RAPPORT No 20/04

PÉTITION 4692/02

RECEVABILITÉ

LYSIAS FLEURY

HAÏTI

26 février 2004

 

 

          I.        RÉSUMÉ

 

          1.       Le 11 octobre 2002, la Commission interaméricaine des Droits de l'Homme (ci-après «la CIDH» ou «la Commission») a reçu une plainte présentée par M. Lysias Fleury (ci-après «le requérant») contre la République d’Haïti (ci-après «l’État» ou «Haïti») alléguant la violation de son intégrité et de sa liberté, de son honneur et de sa dignité, ainsi que son arrestation sans mandat judiciaire par la police et des agents civils qui l’on menacé, maltraité, torturé et lui ont infligé d’autres traitements dégradants pendant 17 heures au cours desquelles il a été privé de liberté, ce qui lui a causé des blessures graves. Le requérant allègue des violations des articles 5 (droit à l’intégrité de la personne), 7 (droit à la liberté de la personne) et 11 (protection de l’honneur et de la dignité de la personne) de la Convention américaine relative aux Droits de l'Homme (ci-après «la Convention américaine»).

 

          2.       L’État n’a soumis aucune réponse aux faits allégués par les requérants et n’a pas non plus contesté la recevabilité de la pétition sous examen.

 

          3.       Dans le présent rapport, la CIDH, après avoir examiné les informations disponibles, à la lumière de la Convention américaine, conclut qu’elle est compétente pour examiner les allégations du requérant selon lesquelles les actes de la police et des agents civils ont violé son intégrité et sa liberté ainsi que son honneur, et selon lesquelles ces actes constituent des violations des droits protégés par les articles 5, 7, 8, 11, 25 et 1.1 de la Convention américaine et, vu que la plainte réunit les conditions établies dans les articles 46 et 47 de la Convention américaine, elle décide de déclarer la pétition recevable.

 

          II.       DÉMARCHES AUPRÈS DE LA COMMISION

 

          4.       Le 11 octobre 2002, la Commission a reçu la plainte acheminée par le requérant, contenant également une requête visant l’adoption de mesures conservatoires qui furent émises par la Commission le 15 octobre 2002.

 

          5.       Entre le 11 octobre 2002 et le 10 mars 2003, la CIDH a reçu des informations supplémentaires du requérant concernant la non-exécution, par l’État, des mesures conservatoires adoptées. Au cours de cette période, la Commission a demandé à l’État de lui fournir des informations concernant les mesures conservatoires. L’État a accusé réception des communications émanées de la Commission. Le 13 mars 2003, la Commission a présenté à la Cour interaméricaine des Droits de l'Homme une requête visant l’adoption de mesures provisoires à l’égard de l’État haïtien en faveur de M. Lysias Fleury, alléguant, notamment, que l’État avait manqué d’exécuter les mesures conservatoires adoptées par la CIDH. Le 18 mars 2003, le Président de la Cour interaméricaine a décidé d’ordonner à l’État d’adopter sans délai les mesures urgentes nécessaires pour protéger la vie et l’intégrité personnelle du requérant. Le 25 juin 2003, la Commission a reçu un avis de la Cour daté du 20 juin 2003 reprenant l’ordonnance rendue le 7 juin concernant les mesures provisoires adoptées au nom du requérant, qui confirmait intégralement l’ordonnance rendue le 18 mars 2003 par le Président de la Cour.

 

          6.       Après les mesures d’urgence adoptées par le Président de la Cour interaméricaine des Droits de l'Homme, la Commission a reçu du requérant et de l’État des informations supplémentaires ainsi que des communications de la Cour concernant les mesures d’urgence et, plus récemment, les mesures provisoires.

 

          7.       En ce qui concerne la pétition même, en sus du processus d’adoption des mesures conservatoires, d’urgence et provisoires, la Commission a accusé réception de la pétition déposée par M. Fleury et a procédé à l’instruction de celle-ci (P 4692/02) le 10 mars 2003. La CIDH a transmis à l’État haïtien les extraits pertinents de la pétition et des communications postérieures du requérant, donnant au gouvernement un délai de deux mois à compter de la date de transmission pour soumettre ces informations.

 

          8.       Le 6 mai 2003, la Commission a reçu une lettre datée du 21 mars 2003 provenant du Ministère des Affaires Étrangères d’Haïti accusant réception de la communication acheminée par la Commission le 10 mars 2003 et, comme décrit dans la communication du 12 mars 2003, cette lettre indique qu’une réunion eut lieu au Ministère des Affaires Étrangères entre le requérant et M. Gaspard, un haut fonctionnaire du Ministère, pour discuter de l’exécution des mesures conservatoires. L’État a également indiqué que le Ministère des Affaires Étrangères avait souhaité organiser une réunion de travail entre les représentants de la Police Nationale, du Ministère de la Justice et du Ministère de l’Intérieur afin d’assurer un meilleur suivi des questions en souffrance entre la Commission et le Gouvernement d’Haïti.

 

          III.      POSITION DES PARTIES

 

          A.      Le requérant

 

          9.       Selon la plainte, M. Lysias Fleury, un défenseur haïtien des Droits de l’Homme travaillant avec la Commission Épiscopale Nationale Justice et Paix (ci-après « la Commission Justice et Paix »), fut arrêté sans mandat judiciaire le 24 juin 2002 à 19 heures environ à son domicile. Le requérant allègue que, pendant son arrestation, il a été frappé avec un pistolet par la police. Il allègue avoir montré à la police sa carte d’identité de la Commission Justice et Paix et que la police a déclaré : « Vous êtes des Droits de l’Homme ? Vous allez voir ! »

 

          10.     Le requérant allègue qu’il fut transféré au Commissariat de police de Bon Repos, à Port-au-Prince, où il fut détenu 17 heures. Il fut soumis à des « traitements dégradants » qui causèrent des « blessures graves. » En particulier, le requérant indique qu’il fut forcé de nettoyer les excréments de sa cellule avec ses mains. Il explique également que, le matin du 25 juin 2002, il fut frappé à la tête, frappé avec un gourdin et reçut des coups de pied.  Il fut également forcé de signer une déclaration selon laquelle il n’aurait pas été maltraité par la police mais par des membres d’un CASEC (Conseil d’administration des sections communales). Le requérant a déclaré avoir subi ces traitements abusifs en raison de sa fonction de défenseur des Droits de l’Homme.

 

          11.     Dans sa pétition et dans des communications postérieures, le requérant allègue que, le 1er août 2002, il a présenté une plainte pénale au Commisaire de Gouvernement de Port-au-Prince rapportant les événements des 24 et 25 juin 2002 et demandant que le Ministère Public introduise une action pénale contre les officiers de police du Commissariat de Bon Repos. Le requérant allègue qu’aucune suite n’a été donnée à sa plainte pénale. De plus, le 27 juin 2002, le directeur de la Commission de la Conférence Épiscopale Justice et Paix a déposé une plainte pénale à l’Inspecteur Général de la Police Nationale.

 

          12.     Le requérant allègue que, le 22 février, il fut reçu au bureau de l’Inspecteur Général de la Police Nationale où il fut invité par l’inspecteur John Prévost dans une salle dans laquelle les policiers qui l’avaient maltraité lui ont été présentés un à un, c’est-à-dire, Erick Edris, Timothé Dégand et Tevnord Joseph. Le requérant devait identifier ses agresseurs présumés en leur présence. Malgré cette identification, les trois hommes sont sortis librement du bureau de l’Inspecteur Général de la Police Nationale.

 

          13.     Le requérant indique également qu’il fut reçu par un haut fonctionnaire du Ministère des Affaires Étrangères le 7 mars 2003 pour discuter de la mise en œuvre des mesures conservatoires adoptées par la CIDH. Ce haut fonctionnaire l’a informé qu’il contacterait le Directeur de la Police Nationale et qu’il enverrait une lettre au Ministère de la Justice sollicitant des informations actualisées sur l’affaire.

 

          14.     Selon le requérant, aucune investigation criminelle fut entamée en vertu de la plainte déposée le 1er août 2002 au bureau du Commisaire de Gouvernement de Port-au-Prince. Aucune investigation criminelle n’a été entamée en réponse à la plainte déposée le 27 juin 2002 par le directeur de la Commission de la Conférence Épiscopale Justice et Paix à l’Inspecteur Général de la Police Nationale d’Haïti.

 

          B.       L’État

 

          15.     L’État n’a soumis aucune réponse aux faits allégués par le requérant et n’a pas non plus contesté la recevabilité de la pétition sous examen. L’État a simplement accusé réception des communications de la Commission et, dans une lettre en date du 21 mars 2003 et reçue par la CIDH le 6 mai 2003, l’État indique qu’une réunion eut lieu au Ministère des Affaires Étrangères entre le requérant et M. Gaspard, un haut fonctionnaire du Ministère, pour discuter de l’exécution des mesures conservatoires.

 

          IV.      ANALYSE DE LA RECEVABILITÉ

 

         A.      Compétence ratione personae, ratione loci et ratione temporis de la Commission

 

          16.     En vertu de l’article 44 de la Convention américaine, le requérant est habilité à soumettre des pétitions à la Commission.  Conformément à l’article 1.2 de la Convention américaine, la plainte note que la victime présumé, M. Lysias Fleury, est une personne. L’État défendeur, la République d’Haïti, a ratifié la Convention américaine le 27 septembre 1977. Par conséquent, la Commission est compétente  ratione personae pour examiner la plainte.

 

          17.     En ce qui concerne la compétence ratione loci, il est allégué que toutes les violations ont été commises sur le territoire de la République d’Haïti.

 

          18.     En ce qui concerne la compétence ratione temporis, il est allégue que les violations ont été commises après le 27 septembre 1977, date à laquelle Haïti a ratifié la Convention américaine.

 

          19.     En ce qui concerne la compétence ratione materiae, ces violations, si elles sont prouvées, pourraient constituer des violations des articles 5, 7 et 11 de la Convention américaine.

 

          B.       Autres conditions de recevabilité de la pétition

 

          a.       Épuisement des voies de recours internes

 

20.     L’article 26(1)(a) de la Convention établit que la recevabilité d’une pétition portée devant la Commission est sujette à la condition« [q]ue toutes les voies de recours internes aient été dûment utilisées et épuisées conformément aux principes du Droit international généralement reconnus ». Le préambule de la Convention stipule que celle-ci confère « une protection internationale, d'ordre conventionnel, secondant ou complétant celle que procure le droit interne des États Américains »[1]. La règle d’épuisement préalable des voies de recours internes permet à l’État de régler le différend dans le cadre de sa législation interne avant d’avoir à confronter une instruction internationale, ce qui est particulièrement pertinent en ce qui concerne la juridiction internationale en matière de Droits de l’Homme.    

 

          21.     Comme décrit précédemment, dans sa pétition et dans des communications postérieures, le requérant allègue que, le 1er août 2002, il a présenté une plainte pénale au Commisaire de Gouvernement de Port-au-Prince rapportant les événements des 24 et 25 juin 2002 et demandant que le Ministère Public initie une enquête criminelle quant aux officiers de police du Commissariat de Bon Repos. Il indique également que, le 27 juin 2002, le Directeur de la Commission Justice et Paix a déposé une plainte pénale auprès de l’Inspecteur Général de la Police Nationale.

 

          22.     Le requérant explique aussi que, le 22 février, il fut reçu dans les bureaux de l’Inspecteur Général de la Police Nationale où il identifia ses présumés agresseurs.

 

          23.     Selon le requérant, aucune investigation criminelle ne fut entamée en vertu de la plainte déposée le 1er août 2002 au bureau du Commisaire de Gouvernement de Port-au-Prince. De même, aucune enquête criminelle ne fut ouverte en réponse à la plainte déposée le 27 juin 2002 par la Commission Justice et Paix auprès de l’Inspecteur Général de la Police Nationale d’Haïti.

 

          24.     De plus, l’État n’a pas invoqué le non-épuisement des voies de recours internes. Comme la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme l’a clairement indiqué, si un État souhaite invoquer le non-épuisement des voies de recours internes, il doit le faire dans la première phase de l’instruction[2]. Dans le cas présent, l’État n’a pas expressément invoqué le non-épuisement des voies de recours internes, s’en tenant qu’à accuser réception de certaines communications et à informer la CIDH d’une réunion entre le requérant et le Ministère des Affaires Étrangères. À la lumière de la non-objection, par l’État, de la recevabilité de la pétition, il est possible de présumer d’une renonciation tacite à invoquer l’exception de-non épuisement des voies de recours internes[3].

 

          25.     À cet égard, la Cour interaméricaine a indiqué que, pour être recevable, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être invoquée dans les premières phases de l’instruction. En cas contraire, il est possible de présumer une renonciation tacite par l’État à invoquer cette exception[4]. La CIDH conclut que, dans cette affaire, il y eut renonciation tacite par l’État.

 

          b.       Délai d’instruction

 

          26.     L’article 46(1)(b) de la Convention américaine établit comme règle générale qu’une pétition doit être déposée dans un délai de six mois à compter de la date à laquelle la partie alléguant la violation de droits a reçu notification de la décision finale rendue dans son affaire. Dans la pétition sous examen, la Commission a établit que l’État a renoncé tacitement à son droit d’invoquer le non-épuisement des voies de recours internes. Par conséquent, la condition stipulée dans l’article 46(1)(b) de la Convention n’est pas applicable.

 

          27.     Toutefois, les conditions d’épuisement des voies de recours internes et de soumission dans un délai de six mois de la décision portant sur l’épuisement des recours internes, toutes deux établies dans la Convention américaine, sont indépendantes. Par conséquent, la CIDH doit déterminer si la plainte sous examen a été déposée dans un délai raisonnable.

 

          28.     À cet égard, la Commission observe que le requérant a déclaré avoir été arrêté sans mandat judiciaire le 24 juin 2002 et remis en liberté le lendemain, sans que les autorités aient mené une enquête sérieuse pour punir les responsables. La Commission note que la pétition originale a été soumise le 11 octobre 2002. Vu les circonstances particulières de la pétition sous examen, la Commission considère qu’elle a été soumise dans un délai raisonnable.

 

          c.       Double emploi des procédures et chose jugée

 

          29.     À la connaissance de la Commission, l’objet de la présente plainte n’est pas en attente de règlement devant une autre organisation internationale et ne fait pas double emploi avec une pétition déjà examinée par cette organisation ou par tout autre organisme international. Par conséquent, les conditions établies aux articles 46(1)(c) et 47(d) ont été satisfaites.

 

          d.       Caractérisation des faits

 

          30.     L’article 47(b) et (c) de la Convention et l’article 34(a) et (b) du Règlement de la Commission exigent que la Commission juge une plainte irrecevable si elle n’établit pas des faits tendant à établir des violations de droits garantis par la Convention ou d’autres instruments pertinents, ou si les déclarations du requérant ou de l’État indiquent qu’une pétition est obstensiblement dénuée de fondement ou manifestement tout-à-fait  non conforme aux normes.

 

          31.     Le requérant allègue que l’État est responsable des violations des droits de M. Fleury aux termes des articles 5, 7 et 11 de la Convention américaine, comme résumé au Chapitre III A précédent. L’État n’a pas soumis d’observations et n’a fourni aucune information sur les violations alléguées par le requérant.

 

          32.     Sur la base des informations présentées par le requérant, et sans porter préjudice au fond de l’affaire, la Commission conclut que, en vertu du principe de iura curia novit, la pétition contient des allégations tendant à établir des violations de droits garantis par les articles 8 et 25 de la Convention, en relation avec l’article 1.1. De plus, la Commission considère que, sur la base de l’information soumise, les allégations du requérant ne sont ni ostensiblement dénuées de fondement ni tout-à-fait non conformes aux normes. Par conséquent, la CIDH conclut que la plainte ne saurait être considérée irrecevable aux termes de l’article 47(b) et (c) de la Convention ou de l’article 34(a) et (b) du Règlement de la Commission.

 

          V.      CONCLUSIONS

 

          33.     En ce qui a trait aux violations alléguée commises contre M. Fleury pendant son arrestation et sa détention, la Commission conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente affaire et que la pétition est recevable en vertu des articles 46 et 47 de la Convention américaine, à l’égard de violations des articles 5, 7, 8, 11 et 25 de la Convention en relation avec l’obligation générale établie dans l’article 1.1.

 

          34.     Considérant les arguments de faits et de droit décrits précédemment, et sans préjuger du fond de l’affaire,

 

 

LA COMMISSION INTERAMÉRICAINE DES DROITS DE L’HOMME,

 

DÉCIDE DE:

 

          1.       Déclarer la présente affaire recevable aux termes des articles 5, 7, 8, 11, 25 et 1.1 de la Convention américaine.

 

          2.       Notifier le requérant et l’État de la présente décision.

 

          3.       Procéder à l’examen du fond de l’affaire.

 

          4.       Publier le présent rapport et de l’inclure dans son Rapport annuel à l'Assemblée générale de l’OEA.
 

Approuvé par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, dans la ville de Washington, D.C. le 26 février 2004, par Jose Zalaquett, Président; Clare K. Roberts, première vice-présidente; Susana Villarán, deuxième vice-présidente; les Membres de la Commission; Evelio Fernández Arevalos, Paulo Sergio Pinheiro, Freddy Gutiérrez, et Florentín Mendez.


 


[1] Voir le deuxième paragraphe du Préambule de la Convention américaine.

[2] Voir la Cour I.D.H., Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) des Awas Tingni, Exceptions préliminaires, Décision du 1er  février 2000, par. 55 et suiv.

[3] Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez. Exceptions préliminaires Décision du 26 juin 1987, par. 88. Voir aussi CIDH, Rapport No. 39/96, Affaire 10,897, Guatemala, 16 octobre 1996, par. 35 et Rapport No. 53/96, Affaire 8, 074, Guatemala, 6 décembre 1996, Rapport annuel 1996. En outre, voir le Rapport No. 25/94, Affaire 10,508, Guatemala, 22 septembre 1994, Rapport annuel 1994 de la CIDH.

[4] Cour I.D.H., Affaire Velásquez Rodríguez, Exceptions préliminaires, Décision du 26 juin 1987, par. 88; Affaire Fairén Garbi et Solis Corrales, Exceptions préliminaires, Décision du 26 juin 1987, par. 87; Affaire Gangaram Panday, Exceptions préliminaires, Décision du 4 décembre 1991, par. 38; Affaire Loayza Tamayo, Exceptions préliminaires, Décision du 31 janvier 1996, par. 40.