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HAÏTI
1.
La Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a décidé
d’inclure dans le présent chapitre des observations ayant trait à la République
d’Haïti, État membre de l’OEA dont les pratiques en matière de droits
de la personne méritent une attention particulière, parce que cet État se
trouve dans une situation prévue par le cinquième critère énoncé dans
le Rapport annuel de la CIDH pour l’année 1997, mentionné ci-dessus, à
savoir, une « situation
temporaire ou structurelle qui peut se produire dans des États membres
confrontés, pour diverses raisons, à des situations qui affectent
gravement la jouissance des droits fondamentaux consacrés dans la
Convention américaine ou dans la Déclaration américaine. Ce critère
comprend, par exemple, des situations graves de violations des Droits de
l’Homme qui empêchent le fonctionnement adéquat de l’État de droit,
de graves crises institutionnelles, des processus de changements
institutionnels ayant des conséquences négatives pour les droits de la
personne ou de graves omissions dans l’adoption des dispositions nécessaires
à l’exercice effectif des droits fondamentaux. » 2. La
Commission a élaboré cette section du Chapitre IV de son Rapport annuel de
2002 en conformité avec l’Article 57
(1) (h) de son Règlement et s’est référée a des informations obtenues
lors des visites in loco décrites plus bas, de même que sur des
informations publiques fiables. Le 18 décembre 2002, la CIDH a transmis à
l’État une copie de projet de section traitant d’Haïti pour le Chapitre
IV de son Rapport annuel de 2002, en conformité avec l’Article cité plus
haut, et a prié le Gouvernement de la République d’Haïti de lui
soumettre ses observations sur la section dans un délai de trente jours.
L’État n’a pas soumis d’information dans ce délai. 3. En 2002, la
Commission interaméricaine des droits de l’homme a réalisé deux visites
in loco en République d’Haïti,
à l’invitation du Gouvernement de ce pays. Au cours de la première
visite, qui a eu lieu du 28 au 31 mai 2002, la délégation était composée
de M. Clare K. Roberts, membre de la CIDH et Rapporteur
pour Haïti,
M. Santiago A. Cantón, Secrétaire exécutif de la Commission, M. Eduardo
Bertoni, Rapporteur pour la liberté d’expression de la CIDH, Mme.
Christina Cerna, Spécialiste principale et Mme Raquel Poitevien, Spécialiste
des droits de la personne pour la République d’Haïti. Au cours de la
deuxième visite, qui a eu lieu du 26
au 29 août 2002, la délégation était composée de M. Clare K. Roberts,
membre de la CIDH et Rapporteur pour Haïti, M. Eduardo Bertoni, Rapporteur
spécial pour la liberté d’expression et Mme Raquel Poitevien, Spécialiste
des droits de la personne pour République
d’Haïti. 4.
La Commission a exprimé sa gratitude au Gouvernement d’Haïti pour
toutes les attentions qu’il lui a réservées, lesquelles lui ont permis
de mener à bien ces visites, et pour son invitation à revenir périodiquement
dans le pays afin d’assurer un suivi. Les visites de la CIDH ont été réalisées
conformément au mandat, au Statut et au Règlement de la CIDH.
L’importance de ces visites a été réitérée par la résolution CP/RES.
806 (1303/02) du Conseil permanent de l’OEA, en date du 15 janvier 2002.
Cette résolution a été élaborée avec la collaboration active de l’État
haïtien et a été adoptée par l’Organisation des États Américains.
Elle a pour but de restaurer un climat de confiance et de sécurité afin de
résoudre la crise politique en Haïti grâce à plusieurs mécanismes :
1) la création d’une Mission spéciale appelée à renforcer la démocratie,
2) une investigation menée par une Commission d’enquête indépendante
sur les événements du 17 décembre 2001, et 3) des dédommagements pour
les particuliers et les organisations ayant subi des dégâts, résultant
directement de la violence qui eut lieu ce jour-là. La CIDH, dans le cadre
de ses compétences, a reçu le mandat d’évaluer la situation actuelle en
matière de droits de la personne ainsi que les événements qui se sont déroulés
le 17 décembre 2001 et d’établir un rapport sur ces deux questions. Ces
activités ont été menées à bien en étroite collaboration avec les
autres entités de l’OEA et le Secrétaire général de l’OEA, tout en
respectant à tout moment l’autonomie et l’indépendance de la CIDH. A.
La visite in loco de mai
2002 5.
Au cours de la première visite, la délégation a eu des entretiens
avec de hauts fonctionnaires du Gouvernement haïtien ainsi qu’avec des
représentants de l’opposition et d’organisations de la société
civile. Elle a également rencontré le Président de la République, M.
Jean Bertrand Aristide, le Premier Ministre, M. Yvon Neptune, le Ministre
des affaires étrangères, le Ministre de la justice et de la sécurité
publique, le Ministre de l’intérieur, le Directeur général de la Police
nationale d’Haïti, l’Inspecteur général de la Police nationale et le
Secrétaire d’État à la sécurité publique. La délégation a également
tenu des réunions avec des représentants des différents secteurs de la
société civile, appartenant à la Plate-forme des organisations haïtiennes
des droits humains. En outre, la délégation s’est entretenue avec des
représentants des divers partis politiques de l’opposition regroupés au
sein de la Convergence démocratique et avec des représentants de l’Église
catholique et protestante. La CIDH a également rencontré des représentants
de l’Association de la presse haïtienne, de l’Association des
journalistes haïtiens et de l’Association des femmes journalistes d’Haïti.
Par ailleurs, elle s’est réunie avec des représentants en Haïti du
Programme des Nations Unies pour le développement et de l’Agence de développement
international des États-Unis (USAID). La délégation remercie également
le Groupe des amis d’Haïti pour leurs opinions sur les conditions
actuelles en Haïti. 6.
Pendant sa visite de mai 2002, la Commission a pris note de la
situation critique dans laquelle se trouve la société haïtienne et dont témoignent
plusieurs facteurs, notamment l’extrême pauvreté de la majorité de la
population, les taux élevés de mortalités maternelle et infantile, le
taux élevé d’analphabétisme et de malnutrition. La Commission soutient
que ces circonstances engendrent une situation de crise sociale et
peuvent limiter l’exercice de certains droits, dont les droits socio-économiques.
Elle estime également que, dans ce contexte, le respect des droits de la
personne ne se limite pas aux droits civiques et politiques mais englobe également
les droits économiques, sociaux et culturels qui représentent un défi
considérable qui ne peut être relevé qu’avec la participation de tous
les secteurs du Gouvernement, avec un plan concret de développement du
Gouvernement haïtien et la collaboration de la société civile et de la
communauté internationale. 7.
En plus des autres aspects de la situation relative aux droits de la
personne en Haïti, la Commission s’est penchée sur le problème spécifique
du respect de l’État de droit, car
elle estime qu’il revêt une importance capitale pour garantir le plein
respect des droits de la personne en République d’Haïti. Elle a consacré
une attention particulière aux questions liées à l’indépendance du
pouvoir judiciaire, à l’impunité, à la sécurité des citoyens et à la
liberté d’expression. i.
L’État de droit en Haïti 8.
La CIDH a souligné l’importance du système démocratique et de
l’État de droit pour assurer la protection des droits de la personne. Tel
que l’a rappelé la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme, dans
une société démocratique, les droits et les libertés inhérents à l’être
humain, les garanties relatives à ceux-ci sont inter-reliées et complémentaires.1 9.
La démocratie se fonde sur le fait que la souveraineté politique
appartient au peuple et que celui-ci, en vertu de cette souveraineté, élit
ses représentants qui exercent le pouvoir
politique, dans le respect des droits de ceux dont les opinions sont
minoritaires. Les élus reçoivent un mandat de leurs électeurs qui
aspirent à une vie digne, à la liberté et à la démocratie, objectifs
qui ne peuvent se réaliser que par le contrôle effectif des institutions
publiques et par l’existence d’un équilibre entre les différents
pouvoirs de l’État. En plus d’élire leurs représentants, les citoyens
participent également au processus décisionnels par le biais d’une
multitude de formes d’expression et de réunion pacifique. Le respect
effectif des droits de la personne exige un cadre juridique et
institutionnel dans lequel les lois ont prééminence sur la volonté des
dirigeants et dans lequel il existe un équilibre entre tous les pouvoirs de
l’État dans le but de préserver l’expression de la volonté populaire. 10.
La Charte démocratique interaméricaine stipule que, au nombre des
« composantes essentielles de la démocratie représentative figurent,
entre autres, le respect des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, l’accès au pouvoir et son exercice assujettis à l’État
de droit, la tenue d’élections périodiques, libres, justes et basées
sur le suffrage universel et secret, à titre d’expression de la
souveraineté populaire, le régime plural de partis et d’organisations
politiques ainsi que la séparation et l’indépendance des pouvoirs
publics. » De même, « la transparence des activités
gouvernementales, la probité, la gestion responsable des affaires publiques
par les gouvernements, le respect des droits sociaux, la liberté
d’expression et la liberté de la presse constituent des composantes
fondamentales de la démocratie. »2 11.
La Commission a été informée par des représentants
d’organisations internationales et nationales des efforts qui sont déployés
en vue d’engager un dialogue entre le Gouvernement et les représentants
de l’opposition. L’absence de dialogue avec les différents secteurs de
la société a eu un effet négatif incontestable sur la protection des
droits de la personne. L’expérience de la Commission a montré que le
plein respect total des droits de la personne se réalise principalement à
travers un dialogue impliquant tous les secteurs de la société. La
Commission a encouragé ce dialogue, qui, tel que l’espère la CIDH,
permettra à tous les secteurs de la société haïtienne de participer à
la formulation d’une politique intégrale des droits de la personne. Dans
le contexte haïtien actuel, on ne pourra réaliser des progrès dans la
voie d’une protection effective des droits de la personne que si les différents
secteurs renoncent à leurs intérêts particuliers. ii.
Les événements de décembre 2001 12.
En ce qui concerne les événements du 17 décembre 2001, la
Commission a réitéré son énergique condamnation des actes de violence
qui ont coûté la vie à de nombreuses personnes et ont causé de
nombreuses blessures et des dégâts matériels considérables à plusieurs
citoyens. Bien qu’il ne relève pas de la compétence de la CIDH de déterminer
les responsabilités pénales des individus impliqués dans ces événements,
la Commission a insisté pour que l’État respecte ses obligations
internationales de mener une enquête à ce sujet et d’engager des
poursuites, conformément aux garanties prévues par la loi, contre les
responsables des actes perpétrés en décembre 2001 et de s’assurer que
ces crimes ne resteront pas impunis. La Commission a souligné qu’il était
urgent de mener une enquête complète, impartiale et objective relativement
aux crimes qui ont été commis et de déterminer les responsabilités et
les sanctions qui incombent à chaque responsable. La CIDH a spécifié
qu’il fallait enquêter sur la responsabilité de ceux qui pourraient
avoir ordonné, encouragé ou toléré la présence d’individus et de
groupes de civils armés. La Commission a exprimé sa préoccupation quant
à des informations qu’elle a reçues, selon lesquelles plusieurs
personnes qui ont été identifiées comme les auteurs de certains actes de
violation des droits de la personne commis en décembre 2001 n’ont pas
fait l’objet d’une enquête en bonne et due forme. 13.
À cet égard, la Commission a pris note des initiatives du
Gouvernement d’Haïti, avec la coordination de la communauté
internationale (notamment de l’OEA), en vue de rétablir un climat de
confiance et de sécurité et qui consistent à réaliser une enquête
portant sur les événements du 17 décembre 2001 et menée par une
Commission d’enquête indépendante. La CIDH s’est réjouit de ces
initiatives qu’elle espère voir résulter en l’identification et la
sanction des coupables de ces violations graves des droits de la personne,
ce qui contribuera à renforcer l’État de droit en Haïti. iii.
L’administration de la justice 14.
Le pouvoir judiciaire a pour mission principale d’appliquer la loi
et de garantir le respect de celle-ci. De ce fait, il est indéniablement un
organe fondamental pour la protection des droits de la personne. Dans le
Système interaméricain de protection des droits de l’homme, le bon
fonctionnement du pouvoir judiciaire est essentiel pour la prévention des
abus de pouvoir de la part des institutions de l’État et, par conséquent,
pour la protection des droits de la personne. Pour que le pouvoir judiciaire
puisse, de manière effective, faire office d’organe de surveillance, de
garantie et de protection des droits de la personne, il ne suffit pas
qu’il existe formellement, il doit également être indépendant et
impartial. L’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant est
essentiel à la jouissance effective des droits de la personne et à la démocratie
et constitue un droit que tous les États membres de l’OEA, y compris Haïti,
sont tenus de respecter et de garantir à toute personne relevant de leur
compétence. 15.
Après sa visite in loco,
en août 2000, la Commission avait exprimé sa vive préoccupation à propos
de la faiblesse du système judiciaire haïtien, étant donné son important
manque d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif et l’impunité
qui prévaut quant à un grand nombre de crimes. Au cours de sa visite de
mai 2002, la CIDH a constaté avec regret qu’aucun progrès important
n’avait été réalisé quant à l’administration de la justice. 16.
D’autre part, le système judiciaire haïtien souffre toujours de
problèmes chroniques, dont le manque de personnel, de moyens financiers et
de ressources logistiques, ce qui se traduit par la lenteur des procédures
et les violations systématiques des garanties prévues par la loi. La
Commission a également été informée de l’inexistence de l’appareil
judiciaire au niveau des communes. 17.
La Commission a exprimé, à maintes occasions, la nécessité de
combattre l’impunité. Elle a précisé que l’impunité actuelle
relative aux cas de violations des droits de la personne contribue considérablement
à la perpétuation de la violence. À cet égard, l’investigation, la
mise en accusation et la sanction des coupables sont des éléments cruciaux
pour l’élimination de la violence. La Commission a pris note, avec préoccupation,
que de nombreuses affaires portant sur des violations des droits de la
personne n’ont pas été traduites devant les tribunaux et que les enquêtes
progressent lentement ou sont paralysées. 18.
La Commission a reçu des informations précises sur des affaires
d’assassinat qui sont restées dans l’impunité totale, car les enquêtes
ne progressent pas malgré le fait qu’elles ont été ouvertes il y a des
années. Parmi ces affaires, il y a, entre autres, celle du journaliste de
radio, Jean Dominique. Toutefois, la CIDH a constaté que, dans certains
cas, les enquêtes judiciaires ont des résultats positifs, comme cela a été
le cas des affaires de Raboteau et de Carrefour-Feuilles, ce qui prouve
qu’il est possible d’assurer l’établissement des faits et d’engager
des poursuites contre les personnes responsables de la violation des droits
de la personne. Bien que ces deux exemples attestent de progrès quant à
l’élimination de l’impunité, ils restent insuffisants car la vaste
majorité des affaires ayant trait à la violation des droits de la personne
restent sans suite. En outre, la Commission a reçu des informations
indiquant que la société haïtienne a perdu confiance en son système
judiciaire à cause de la situation générale d’impunité qui caractérise
un grand nombre d’affaires. 19.
Une bonne administration de la justice dépend également, dans une
grande mesure, de l’indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier de
son indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. La Commission a constaté
que cet aspect de l’administration de la justice, en Haïti, présente de
graves faiblesses. Plusieurs facteurs attestent la subordination du pouvoir
judiciaire au pouvoir exécutif. Parmi ceux-ci figure le fait que le Président
a la faculté de destituer les juges et le fait que les commissaires
du gouvernement et leurs substituts sont les représentants du
pouvoir exécutif auprès des tribunaux. De plus, les juges de paix sont des auxiliaires des bureaux des commissaires
du gouvernement (ou parquets)
et relèvent de la compétence de ces derniers. La Commission a été informée
que le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire provient également du
fait qu’il dépend en grande partie du pouvoir exécutif quant à ses
ressources. La Commission a été informée, en particulier, que bien que
les juges d’instruction soient habilités à mener leurs propres
enquêtes, on ne leur alloue pas des moyens financiers qui leur
permettraient de ce faire, et dépendent ainsi des policiers pour les enquêtes.
Or la Police nationale, qui a, parmi ses fonctions, celle d’enquêter sur
les délits, est sous la tutelle du pouvoir exécutif. Enfin, il semble bien
qu’il incombe au pouvoir exécutif de choisir, nommer et révoquer les
fonctionnaires du pouvoir judiciaire, ce qui constitue une interférence et
porte gravement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. 20.
La Commission a souligné que l’État haïtien devrait, conformément
à ses obligations prévues par la Convention américaine, accélérer le
processus destiné à corriger la grave situation dans laquelle se trouve le
système judiciaire haïtien qui se caractérise par son manque d’indépendance,
la persistance de l’impunité et les limitations budgétaires et
logistiques. iv.
La sécurité des citoyens 21.
En ce qui concerne la sécurité des citoyens, la Commission a exprimé
sa préoccupation face à la lenteur des progrès accomplis depuis sa dernière
visite. À cette occasion, la Commission a mentionné qu’elle avait été
informée des améliorations concernant la Police nationale, notamment les
plans envisagés pour la formation des policiers et les mécanismes de contrôle
qui ont été proposés. Cependant, la Commission a constaté que les 5.600
membres de la Police nationale ne sont manifestement pas assez nombreux pour
garantir la sécurité de 8 millions d’habitants. Les autorités compétentes
ont reconnu que la police est concentrée dans les zones urbaines et que
dans les zones rurales, la présence de la police est inexistante. Cette
absence de la police facilite les actes de violence et les lynchages. La
CIDH a reçu des plaintes concernant des actes commis par la Police
nationale d’Haïti, y compris des abus de pouvoir, des traitements dégradants,
des actes de tortures et des exécutions extra-judiciaires. 22.
La Commission a pris acte des déclarations du Président Aristide
sur la politique « Zéro tolérance » relative aux activités criminelles. La Commission a précisé que, même
si elle ne souhaitait pas émettre des recommandations sur le type de
politique que doivent adopter les gouvernements en matière de criminalité,
elle rappelait, dans le cadre de ses attributions, que le respect des
droits individuels de toutes les personnes est essentiel dans la mise en
application d’une politique pénale.
23.
La Commission a reçu des informations en provenance de différentes
sources portant sur des actes de violence policière dont plusieurs cas
d’exécutions extra-judiciaires. Ces actes de violence qui auraient été
commis par des membres de la Police nationale, pourraient avoir pour origine
une mauvaise interprétation de la « politique zéro tolérance »
de la part de ces policiers qui peuvent avoir cru que tous les moyens étaient
justifiés pour enrayer les activités criminelles. 24.
À ce sujet, le Président Aristide a dit à la Commission qu’il était
tout à fait convaincu de la nécessité de cette politique zéro tolérance
qui devaient être appliquée dans le plus strict respect des lois et des
normes internationales généralement reconnue relativement aux droits des
individus. La Commission a accueilli avec satisfaction l’éclaircissement
apporté par le Président et elle espère que cette précision relative au
respect le plus strict des lois et des principes internationaux généralement
acceptés a été transmise à tous les membres de la Police nationale
d’Haïti. v.
Les organisations populaires 25.
Divers secteurs de la population ont fait part à la Commission de
leurs préoccupations en ce qui concerne les activités des dénommées
« organisations populaires » que les autorités ont décrites
comme des groupes organisés au sein d’une communauté donnée dans le but
de faire face aux problèmes de cette communauté. Cependant, selon les
informations reçues par la Commission, plusieurs de ces organisations sont
armées et intimident l’opposition, conformément à des instructions reçues
des autorités. Il fut allégué que certaines de ces organisations auraient
été impliquées dans les graves événements qui se sont produits en décembre
2001. 26.
La Convention américaine consacre le droit de participer aux
affaires publiques, le droit d’association et la liberté d’expression.
De ce fait, « les organisations populaires », en tant que
groupes de citoyens ou organisations communautaires qui soutiennent
l’agenda politique du Président, peuvent, dans certaines circonstances,
être un canal approprié pour l’exercice de ces droits. Ceci dit, la
Commission a précisé que l’expression de certaines idées politiques
partisanes ne peut pas se faire au détriment d’autres idées et elle ne
peut pas justifier des actes de violence ou des limitations du droit des
autres groupes ou individus à avoir une opinion politique différente et à
exprimer cette opinion. 27.
Un État engage sa responsabilité internationale si un groupe de
civils violent les droits de la personne avec l’appui ou l’accord du
Gouvernement. La Commission a demandé au Gouvernement de mener une enquête
sérieuse sur les actes de violence attribués à certaines « organisations
populaires » et d’adopter, de façon urgente, toutes les mesures nécessaires
afin d’empêcher que de tels actes ne se renouvellent à l’avenir. 28.
La CIDH a également spécifié qu’il est crucial que
l’utilisation de la force reste une prérogative exclusive des forces de sécurité
publique. Il est essentiel de
mener une enquête sur l’existence de ces prétendus groupes armés et de
procéder à leur désarmement total, dans les plus brefs délais. La
Commission a accueilli avec satisfaction la déclaration récente du Président
Aristide sur la mise en œuvre d’un programme de désarmement à l’échelle
nationale. Elle a précisé qu’elle allait suivre de près les progrès de
ce programme qu’elle considère fondamental pour assurer un meilleur
respect des droits de la personne. vii.
La liberté d’expression 29.
Le respect de la liberté d’expression est l’une des principales
préoccupations de la CIDH dans le Continent américain, tel que démontré
par sa décision de créer le poste de Rapporteur spécial pour la liberté
d’expression, qui a obtenu l’appui des Chefs d’État et de
Gouvernement lors du deuxième Sommet des Amériques, qui s’est tenu au
Chili, en avril 1998. La Commission a accordé une attention spéciale à la
situation de la liberté d’expression en Haïti dans ses rapports annuels
et dans le rapport préparé par le Bureau du Rapporteur après la visite réalisée
par celui-ci en février 2002. Il est important de noter, sur la base des
informations reçues au cours de la visite de mai 2002, qu’un grand nombre
des observations contenues dans les rapports de la CIDH et du Rapporteur spécial
pour la liberté d’expression sont encore valables aujourd’hui. 30.
La Commission a exprimé sa préoccupation devant le fait que les
enquêtes sur les assassinats des journalistes Jean Dominique et Brignol
Lindor n’ont pas progressé. L’impunité qui caractérise ces
assassinats contribue pour une très large part à la perpétuation
d’actes de violence à l’encontre d’autres journalistes. D’autre
part, les informations reçues par la Commission indiquent que, bien qu’il
soit possible en Haïti de critiquer les autorités, dans certains cas ces
critiques provoquent des menaces qui font courir des risques aux
journalistes, ce qui, à son tour, a un effet d’intimidation sur leur
travail. Selon les informations
reçues, ces situations poussent les journalistes à exercer une
auto-censure ou à abandonner la profession. Il est nécessaire de souligner
que la liberté d’expression n’est pas garantie du seul fait que la
censure préalable n’est pas imposée. Les menaces proférées contre les
communicateurs sociaux constituent également une restriction indirecte de
la liberté d’expression et il revient à l’État d’assurer la
protection nécessaire à ces journalistes afin qu’ils puissent exercer
leur fonction et continuer à informer la population. 31.
La CIDH a reçu des information sur l’existence de lois qui
criminalisent les déclarations injurieuses contre des fonctionnaires de
l’État. Elle s’est déjà prononcée sur l’incompatibilité de ces
dispositions avec l’article 13 de la Convention américaine, considérant
que ces lois, qui sont généralement connues sous le nom de lois de
« desacato » (outrage
à fonctionnaire) offrent une plus grande protection aux fonctionnaires,
dans l’exercice de leurs fonctions officielles, que celle qui est accordée
au reste de la société. La Commission a précisé que ces mesures légales
qui limitent la liberté de parole pourraient être utilisées comme un
moyen d’imposer le silence aux idées et aux opinions impopulaires et pourraient également empêcher le débat
populaire qui est fondamental pour un fonctionnement effectif de la démocratie.
Elle a exprimé son espoir que ces lois soient révisées par l‘État haïtien
afin de les rendre conformes à l’article 13 de la Convention américaine
et aux critères établis dans la Déclaration interaméricaine des
principes sur la liberté d’expression. B. La visite in
loco d’août 2002
32.
Pendant sa deuxième visite in
loco
en Haïti, qui s’est déroulée du 26 au 29 août 2002, la délégation de
la Commission a rencontré le Premier Ministre, M. Yvon Neptune, le
Protecteur du citoyen, M.
Necker Dessables, le Ministre des affaires étrangères, M. Joseph Philippe Antonio, le Ministre des affaires sociales, de la santé
publique et de la population, M.
Henry Claude Voltaire, le Chef de cabinet du Ministre de la justice et de la
sécurité publique, M. Caius Alphonse, les juges d’instruction Bernard
Saint Vil et Fritzner Duclair, et le Directeur de la Police nationale d’Haïti,
M. Jean Nesly Lucien. La délégation a également eu des entretiens avec
des représentants de divers secteurs de la société civile organisée,
notamment en associations, fédérations et confédérations, et avec des
représentants d’organisations non gouvernementales qui agissent dans le
domaine des droits de la personne. La Commission a procédé à des
rencontres avec des représentants de plusieurs organisations
intergouvernementales. Elle a également rencontré des représentants des
Églises protestantes, luthériennes et d’autres Églises. 33.
Cette visite avait pour but d’observer le degré d’application
des recommandations formulées à la fin de la visite de mai 2002 et
d’obtenir des informations additionnelles. Ces informations ont été
recueillies également afin de pouvoir terminer un rapport sur la situation
générale des droits de la personne en Haïti. 34.
À la fin de la visite, la Commission a déclaré qu’elle n’avait
constaté aucun progrès en ce qui concerne les problèmes qu’elle avait
observés lors de sa visite de mai 2002. Elle a exprimé sa profonde préoccupation
face à la fragilité de l’État de droit en Haïti, au manque d’indépendance
du pouvoir judiciaire, au problème de l’impunité, au sentiment général
d’insécurité qui règne parmi la population, à l’existence de groupes
armés qui agissent en toute impunité et aux menaces proférées contre
certains journalistes. La CIDH s’est inquiétée également de
l’information qui lui est parvenue le 2 août 2002 concernant l’assaut
lancé contre la prison des Gonaïves, qui s’est soldé par l’évasion
de près de 159 détenus. Elle a exprimé l’espoir que le Gouvernement réaliserait
l’enquête qui s’impose afin d’éclaircir les circonstances dans
lesquelles s’est produit cet événement. 35.
La Commission a constaté que l’absence de dialogue entre le
Gouvernement, l’opposition et les autres secteurs de la société a entravé
sérieusement le règlement des problèmes mentionnés plus haut et traduit
des faiblesses dans les éléments indispensables à l’établissement de
l’État de droit, conformément à la Convention américaine relative aux
Droits de l’Homme et à la Charte démocratique interaméricaine. Elle a
aussi précisé que, bien qu’elle ait lancé un appel auparavant pour la
mise en place, de toute urgence, d’un dialogue qui permettrait à tous les
secteurs de la société haïtienne de participer à la formulation d’une
politique d’ensemble en matière de droits de la personne, aucun progrès
n’avait été constaté dans ce domaine. La Commission a réitéré
qu’un tel dialogue était nécessaire. 36.
La Commission a pris note les difficiles conditions socio-économiques
existant en Haïti, caractérisées par l’extrême pauvreté de la plus
grande partie de sa population, les taux élevés d’analphabétisme et de
mortalité maternelle et infantile ainsi que de malnutrition. On peut considérer
que cette situation, dans son ensemble, peut limiter l’exercice de
certains droits, notamment certains droits socio-économiques. Le respect
effectif des droits de la personne exige non seulement la protection des
droits civils et politiques mais aussi des droits économiques, sociaux et
culturels. Cet important défi ne peut être relevé qu’avec un engagement
plus résolu du Gouvernement, un plan concret de développement et la
collaboration des divers secteurs de la société et de la communauté
internationale. 37.
La CIDH a également reçu des informations indiquant que tout récemment
la violence s’était aggravée récemment à Cité Soleil. On signale des
faits alarmants dont des viols de fillettes, des assassinats et la
possession illégale d’armes à feu par des civils. La Commission a estimé
que la campagne de désarmement menée par l’État haïtien sur tout le
territoire national n’avait eu qu’un succès très limité. La
Commission a souligné qu’un État est tenu de prendre les mesures
appropriées contre l’émergence de groupes armés illégaux, y compris
des mesures visant à les désarmer, et d’exercer un contrôle plus strict
sur la possession et l’utilisation des armes à feu. L’utilisation de la
force incombe uniquement aux institutions qui ont été mandatées pour cela
par la constitution. Les fonctionnaires concernés doivent déployer tous
les efforts nécessaires pour que les membres des groupes armés illégaux
fassent l’objet d’une enquête, soient poursuivis en justice et punis. 38.
Compte tenu de l’importance que la Commission accorde à la liberté
d’expression, le Rapporteur spécial pour la liberté d’expression, M.
Eduardo Bertoni, a participé à la visite d’août 2002. Il a recueilli
des informations et des renseignements concernant l’exercice de ce droit.
Il les utilisera pour rédiger un rapport, qui sera publié en temps
opportun. 39.
Toutefois, le Bureau du Rapporteur a reçu des informations ayant
trait au harcèlement, aux menaces et aux assassinats dont sont victimes des
journalistes, ce qui limite la liberté d’expression en Haïti, et il a
exprimé sa préoccupation à ce sujet. Il a également reçu des
informations concernant l’état des enquêtes en cours pour déterminer
l’identité des personnes responsables de l’assassinat des journalistes
Jean Dominique et Brignol Lindor. C.
Observations finales
40.
Depuis sa visite, en août 2002, la Commission a reçu des
informations concernant la situation générale des droits de la personne en
Haïti, notamment les informations que lui a transmises la Commission
nationale des Droits de l’Homme lors d’une audience qui s’est tenue au
siège de la CIDH, à Washington, D.C., le 15 octobre 2002. Par ailleurs, la
Commission a pris note des allocutions prononcées devant le Conseil
permanent de l’OEA par le Secrétaire général adjoint, M. Luigi R.
Enaudi, les 6 et 20 novembre 2002 et par l’Ambassadeur Raymond Valcin,
Représentant permanent de la République
d’Haïti près l’OEA, le 5 novembre 2002. La Commission a également
tenu compte des commentaires du Chef de la Mission spéciale de l’OEA en
Haïti, M. David Lee, à la conférence de presse, le 3 octobre 2002 ainsi
que du rapport préliminaire présenté par le Ministre de la justice et de
la sécurité publique d’Haïti, en exécution de la Résolution CP/RES.
822 (1331/02) (OEA/SER. G, CP/DOC. 3649/02, 26 septembre 2002). 41.
La Commission constate que, bien que le Gouvernement haïtien ait
pris quelques initiatives en vue de résoudre les problèmes susmentionnés,
peu de progrès ont été accomplis pour remédier à ces difficultés. La
Commission observe en particulier que, en ce qui concerne l’administration
de la justice, plusieurs affaires emblématiques de violations des droits de
la personne restent impunies. Bien que l’État haïtien ait pris
l’initiative de procéder à des enquêtes et de traduire en justice les
auteurs d’actes de violation des droits de la personne, de nombreuses
autres affaires n’ont toujours pas été éclaircies, notamment celles
relatives aux événements de décembre 2001. À cet égard, la CIDH prend
note du fait que, le 1er juillet 2002, le rapport de la
Commission d’enquête en charge des événements du 17 décembre 2001 a été
rendu public. En ce qui concerne la question de la sécurité des citoyens,
la Commission se félicite des efforts réalisés par le Gouvernement afin
de former les futurs membres des forces de police, mais elle constate
qu’elle continue à recevoir des rapports concernant des abus commis par
des policiers dans le pays. De même, la CIDH est heureuse de prendre acte
des initiatives gouvernementales visant à désarmer la population, mais
elle doit exprimer sa préoccupation devant le succès limité de ces
efforts, la continuité de la possession et de l’utilisation généralisées
et illégales des armes à feu et la répétition des actes de violence perpétrés
par certains groupes armés et certaines organisations populaires. En ce qui
concerne la liberté d’expression, la Commission observe, avec regret,
qu’elle continue à recevoir des rapports signalant des menaces contre la
presse. Enfin, la Commission constate, avec regret, que les graves désordres
et actes de violence à motivation politique qui se sont produits en Haïti
à la fin du mois de novembre attestent la situation politique tendue et délicate
qui règne dans le pays. À cet égard, la Commission remarque que, à de
rares exceptions près, la plupart des candidats au Conseil électoral
provisoire (CEP) doivent encore être désignés pour que les élections
puissent avoir lieu. 42.
La Commission a réitéré que la principale source de légitimité démocratique
est celle qui est accordée par la volonté populaire, exprimée à travers
des élections libres, périodiques et universelles. Cependant, les élections
ne suffisent pas, à elles seules, à garantir une démocratie véritable et
effective. Comme l’indique la Charte démocratique interaméricaine, les
éléments essentiels de la démocratie sont, entre autres, le respect des
droits de la personne et des libertés fondamentales, l’accès
au pouvoir et son exercice assujettis à l’État de droit, l’expression
de la volonté souveraine du peuple à travers la tenue d’élections périodiques,
libres et justes, basées sur le vote secret et le suffrage universel, le
multipartisme et d’organisations politiques ainsi que la séparation et
l’indépendance des pouvoirs publics. De même, d’autres éléments sont
fondamentaux pour l’exercice de la démocratie et notamment la
transparence des activités gouvernementales, la probité, la gestion
responsable des affaires publiques par les gouvernements, le respect des
droits sociaux, la liberté d’expression et la liberté de la presse. La
subordination constitutionnelle des pouvoirs exécutif et législatif et de
tous les services qui en dépendent à l’autorité civile légalement
constituée et le respect de l’État de droit par toutes les institutions
et tous les secteurs de la société sont également essentiels pour la démocratie.
À cet égard, le fonctionnement d’un pouvoir judiciaire indépendant et
impartial en tant que garant de la protection des droits de la personne, en
tant que moyen permettant aux victimes d’obtenir justice et en tant
qu’organe de contrôle et de supervision des actions des autres pouvoirs
de l’État, est indispensable à l’existence de l’État de droit. 43.
La CIDH a précisé qu’elle continuera de suivre de près la situation des
droits de la personne en Haïti.3
Les
visites de mai et août 2002 ont été importantes à cet égard car elles
ont permis à la Commission d’approfondir le dialogue qu‘elle
entretient, conformément à son mandat, avec la société et les autorités
haïtiennes. La CIDH réitère son offre de collaborer avec le Gouvernement
et la société haïtienne dans son ensemble au renforcement, à la défense
et à la protection des droits de la personne dans un contexte de démocratie
et de légitimité institutionnelle.
1
Cour interaméricaine des Droits de l’Homme, Opinion consultative
OC-8/87, L’habeas corpus en situations d’urgence, 30 janvier 1987,
paragraphes 24 et 26. 2
Charte démocratique interaméricaine, articles 3 et 4. 3
La Commission prépare actuellement un rapport portant sur le fond
qu’elle terminera après sa troisième visite in
loco, laquelle aura lieu au début de l’année 2003.
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