une affaire similaire, la Cour européenne a considéré qu'"elle ne se trouvait pas face à un choix entre deux principes qui s'opposent mais face à un principe de liberté d'expression qui est soumis à certaines exceptions qui doivent être interprétées au sens strict". Cour européenne des droits de l'homme, Affaire Sunday Times, arrêt du 26 avril 1979, série A, numéro 30, paragraphe 65.

     [14]         Il convient de signaler que le critère de la Commission à ce propos doit être interprété à la lumière de ce qu'elle a elle-même déclaré dans son Rapport sur la situation des droits de l'homme en Argentine, où elle a établi ceci:

    D'une part, il n'est pas du ressort de la Commission de se substituer à l'Etat quand il s'agit d'enquêter et de sanctionner des actes de violation commis par des particuliers. En revanche, il lui appartient de protéger les individus dont les droits ont été lésés par des agents ou des organes de l'Etat. La raison d'être, en définitive, des organes internationaux pour la protection des droits de l'homme, tels que la CIDH, c'est cette nécessité de trouver une instance à laquelle il soit possible de recourir quand se produit une violation des droits de l'homme de la part d'agents ou d'organes de l'Etat. [Cf Rapport sur la situation des droits de l'homme en Argentine (OEA/Ser.L/VII.49), doc. 19, 11 avril 1980, page 29].

    La Commission s'est prononcée également dans ce sens lors de l'audience publique sur les exceptions préliminaires, qui s'est tenue le 16 juin 1987, à propos de l'affaire Fairen Garbi et Solis Corrales, à la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Le juge ad-hoc Rigoberto Espinal Irías a demandé à la Commission s'il pourrait exister, en ce qui concernait cette affaire, "une relation ou un lien possible entre la violation des droits de l'homme et la théorie dite des "Mains propres" (clean hands) reconnue par le droit international". Quand elle a répondu à la question du juge ad-hoc, la Commission a soutenu ce qui suit:

    La réponse est, évidemment, non! La Commission protège les êtres humains en faisant totalement abstraction de leur idéologie, de leur comportement. Il y a des droits qui sont fondamentaux pour tous les individus. Le droit à la vie est le plus important d'entre eux, quelle que soit l'idéologie, quel que soit le comportement, quelle que soit la personne. Si quelqu'un n'a pas les mains propres ("clean hands"), il est évident qu'il incombe à l'Etat de lui intenter un procès en bonne et due forme. Mais il est inconcevable, quel que soit le cas, qu'un pays puisse l'exécuter et qu'il le fasse par le biais d'une méthode aussi perverse que celle d'une disparition. Cela ne peut être accepté dans aucun cas. Il n'y a pas de citoyens de première et de seconde catégories dans la protection diplomatique, Votre honneur. La Commission n'a jamais demandé à quelqu'un quelle était son idéologie ou ses motifs, jamais ... et elle ne le fera jamais. [Réponse du Dr Edmundo Vargas Carreño, Secrétaire exécutif de la Commission interaméricaine des droits de l'homme, série D: Mémoires, Arguments oraux et documents, page 182].